Epilogue

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1994: Retour en Sardaigne, retour à la mère

« Tous nés d’une femme, nous désirons retourner à ce foyer originel, nous progressons en nous retournant sans cesse – comme le voyageur qui s’éloigne de sa terre natale. Nous avançons comme à regret, la tête tournée vers l’arrière. »

(Rilke)

Huit ans plus tard, Cagliari était égale à elle-même avec ses avenues bordées de jacarandas aux fleurs d’un bleu-violet, ses palazzi qui baignaient dans la lumière, son linge qui pendait aux fenêtres, ses volets clos sous le soleil. Rien ou presque n’avait changé. Le Castello restait toujours un peu sur la défensive, régnant de loin, dressé face à la mer. Mais je revenais avec un regard différent grâce aux relations d’amitié consolidées au fil des ans avec Fabrizio, le frère de Lidia (Lidia vivait à Pékin), et avec Teresa et son mari, que nous retrouvions chaque été et qui étaient devenus comme des parents pour nous. Même de loin, à Francfort, où Rossana vivait également depuis quatre ans, mariée à un de nos amis allemands et mère d’une délicieuse Charlotte, dont S. et moi étions les heureux parrain et marraine, j’avais du mal à oublier la Sardaigne, sa luminosité. Repartir là-bas, une folie ? Rossana le pensait, me le déconseillait vivement, mais le Mal di Sardegna joue des drôles de tours. Je me rendais bien compte que j’étais rattachée à l’île par un cordon invisible et que, plus je le tirais, plus les nœuds se resserraient. Malgré les incompréhensions, les différences, je trouvais jusqu’à ce jour que Cagliari avait un atout maître. D’abord un rythme de vie lent, à la mesure de l’homme, par rapport aux villes du Nord. Et puis il y avait tout ce bleu du ciel et de l’eau, dont j’avais une soif inextinguible, après tant de deuils et d’éloignements: Cyrille, Bernard, si tendres amis, touchés par le sida, et mon père, noyé dans son chagrin. J’avais du vague à l’âme, il me fallait de la chaleur, du soleil, de l’azur.

En Juin 1994, nous nous mîmes ainsi à la recherche d’un logement dans le centre historique de Cagliari. Après quoi, nous avions l’intention d’y élire domicile à la fin de l’année. En bref, de nous fixer pour longtemps. Nous trouvâmes assez vite un appartement au dernier étage d’une vieille maison à la façade lépreuse, avec une vue superbe sur les toits à tuiles rondes du quartier de la Marina, le dôme bleu de l’église Sant’Eulalia, et enfin les navires qui sortaient du port, y rentraient. Ce que j’éprouvai alors en ouvrant les battants de la porte-fenêtre, je ne l’ai ressenti nulle part ailleurs. Une impression de retour à moi-même.

Il fallait faire faire de gros travaux, mais l’appartement avait le mérite d’être lumineux de chaque côté du long couloir obscur qui séparait la chambre du séjour, bardé d’un grand balcon. Le plafond était fait de cannes et de poutres de genévriers ignées, tordues par l’âge, sculpturales. Un plafond à l’image de la vieille Sardaigne.

Depuis lors j’ai l’impression d’avoir trouvé l’équilibre qui me manquait, entre l’intérieur et l’extérieur, lien et liberté, élan et retenue, entre repli au-dedans et volonté d’immersion dans la vie de la communauté. J’ai eu le privilège de l’éloignement, ce qui m’a permis de voir mieux les qualités et les défauts de Cagliari, d’accepter son besoin de resserrement, d’intimité protégée, ses vieilles habitudes collectives. La fascination, qui était désir d’insaisissabilité, s’est transformée doucement en amour de bienveillance. La Sardaigne n’était plus une terre de hasard, mais une terre d’élection. Confrontés à la misère des “nouveaux pauvres”, à l’égoïsme, à l’hyperindividualisme de nos sociétés postindustrielles, S. et moi étions arrivés à la conclusion qu’il n’y avait pas que des désavantages dans la vie commune. Malgré un taux de chômage élevé, il n’y avait pas de sans-abri à Cagliari. La famille demeurait à la fois le refuge et la fuite contre la dure réalité du monde et tenait lieu de havre imprenable. Même l’aliéné, qui se promenait librement, n’était jamais complètement abandonné par les siens. Ainsi, à mesure que s’approfondissait notre connaissance de la Sardaigne, il nous était plus facile de trouver un modus vivendi, introduisant le dialogue affectif du toi et moi. Et quand je me rencontrais avec l’île, c’était par le bout des ailes. Comme un homme et une femme qui ne cesseraient, en s’enlaçant, de s’échapper, de se dérouter, de se fuir.

Quoi qu’il nous soit arrivé depuis 1994 – deuils, brouilles, ruptures – nous avons tout de même fini par revenir à la précieuse lumière. Rien de mythique dans cette affaire. Rossana s’en est revenue avec Charlotte et Micha, et nous avons eu la chance de retrouver Francesco, l’ancien propriétaire de l’appartement de la via Pacinotti, qui occupe désormais la place privilégiée de lo zio.

Bien sûr nous peinons encore à nous accommoder de la vulgarité, du mauvais goût en vogue qui ont suivi l’élection de Berlusconi, et, la télévision, tout comme la publicité et ses débordements, n’y est pas étrangère. Cagliari n’est plus la vieille ville lumineuse, tendrement rosie par le soleil couchant que nous avons connue. En fait d’abandon, on ne s’est jamais autant intéressé à elle. Des maçons s’affairent à lui donner une nouvelle jeunesse. Maintes des façades des maisons sont en cours de restauration et les anciens entrepôts voûtés, tout en longueur, se sont transformés en restaurants, en bars ou en commerces. Quant à la merveilleuse coupole bleuâtre de Sant’Eulalia, rappelant l’Orient, elle a fait les frais de cette conversion chirurgicale. C’est qu’il n’y pas de norme à la transmutation. Coloré comme une ville du Nord, le jaune paille y alternant avec le rose bonbon ou le vert pistache, il centro storico change de peau, la citrouille se transforme en carrosse, se féérise. Féerie de la feinte, du mimétisme sans faille, sans âme et sans douleur… à la mesure du royaume kitsch de Walt Disney.

Et ce n’est pas seulement la ville qui souffre de cette propension malheureuse à l’imitation, à la simulation. En observant les jeunes gens, on comprend combien ils ont conservé un côté panurgien. Mais, désormais, c’est sous l’effet de la mondialisation qu’ils continuent à nier tout ce qui semble les particulariser. Il leur manque encore une fois l’alter, celui sur lequel ils pourraient éprouver qu’ils existent, avec leurs traits de caractère singuliers, leur individualité, et que l’Autre existe. Rien ne m’atterre plus que de voir, partout où que j’aille, ces essaims de fausses blondes homogénéisées qui adhérent pleinement aux opinions de la mode. De ce qui n’était que beauté grave, si orientale, les femmes ont fait une parade cosmétique, un carnaval ridicule. Et il Cavaliere bouffon qui se campe en vicaire du Créateur chargé de rénovations, donne hélas une représentation politique à cette célébration de la fausseté, de la comédie, de l’imposture.

A présent, quand nous allons au Poetto, c’est pour les coquillages. Dans les années 80, la destruction des casotti, des cabines de bain au charme suranné, avait déjà considérablement modifié le profil de la plage de sable fin et blanc. Aujourd’hui, resablée avec le sable noir des bas-fonds de la mer, envahie par les pierres, sa beauté naturelle, fût-elle languissante, amaigrie par les ravages du temps, a été sacrifiée dans la consternation générale à des intérêts particuliers que rien ne semble plus pouvoir contrôler. De ce désastre, les Cagliaritains se remettent comme ils peuvent, comme l’enfant fait ses dents, avec quelque difficulté, mais sans récriminer. Comme s’ils étaient nés pour subir la perte, dans l’impuissance et le silence. Le silence qui élude la réalité bouleversante et importune; le silence qui enfouit la douleur.

Pourtant je continue à l’aimer cette ville qui a oublié qu’elle est fille de la Grande-Mère avec sa ceinture de murs. Comme si, dans le jardin d’Eden, il ne pouvait y avoir de mer (ou de mère ?).

Pour ma part, la disparition de maman fut la fin d’un monde. Un deuil inachevable. Au fond, en faisant des recherches sur l’anorexie, cet autre nom de la souffrance aux yeux bandés, je continuais à chercher la clef de toute porte fermée, à fouiller le seuil de Perséphone, je ne pouvais pas me refaire. Et puis tout d’un coup, l’énigme se découvrit à moi peu à peu, comme un voile qui se soulève. Et que vis-je ? Je vis la nostalgie, le désir de retourner à l’unité première, à l’Age d’or, à l’innocence perdue. D’avant la naissance, d’avant la fracture, quoi qu’on veuille comprendre par ce mot. Car naître, c’était perdre la mère: la mère mythifiée, fantasmée comme un rempart contre l’impureté, le désespoir. Finalement, peut-être que le “Mal de Sardaigne” qui m’habitait, fort comme la mort, implacable comme l’enfer, dérivait de mon désir de trouver dans une autre culture, une autre langue, quelque chose de mien, de retrouver ma mère et de la recréer.

Passée une période de hardiesses, d’allégresses, où tout nous paraissait possible, il nous fallut pourtant admettre que, dans l’île, on se sentait à l’étroit. On s’étiolait entre nos murs, faute de stimulateurs. L’idée de jeter l’ancre pour toujours était vaine. Nous étions des migrants. Et notre nature erratique nous invitait à l’envol, au mouvement, à l’entre-deux.

Depuis le 1er Janvier de l’an 2000, nous faisons donc la navette entre Cagliari et Paris, avec de longues ailes aux épaules, tout en conservant des liens avec l’Allemagne où habite la famille de S. Paris, c’est d’abord pour moi un retour douloureux vers le passé – Bernard et Cyrille sont morts depuis longtemps – puis vers la langue française dont je me suis éloignée, il y a trente ans, pour me glisser dans la langue maternelle de S. et, plus tard, dans celle que ma mère avait tue, effrayée, pour demeurer à l’abri des blessures. Comme par hasard nous habitons le 9e arrondissement, où se regroupent apatrides et cosmopolites, et au numéro 13, exactement l’envers du numéro 31 à Cagliari ! Fermeture d’une boucle ? De la fenêtre qui donne sur la cour intérieure, je peux assister à quelques moments de la vie juive, qui suggèrent l’esprit de famille, la solidarité, un passé très lointain, ancestral, enfoui dans la glèbe de l’oubli. C’est une fois de plus une image sainte qui me tient à distance, mais j’y prends plaisir, elle ne me dépayse pas, elle est au dedans de moi. Et je ne doute pas que la culture sarde y soit pour quelque chose. Entre les deux, mon cœur balance, ni d’ici ni de là, je ne sais pas laquelle aimer des deux: Paris ou Cagliari? C’est à Cagliari la préférence, je ne saurais vivre longtemps loin de l’île, de l’Autre, de la mer – là où le regard se perd dans l’étendue bleutée – mais ce n’est pas l’avis de Sébastien, il dit que ce n’est pas lui, la Sardaigne. Comme si c’était tout à fait moi ! Pour nous deux, un sujet de discorde qui n’est pas tellement nouveau: la Loi du Père contre celle de la Grande-Mère Méditerranée, la SardegnaMadre.

 

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