Chapitre 25

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Ode a ma mère

Je me souviens de l’été 1983. Arne venait de mourir, j’étais encore sous le choc et maman allait si mal que je crus sa fin proche. Elle avait perdu vingt kilos et son visage était dévasté par une singulière expression d’angoisse et d’amertume qu’aiguisaient encore la souffrance et le sentiment d’injustice. Elle était comme détachée du monde, l’œil complètement absent. Comme si elle cherchait à se préserver d’une effrayante révélation. La formidable vitalité, l’invraisemblable énergie qu’elle avait déployée deux ans auparavant, après l’amputation d’un sein, m’apparaissait subitement comme le fil sur lequel elle s’était tenue en équilibre pour échapper au naufrage.

– Vous croyez tous me connaître, mais vous vous trompez, se plaisait-elle à dire depuis toujours, avec un rien de défi dans la voix. Nul ne m’aura connue réellement !

C’était là, dans cette manière de s’absenter, de se mettre absolument hors de portée, que maman ressemblait curieusement à la Sardaigne. Derrière sa force de caractère se cachait une part d’ombre, une bataille contre la peur, contre les souvenirs douloureux qu’elle voulait laisser derrière elle et qui toujours la rattrapaient. Il y avait beaucoup de drames qu’elle taisait. D’ailleurs son père ne l’eût pas écoutée. Les temps étaient difficiles pour les immigrés italiens, il travaillait très dur, et il avait d’autres soucis. Il n’y avait que cela de vrai, le travail, et le sentiment de la revanche à prendre. Alors, à l’âge de quatorze ans, Maman s’était enfuie avec sa sœur et son frère du premier lit plutôt que de se résigner aux mauvais traitements de l’épouvantable marâtre. Je ne connaissais pas les détails de la fugue. Mais je savais que, loin de déboucher sur le bonheur, son éloignement de la maison paternelle n’avait fait qu’approfondir chez elle cette intimité avec la solitude. Placée d’office dans une “famille d’accueil”, on la prenait une fois de plus pour une bonne, la chargeant de servir à table et de s’occuper des enfants en bas âge, alors qu’elle n’était pourtant pas une domestique. De toute façon, il ne servait à rien de rechigner à la besogne. Ou bien elle acceptait son sort, ou bien elle s’en allait au Bon Pasteur comme bon nombre d’orphelines désobéissantes. Maman avait eu bien des mauvais jours dans cette grande demeure qui n’avait que mépris pour la domesticité, mais pour sa part elle se tenait droite, avec cette force de retenue qui lui avait permis de défendre son intégrité et sa dignité, de rester toute entière. Ť Il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que de sottes gens ť avait-elle coutume de dire, avec l’air à la fois triste et dédaigneux qu’elle arborait dans ces cas-là. Elle ne s’était pas laissée écraser par Madame P., qu’elle trouvait invariablement allongée sur son lit en train de faire des mots croisés ou de manger des chocolats. Il faut dire qu’elle déployait une activité folle pour s’appliquer, apprendre l’art de coudre, s’intéresser aux études des aînés, lire tout ce qui lui tombait sous la main. Elle était, affirmait-on, terriblement obstinée, et se montra très vite une gouvernante énergique, enjouée et d’une intelligence rare. Une gouvernante qui savait sourire, écouter, inciter son entourage aux confidences; bref, se rendre indispensable. Au milieu de cette famille bourgeoise, fort catholique, où la discipline et l’économie étaient de rigueur et l’écart des conditions fortement souligné, les enfants jetaient du rêve dans sa chienne de vie, adoucissaient sa peine, la faisaient rire aussi, et elle en était toute vibrante. Avec ses longs cheveux de jais presque bleus retenus dans une résille aux mille mailles, ses yeux de couleur sombre, elle ne passait pas inaperçue au village. Sa beauté insolite, pétrie de grâce, conférait à la maison de vins ce je-ne-sais-quoi de romanesque, de lumineux, qui faisait que les visiteurs s’attardaient volontiers à bavarder avec elle. Maman avait ainsi rencontré le peintre Georges Rouault qui eût tant désiré faire son portrait, puis Jacques Copeau et sa charmante troupe de comédiens. Elle savait gré à Monsieur P. d’avoir fait en sorte qu’elle pût suivre des cours de théâtre pour se divertir. C’était aussi à lui qu’elle devait d’avoir été de la partie lors des nombreuses villégiatures au bord du lac Léman ou dans le Vercors, d’avoir eu l’autorisation d’emprunter librement les livres de la grande bibliothèque qu’elle dévorait la nuit, d’utiliser le piano, de tenir l’orgue de l’église chaque dimanche. Elle reconnaissait qu’il avait été l’unique personne avec le curé, à lui apporter soutien et fantaisie pendant toutes ces longues années. D’une splendide humanité aussi, le curé. Une sorte de justicier subversif qui se moquait des bien-pensants, de l’esprit de clocher et n’hésitait pas à prendre maman en croupe sur sa moto pour voler au secours des jeunes orphelines, livrées à elles-mêmes, traînant leur misérable existence dans les rues le soir. Il ne jugeait pas, mais cherchait à comprendre, à protéger celles qui voulaient s’en sortir, reprendre tout à zéro. Convaincu que tout individu était doté de la possibilité de changer le cours de sa destinée et que la piété, c’était d’abord la générosité du temps que l’on pouvait offrir à autrui, le fait même d’être ouvert à la parole des déshérités de toutes sortes, avant même d’être un rapport à Dieu.

Bercée par le rythme de sa machine à coudre, j’aimais écouter maman égrener des souvenirs et se raconter au passé. En fait, elle devait bien se l’avouer. S’il n’y avait pas eu les enfants et ses frères et sœurs éparpillés dans la région, elle eût peut-être suivi la troupe de théâtre qui voulait l’embaucher comme costumière. Mais comment eût-elle pu s’en aller ? On lui avait enseigné que la vraie vie n’était pas dans la réalisation de soi, mais qu’elle était faite de renonciation. Que la panacée contre tous les maux résidait dans l’oubli de soi, et le travail, aussi humble fût-il. L’inconsolée se prémunissait contre la douleur en existant pour autrui, en s’engageant dans une action passionnée au service des autres, au-delà du raisonnable. Le besoin de donner, plus encore que le désir de recevoir, et la marque des humiliations subies avaient été également à l’origine de son refus à épouser Pascal Copeau, le fils du peintre, qui suivait alors une carrière de journaliste. Ť Que veux-tu, disait-elle, je ne possédais rien, ni dote ni parents, et il y avait fort à parier que ses fréquentations me le fissent tôt ou tard remarquer ť. Qu’importait le confort matériel, pourvu qu’elle ne dût rien à personne !

Les difficultés de la vie avec mon père habité par la colère, le souci des quatre enfants, l’obligation de travailler d’arrache-pied pour que nous puissions aller au lycée, lui avaient permis de devenir meilleure, affirmait-elle, de se donner au monde. Il me semblait que l’expression la plus terrible de ce volontarisme opiniâtre consistait précisément dans les travaux de couture qui lui permettaient de joindre les deux bouts et d’en découdre avec le passé. Chaque jour était une déchirure et une métamorphose. La vie était transformée à coups de ciseaux, les morceaux épars de son être rassemblés point par point, les fils de la destinée taillés à belles dents. Elle n’en finissait jamais de tirer l’aiguille, de recoudre une blessure, de tisser des liens, toujours préoccupée des autres, toujours prête à venir en aide à une voisine éplorée, à recueillir chiens et chats abandonnés ou petits moineaux tombés du nid. A faire du bien autour d’elle.

A Pernand, on l’appelait Nina. Dans la ville triste et pluvieuse de Vitry-le-François, elle était devenue Pierrette, une Française naturalisée par le mariage. J’avais eu des regrets de cela. Je m’emportais contre elle :

– Pourquoi avoir accepté de changer de nom ?

– Tu ne peux pas comprendre, répétait-elle. Mon père n’avait pas collaboré, mais on l’accusait de manger le pain des Français et il est mort poignardé. Il paraît qu’au café les assassins buvaient sans vergogne à sa disparition après avoir dévalisé sa maison. Au vu et au su de tout le village. La guerre terminée, je n’avais qu’une idée : le venger, faire réouvrir le dossier, en bonne justice. C’est en désespoir de cause que j’ai fini par quitter la Bourgogne et renoncer au passé. De toute façon le mal était fait et je n’allais pas m’en prendre à la France entière !

Et si elle déplorait le sort tragique de ses parents, elle ne se posait pas en victime pour autant. Le point positif – tout ce qui demeurait en elle d’amour, d’ardeur, de générosité, de curiosité pour le monde, les êtres – prenait glorieusement le dessus, mettait de côté le ressentiment. Elle s’était vite persuadée qu’elle avait en elle-même des données suffisantes pour prendre son avenir en main. Qu’il y avait entre elle et mon père – un grand blond aux yeux bleus, mince, élégant, soigné, doué pour la musique et le dessin – comme une affinité viscérale, instinctive. Au grand désappointement de sa famille d’accueil qui eût préféré qu’elle épousât un beau parti. Au fond, maman avait toujours attendu la possibilité d’une vie plus indépendante, plus libre, qui exigeât plus, qui accordât tout, excepté ce bonheur égoïste de la vie bourgeoise. Elle désirait que son monde fût assez fort pour aller jusqu’au bout de son désir de voler de ses propres ailes, sans regarder derrière elle. Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre qu’elle avait fait fausse route. Mes grands-parents étaient peu enclins à éprouver de la sympathie pour l’étrangère qu’elle était et ils n’étaient pas venus aux noces. Elle avait failli être rompue. Enfin, à mesure que les images enchevêtrées du passé resurgissaient isolément – la colonne brisée de mon père dans un accident du travail, les longs mois de rééducation au centre de Berck-Plage, ses crises dépressives, ses colères noires, puis le départ de mon frère Pascal, alors âgé de quatre ans, en préventorium afin que nous fussions préservées, ma sœur et moi, d’une contagion – la force de caractère de maman se dessinait mieux, nous prouvait à quel point elle avait eu du courage, de l’endurance. Toute son histoire témoignait qu’elle savait malgré tout, et contre tout, résister au malheur.

Du reste, elle n’aimait pas la mer plate, indolente. La montagne correspondait davantage à son intransigeante indépendance. A une âpre sévérité aussi, car elle pouvait avoir la dent dure. Et puis elle se trouvait beaucoup trop grosse pour se mettre en maillot de bain. Il avait fallu cette maudite maladie pour que lui fût ravie une bonne part de ses rondeurs. Ah ! s’habiller, enfin ! Jamais elle ne s’était confectionné tant de vêtements. Pour la première fois, je prenais conscience de ses peurs accumulées, de la détresse enfouie au plus profond de son corps. Je la découvrais fragile, vulnérable derrière sa cuirasse défensive. Comme prise de panique devant l’énigme de sa santé délabrée.

Enfant, je m’étais souvent interrogée sur la raison de ses brusques accès de rage, de son mécontentement face à l’armoire à glace de sa chambre à coucher.

– Rien ne me va ! Je suis trop grosse. A quoi perdre du temps à m’habiller !

Je protestais énergiquement. Elle était la maman la plus belle du monde, pétillante, lumineuse, loin de tout pathétique, avec ce rire de perles qui était comme un don de l’océan primitif, un jaillissement de ce qu’il y avait de plus vivant dans sa chair. Ť Une vraie mamma italienne ! ť ironisait ma tante. Capiteuse, plantureuse, puissante et nourricière comme une louve romaine. Je ne pensais pas un instant qu’elle pût regretter de ne plus être une femme à part entière, sans ces kilos Ť en trop ť accumulés au fil des grossesses, des allaitements successifs, des déconvenues, des coups de cafard… Car jamais elle ne se plaignait, n’écoutant que son devoir. Repassant, lavant, époussetant à vive allure dès l’aube, sans jamais être lasse. Et si elle s’arrêtait pour reprendre haleine, avant le lever de la tribu, c’était fatalement l’aiguille à la main. Il y avait toujours un ourlet, une dernière couture à surfiler. Ť Des bêtes au boulot, ces Todesco ! ť râlait mon père d’un air maussade, pestant sans cesse contre les clientes qui défilaient les unes derrière les autres, l’accaparant pendant des heures dans le secret de ce qu’il appelait avec hargne Ť le confessionnal ť. Le dimanche, il eût bien aimé l’avoir à ses côtés dans l’ombre chaude et feutrée de la forêt du Der nimbée de silence où il allait seul comme une âme en peine ramasser des champignons – des girolles orangées, des trompettes de la mort, des bolets – qu’elle faisait sauter à la poêle pour le déjeuner avec une exaltation gourmande. Mais c’était surtout à nous qu’il en voulait. A la faim qu’on avait d’elle. Au temps qu’on lui volait. On ne se faisait pas d’illusions. Sa bile s’échauffait de jour en jour. Il n’en pouvait plus de la partager ! Il se montrait possessif, exclusif, tyrannique dans sa demande d’affection. Jaloux de tout ce qui était donné à d’autres, au point de ne plus être capable d’amour pour nous. La principale raison de son attachement à ma mère, c’était qu’en dehors d’elle, la vie lui semblait dénuée d’intérêt, vide de sens. Maman était tout pour lui. Et il découvrait qu’à cause de ses maudits enfants, il ne pourrait plus jamais revenir à cet état amoureux où il avait frôlé la béatitude. Ah ! s’il avait pu retourner en arrière, au paradis perdu, voire volé, nous envoyer au diable !

 

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