Chapitre 27

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Séparation

En face de moi, l’immensité bleue du ciel et de la mer est à la mesure de ma douleur. Une douleur infinie et plus muette que le silence. Dix mois se sont écoulés depuis la nuit du cinq Août 1985.

« Elle ne s’est pas senti passer », avait dit l’infirmière avec un sourire compatissant. Un mensonge, ou un leurre. Maman savait qu’elle allait passer sur l’autre rive, les eaux de son ventre avaient grossi, une larme roulait le long de sa joue. Elle nous avait priées de sortir de la salle de réanimation, ma sœur et moi, avec ce visage triste et scellé de pietà nuragique, cette volonté de bronze à ne pas se briser, défaillir, jusqu’au dernier soupir. Se cacher pour mourir, ainsi font les oiseaux, c’était sa nature profonde, sa manière de se préserver, de la douleur, des adieux déchirants, de l’intolérable séparation.

Dehors, c’est le printemps et les amandiers au parfum de lait sont en fleur. Si je pense à ma mère pleine de grâce, je me vois sous sa coupe tutélaire. Il m’est impossible de manger quoi que ce soit. Je me domine extérieurement à tout moment, je suis toujours souriante, mais derrière cette gaieté feinte, je déraille, je divague si loin de moi et si loin de S., je rentre à des heures indues, erre derechef parmi les groupes et traîne ma peine de bars miteux en déserts noirs. Et je me dis que je suis folle de fuir ainsi l’homme de ma vie pour gambader la nuit comme un lièvre éperdu avec des étudiants qui ont dix ans de moins que moi, de m’insurger contre son défaitisme comme une diablesse – S. a perdu sa mère très jeune, il se défend de lui-même – de côtoyer l’abîme qui décide des destins, de m’accrocher à la mauvaise étoile qui m’entraîne irrésistiblement à la dérive, hors de nos quatre murs.

Tout le drame de l’amour semble être dans la terreur d’abandon que tout être humain garde au fond de lui, même quand c’est lui qui part, échappe, se dérobe ou se replie en-dedans. Je n’ai pas peur de la mort, cette inconnue, mais de celle des personnes que j’aime. Et peut-être ne crains-je la dépendance, la vie à deux, que de peur d’être un jour réduite à la moitié de moi-même. Un malheur ne vient jamais seul. Bernard est séropositif et mon père a fini aux Lilas, le pavillon des dépressifs, après un suicide manqué. Je l’ai trouvé errant comme un zombie, déjà-mort, moins qu’une ombre, et décidé à vivre incarcéré à perpétuité dans la mélancolie, l’égarement, le deuil, au vu insoutenable du vide laissé par maman.

« Je n’ai plus de famille, elle était plus qu’une mère pour moi », lâche-t-il, abattu, les yeux voilés de gris. Mère aimante, mère de vie, mère du bel amour, son seul et unique amour, vraie Déméter de courage dont il se nourrissait avec une gloutonnerie vampirique, le Moloch, parce que ses mamelles étaient rondes et pleines, généreuses et qu’il était nécessaire que son lait fût libéré. Cette envie d’elle, c’était plus qu’un besoin d’amour, c’était un antidote contre l’épouvante du dehors, la haine et la mélancolie, ainsi que la revendication torturée, torturante, d’avoir la préférence à l’exclusion de tout Autre, y compris ces « maudits gosses » qui la faisaient damner. D’où sa quérulence anxieuse, ses scènes de jalousie, son désir de prendre notre place, l’échec cuisant du partage qui avait fait mourir maman à petit feu.

C’est la vaillance qui faisait de maman le vrai homme de la maison. Mon père s’abritait dans ses jupes comme sous un parapluie, trop mal armé pour assimiler la violence des assauts de la vie, incapable de prendre en charge sa propre souffrance, de s’arracher au sort malheureux d’être né garçon et mal aimé de ses parents. Ajoutant du mal au mal, dont le châtiment est la déréliction absolue, la privation radicale. La mort en dedans.

“Destin” vient de destinare qui, en latin, veut dire “fixer, attacher”, c’est une énigme qui nous rive à la terre, sans jamais se révéler en pleine lumière, faute de mots. De là surgit cette masse entière de douleur et la malédiction. L’histoire de mon père montre combien cette sorte d’attachement, de possession, peut mettre l’être hors de soi, au point de le détruire parfois. Quelques heures avant sa mort, il pensait encore que maman allait s’en sortir, il ne se faisait pas de souci, puisqu’elle s’était levée de bonne heure, comme à son habitude, pour préparer les tartes aux pommes en l’honneur de l’arrivée de mes beaux-parents, friands de pâtisseries. Pauvre papa ! comment lui en vouloir, il est fait d’un seul bloc, incapable d’empathie. Il confond l’amour avec le fait d’aimer. Il eût fallu qu’il se détachât d’elle pour la voir, pour l’aimer comme elle l’eût mérité : de tout son cœur de chair.

* * *

La Sardaigne n’était pas un mythe ni un songe. Elle avait ses froidures, ses blessures incurables, elle versait des larmes de sang sur le pardon impossible, et je n’y pouvais rien. Je ne pouvais pas payer indéfiniment pour les diables étrangers ravisseurs, prédateurs, me dissoudre, m’abandonner au vide, à la dispersion, m’embourber dans le grégarisme. La grande famille, le clan, rien ne faussait et ne diminuait l’imaginaire comme de tels groupements. C’étaient des collectivités mortifères parce qu’elles créaient un semblant d’absolu, de permanence, de sécurité, qu’elles déchargeaient les individus du poids des différences, du souci et de la responsabilité de leur propre destin et des passés qu’ils voulaient oublier. Quant aux indépendantistes, avec tous leurs discours sur l’autosuffisance, ils ne valaient guère mieux.

Une petite tenaille me serrait l’estomac à cette pensée. De toute la communauté rêvée, chaleureuse, il ne restait que ruine, dégoût, amertume. Le vrai problème, c’était moi, bien sûr, qui ne voulais pas comprendre que la vie n’est qu’un théâtre, une illusion. Je me sentais affublée du masque de l’idiote, je me soupçonnais de jouer un mauvais rôle dans une pantalonnade qui me faisait terriblement souffrir. En dehors du réseau amical, qui était fait de relations privilégiées, d’estime réciproque, la Sardaigne ne m’avait rien apporté de bon. Seul le désir de comprendre les autres, leur culture, leur histoire de légendes héroïques, leur peine à trouver leur place dans l’immanence du monde, m’avait fait revenir à de meilleurs sentiments, jusqu’à ma vie présente. Ce n’était pas un hasard, en effet, si je m’étais jetée puérilement dans le giron de la Sardaigne par-delà le désespoir. Elle apparaissait comme l’absence, comme ce qui avait été perdu, n’était plus et errait en moi. Etre ex-ilé, c’était d’abord cela : c’était être séparé de sa mère, détaché d’elle – et en même temps incessamment à la poursuite d’une terre nouvelle, d’une matrie d’adoption.

J’éprouvai une infinie tristesse quand je vis Cagliari s’éloigner lentement dans sa cuirasse d’azur. Partir. Telle était, me semblait-il, l’unique chance de sauver notre couple. S. m’avait mise pour la première fois en treize ans de vie commune dans cette douloureuse alternative : ou bien je le suivais pour une destination encore incertaine ou bien je restais en Sardaigne toute seule. Il était inapte à la vie insulaire, à la béatitude inerte avec une meule au cou, d’autant plus qu’il n’y avait pas trouvé sa place. Et parce que je croyais ne lui apporter que des chagrins avec mes peurs, mes dérobades, mon cœur volant et cette quête éperdue qui n’avait pas de sens, j’étais finalement tombée d’accord pour plier bagage et quitter cette ville revêche, envoûtante et ingrate à la fois, où je laissais des plumes, mes illusions perdues… et une poignée d’amis choisis, aimés, plantés sur le quai du port, qui disparaissaient peu à peu dans le bleu du ciel et de la mer.

 

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