Chapitre 24

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Ode à l’errance

Au-delà des salines, dans la zone des étangs, les flamants roses se reposent avant la migration d’été vers la Camargue. Ils viennent des grands lacs du nord de la Tunisie. A vol d’oiseau, l’Afrique est proche, mais ici personne ne la prend en considération. Car les griefs sont multiples. Elle est là sans être là. Comme une porte de l’invisible dont la clé serait perdue. Il est véritablement absurde de croire que Carthage est la source de tous les maux, la cause des malheurs de l’île. Au plus loin que remonte la mémoire, la Sardaigne vit avec la mort en dedans. Ramassée comme elle est au milieu de la mer, elle ressemble à ravir aux forredus, ces tombes circulaires juste assez grandes pour recevoir un corps. Elle ne tend vers aucun avenir, elle me fait ouvrir les yeux sur ce qui est toujours là, lové dans les grottes obscures de l’inconscient. Invisible à chacun.

J’ai mis du temps à me rendre compte que je gaspillais mes forces dans une entreprise de séduction (au sens où je cherchais à rejoindre l’Autre) à laquelle le nombre infini de tentatives inutiles donnait le caractère de l’échec. Sans doute ma volonté obstinée de comprendre le monde dans lequel je vivais fut-t-elle faite de superbia. Sara m’accusait de faire preuve de narcissisme. Ť Tu attaches trop d’importance à ce que tu fais, disait-elle avec une voix railleuse. Tu es plus sarde que la Sardaigne. Tu lui imputes des ombres et des faiblesses, des émotions intempestives tenues sous pression, qui sont surtout les tiennes ! ť

Je parlais dans un désert, il n’y avait pas d’écho. Labyrinthe à l’intérieur, dédale à l’extérieur. On m’avait pourtant mise en garde contre Sara qui passait pour une sorcière, et son nom ne pouvait être prononcé, sans qu’on fît les cornes du diable avec deux doigts, comme pour toutes les mauvaises nouvelles ! D’ailleurs, les Sardes étaient traditionnellement très superstitieux : le vendredi 17 portait malheur ici, non le 13 ; ils ne pouvaient voir un chat noir ou une nonne sans rebrousser chemin. Mais je ne croyais pas que le besoin de faire du mal, de se moquer de l’autre, de ses défauts fût chez Sara une affaire de calcul, c’était plutôt une attitude, nourrie par les regrets, les anxiétés sous la surface des jours. Ť Je suis sûre que tu es victime du mauvais œil ť, insistait-elle pourtant, légèrement aux aguets, dans cette position d’attente qu’ont les chasseurs. Ť La malchance s’acharne sur toi, tu vois bien : ton ami Arne, maintenant ta mère, tu ne trouves pas que c’est un peu trop ? Je suis persuadée qu’une influence maligne, un esprit malfaisant, plane au-dessus de ta tête, mais je connais quelqu’un qui délivre les âmes des sortilèges… Si tu veux, je peux t’accompagner. Tu dois lutter avec tous les moyens qui sont à ta portée, ne pas baisser les bras ! ť

Je m’étais toujours amusée de ce qui pouvait apparaître comme une croyance superstitieuse – les veuves, les endeuillés étaient des gens de douleur devant qui on se voilait la face, ils portaient le malheur en eux et semaient le malheur autour d’eux, en somme, portavano sfiga – mais la proposition de Sara n’avait rien à voir, naturellement, avec sa pensée profonde : elle commençait tout simplement à dépasser les bornes, à devenir cruelle. Je n’aurais pu dire ce qui m’entraînait inéluctablement vers cette harpie. Tout dans sa nature avait quelque chose de saturnien, chargé de cette sauvage mélancolie propre à la chair, où l’intellect n’a pas de part. J’avais cru qu’elle m’ouvrirait des portes jusqu’alors dérobées, dignes de la superbe idée qu’elle avait de son île, les portes de la sororité des femmes par-delà les mers. Hélas ! geste large inconnu pour qui se barricadait contre la douleur à l’intérieur, et contre les intrusions de l’extérieur.

Ainsi, à défaut d’une présence parlante, d’une parole subjective, je m’étais retirée dans l’écriture, travaillant tout d’abord à la rédaction d’un article sur La nécessité d’esprit de Roger Caillois que j’avais traité en cours. Il me semblait reconnaître dans les visions persécutrices qui possédaient l’auteur, l’expression de mes propres angoisses, de mes incertitudes, à cause de la ressemblance entre le personnage énigmatique d’Antinea, reine de l’Atlantide, et les allures vampiresques de Sara, et du désir d’insaisissabilité qu’elles incarnaient. La vérité est que je me tourmentais et me dévorais moi-même, ne saisissant de Sara que ce masque et ce rôle, prenant pour sa nature ce qui n’en était que les défenses. J’aurais voulu jeter loin de moi tous mes regrets, toutes mes rancunes, tout ce qui en moi regardait en arrière. Me jeter dans l’immensité de la vie. Mais le bleu profond de la mer et le bleu clair du ciel m’amenait à penser que vivre et mourir ont une importance égale. C’était le même voyage : il y avait la douleur de la séparation et cela faisait aussi une grande solitude.

* * *

Après les cours, j’aimais m’allonger au soleil avec S. sur la plage du Poetto. Le chant des vagues m’apaisait, me faisait baigner dans un état de quiétude. Je pensais à la Tunisie qui se trouvait là-bas, à mi-chemin du proche et du lointain, accessible et évanescente. Souvenir d’une extrême liberté. C’est ce qu’il y avait de plus difficile, garder sa liberté. Avec le recul, je réalise que l’ultime bastonnade reçue de Sara, fut pour moi l’occasion de faire le tri de mes relations, de me défaire de ces gens qui croyaient que le physique du rôle* (nom d’un groupe rock cagliaritain) était l’alpha et l’omega d’une vie, d’un individu. De toute façon, je me trouvais confrontée à un désastre sans cesse rejoué. Pour sortir de ce cercle infernal, il me fallait arrêter de tourner à vide, de chercher une clé que je ne pouvais pas trouver. Il était difficile, sinon impossible de pénétrer très avant dans l’intimité d’un peuple sans en pratiquer la langue. Et la langue sarde, à Cagliari, était en partie ravalée, et en partie oubliée. Ni écrite ni enseignée.

Je revois encore G. en train de mimer nos mésaventures respectives, pliés en deux par le fou rire : d’abord à quatre pattes, sa veste de complet grise rabattue en arrière, le nœud de cravate desserré, et faisant mine de chercher la clé, qui nous eût permis d’ouvrir la porte d’une Sardaigne invisible à nos yeux mais perceptible aux leurs. Puis, la clé à la main, empressé de franchir le seuil, et tombant sans connaissance sous une volée de coups de bâtons !

* * *

S. avait regagné l’Allemagne depuis peu quand je fus convoquée au théâtre de la ville. Ko Murobushi, maître dans l’art de la danse butô, était à Cagliari pour une semaine, il avait besoin d’un interprète de toute urgence pour présenter son spectacle. L’entreprise m’apparaissait hardie, mais je ne pus m’empêcher d’accepter la proposition. Histoire de prendre l’air. Un jeune Japonais au teint blême m’accueillit; il se présenta comme étant l’interprète attitré et disciple du danseur. Tenu de la traduction du japonais en français, il lui fallait quelqu’un pour traduire du français à l’italien qui s’intéressât à la philosophie, à Nietzsche, Bataille, Foucault, Deleuze et Guattari. Quelque périlleux que fût le détour, nous n’avions pas le choix.

Ko était, en même temps qu’un artiste voué à l’expression du corps, un yamabushi fervent, c’est-à-dire un bonze pèlerin, pratiquant l’ascèse dans les montagnes éloignées de Tokyo; car pour lui, c’était la pratique, qui était sacrée, l’ascèse physique comme pratique, qu’il réalisait au jour le jour, sans répit. Ainsi il considérait le cabaret comme un territoire en marge de la quotidienneté, de la société organisée qui étouffait l’esprit, au même titre que la vie ascétique du yamabushi. Qu’il marchât, là où le regard se perdait dans l’infini, ou qu’il dansât à ras de terre, il vivait en dehors des conventions sociales, du matérialisme sans âme, il migrait entre deux lieux, dont l’un appartenait à la genèse et l’autre à l’apocalypse, mais qui étaient, à la limite, inséparables l’un de l’autre. Mieux : il cherchait à demeurer en suspens et divisé entre monde d’en haut et monde d’en bas, à mi-chemin entre les cimes des cieux et l’entrée de la caverne immense, Orient et Occident, foulées du vagabondage et mouvement dansant des mains, vie, mort, calme et tempête.

Il me fut difficile de m’en tenir à une traduction serrée. Etrangement agitée à mesure que je parlais, je me laissai emporter irrémédiablement par le délire d’interprétation. La salle était pleine de monde. Mon cœur battait vite. J’avais la tête pleine de ces fantasmes d’autarcie et de détachement. De cet exercice de la mort consubstantiel à la philosophie. L’exposé s’enflait de langue en langue, tandis que la figure de Ko demeurait impassible, comme momifiée, tétanisée. Pour lui, la misère du corps tout comme la maîtrise de soi, la souffrance comme la jouissance, étaient un moyen d’approcher les limites de la mort qu’il expérimentait comme un commencement, une explosion, et non comme une fin. Comme si la mort n’était qu’un seuil par où passait le cycle de la vie, une invitation au voyage où l’on ne retrouvait jamais que soi : on espérait un jour “creuser son trou” et jouir finalement de la vie, mais il n’y avait que de nouvelles épreuves, de nouvelles morts, de nouvelles marches qui s’ouvraient sur les ténèbres.

J’étais secouée. Deux fois née et tout était à recommencer. Le passé faisait, çà et là, retour dans le présent. Et on ne trouvait jamais que ce qu’on voulait fuir. Cette ode à l’errance avait quelque chose de violent comme l’ouragan qui déracinait tous ceux dont la tête était dans les nuages et dont les pieds touchaient au royaume des mères. J’avais hâte d’assister à la première représentation de son spectacle, de le voir danser, de participer à la circulation des énergies qui traversaient le butô, en correspondance avec les vivants et les morts.

Akihiro, le jeune accompagnateur de Ko, semblait ravi de mon intervention. Alors que la plupart des interprètes professionnels demeuraient dans la traduction fidèle du texte, je m’étais risquée dans l’interprétation, j’avais laissé fluer librement la joie d’inventer. “Qualité très rare chez une femme” d’après lui. Une petite phrase qui tout d’abord jeta un froid entre nous. Puis la glace, dans le feu de la discussion, fut brisée.

Dans la lumière ouatée de la scène, la tête rasée de Ko, son corps nu blafard, sans pilosité, absorbé dans la stupeur de l’horreur comme une larve, posait le problème de l’origine, d’une vie libre menée hors de l’œuf et de l’aspiration à un ab-solu par le vide. Je n’avais rien vu de plus extra-ordinaire. Extraordinaire, l’expression du corps souffrant les peines de l’enfer comme un cri. Dans l’originaire chaos de la mort, à la fois angoissant et étrangement érotisant, son corps sculpté dans le marbre demeurait tendu, raidi par l’attente, suspendu sur une crête, comme en deçà et au-delà de l’existence figée des masses laborieuses représentées par des hommes vêtus d’un costume, cravate, chemise blanche et chaussures noires, tous semblables les uns aux autres, qui marchaient lentement comme dans un rêve et se croisaient sans jamais se rencontrer.

Il me semblait que je voyais la Sardaigne, toute seule, intérieurement seule, accroupie et ramassée comme un cadavre enseveli au fond de son antre, dans l’attente d’un nouvel éveil. Puis la lumière changea, se fit lunaire, plus froide encore. Apparition de Ko, crâne chauve, allure princière et dévergondée, qui se tordait soudain là, les jambes écartées, cotillons de tulle retroussés sur l’origine du monde comme une déesse bisexuelle du royaume des morts. A la fois Vénus chauve antique, Hécate, ou bien Diane, mère de tous les dieux et de tous les hommes qui, à l’époque de sa splendeur, présidait aux accouchements. Vivre. Souffrir. Sortir des entrailles de la terre. Naître et renaître… dans les douleurs de la parturition au milieu de la nuit. Une fois de plus, dans cette catastrophe de début du monde, il pesait une sorte de malédiction sur l’organe déchiré, ensanglanté de l’enfantement où apparaissait tout ce qui intégrait la mort et la vie, Eros et Thanatos. Et j’éprouvais une envie grandissante, harcelante, de crier : Ť C’est l’île, c’est l’île, la coupable ! Pas la mère ! Oui c’est l’île, endeuillée et meurtrie, qui ne saurait combler les aspirations de l’être vers l’infini ! ť

– Non, me dira plus tard Akihiro. La vraie disgrâce, c’est l’impossible innocence.

Akihiro se partageait entre Tokyo et Paris, la ville où se retrouvaient des minoritaires de tous poils, où l’énergie allait au débat d’idées, à la philosophie, tout comme au nomadisme. Quel bonheur de rencontrer quelqu’un avec qui je pouvais laisser jaillir sans crainte le flot des idées, qui me faisait sentir à nouveau du monde entier ! Mes images mentales étaient différentes de celles de Akihiro qui était Japonais, mais ce que je lui racontais de la Sardaigne lui rappelait étrangement cette autre île d’où il venait, et qui avait pour habitude de rejeter tout autre comme la part imparfaite d’elle-même. Au Japon, il était très rare de voir les gens comme des individus capables de dire et de faire quelque chose en leur propre nom. Chacun était enfermé dans son existence comme dans une coquille. Si bien que, même lorsqu’ils se mariaient, même quand ils se faisaient des amis, les hommes traînaient souvent leur mal de bar en bar; ils restaient à côté de la vie.

Je me sens proche des gens qui passent leur temps à traverser les airs, à circuler d’un pays à l’autre, ils me ramènent à mon enfance intrépide, et en même temps j’ai le sentiment croissant d’un lien avec ceux qui veulent rester dans l’indivision, immergés dans la communauté comme des têtards. L’île est tantôt en moi, tantôt hors de moi et, à ce stade, la convivialité se distingue mal du conflit. Entre le “je” et le “nous” communautaire, rien de stable. Tout chavire. Comment traverser la passerelle, celle qui me permettra de passer d’une rive à l’autre, sans risquer d’être happée par le gouffre bleu et ses vertiges ?

 

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