Être là sans être là
Abandonné au milieu de la mer ouverte aux quatre vents, l’île était ce qui fixait, attachait, immobilisait. Le seul ancrage possible. On restait frileusement collé à elle, incapable de s’en éloigner. C’était moins l’amour qui était en jeu qu’une peur de tout, un sentiment d’insécurité identitaire chronique, puisque rien ou presque, au cours des âges, n’avait été épargné aux Sardes. Confrontés aux invasions et aux calamités depuis les temps les plus reculés, isolés pendant des siècles, ils avaient certes regimbé, mais leurs questions et leurs douleurs, ils les avaient gardées pour eux, les avaient à jamais enfouies dans le silence.
Personne n’affrontait jamais la Sardaigne impunément. Evidemment, en général, mes collègues italiens la détestaient, car elle demeurait fuyante, resserrée sur elle-même, imperméable aux influences. Ses villes semblaient abandonnées, volets branlants, façades lépreuses, pans de mur écroulés. A distance, Cagliari suggérait une idée d’éternité tranquille et hautaine, mais au fur et à mesure que l’on s’en approchait, on était comme pris de stupeur devant sa froideur, son cœur de pierre, sans joie, et son refus de conserver la mémoire du passé. Pauvre Sardaigne ! Vécu ou non, l’âge d’or d’avant l’arrivée des colonisateurs – celui des guerriers et des chasseurs, et puis des grandes familles pastorales – ne renaîtrait jamais. La condition première pour aller de l’avant, faire revivre la vie, être attentif aux autres, c’était de pouvoir accepter le passé, même le passé le plus affreux, et accepter son histoire.
D’où j’étais assise, près du hublot, je pouvais voir en contrebas la mer d’un bleu profond, qui s’ouvrait sous moi comme un gouffre insondable. Puis, dans un mouvement oblique, l’avion descendit comme au ralenti, survolant les casotti – ces petits cabanons blancs à rayures bleues, vertes ou jaunes, construits en bois, qui faisaient tout le charme du Poetto. Il n’y avait personne alentour. Je distinguai très vite les bateaux de la Tirrenia, des barques de pêcheurs colorées, la via Roma avec ses palazzi peints en rose ou en rouge pompéien. Et au loin, sur la colline, dressées face à la mer, les bâtisses de la haute ville, enfermée dans ses bastions. Les remous, brusques jusqu’au vertige, réveillaient des rêves d’autrefois. Des rêves de mort, de sang et de fèces empourprées qui échappaient à la prise de la raison. Des rêves prémonitoires. Mais cela je ne le sus qu’après.
Ce fut le cœur en chamade que je me retrouvai dans la navette assurant la liaison entre l’avion et l’aéroport. Dehors, le vent balayait la piste. J’étais extrêmement tendue et anxieuse. Prise entre la joie et la crainte des retrouvailles, je cherchai S. du regard. Il était là avec, sur le visage, une expression d’accablante tristesse. J’aurais bien aimé lui parler, embrasser son beau visage de Christ crucifié, et je demeurai comme pantoise lorsqu’il empoigna mon sac de voyage d’un geste rageur :
« Je me sens beaucoup mieux sans toi en Sardaigne ! s’emporta-t-il, sans même me saluer. J’ai besoin de mes amis allemands pour trouver un équilibre ! A quoi bon s’obstiner à rechercher la présence de gens qui ne veulent rien savoir des autres et dont la seule préoccupation est de défendre un monde mort ! » – Lidia et Rossana ? Il les avait à peine vues, il n’espérait plus arriver à concilier les deux mentalités. D’ailleurs, il commençait à être las de cette ville malveillante, des ragots, des intrigues. Il avait l’impression d’y gaspiller son temps.
Je n’arrivais pas à comprendre ce qui le poussait à réagir aussi violemment, mais je ne me sentais pas la force de lui faire des reproches. J’étais épuisée. J’avais tant maigri qu’il ne me restait que la peau sur les os et je flottais dans mes pantalons. La Sardaigne avait bon dos; nous lui collions tous nos déboires, nos manques, nos blessures. Comment eût-elle pu s’apercevoir que les autres existaient ? La présence même de la mer marquait l’île du signe sensible de la séparation. A quoi bon se lamenter devant ce mur circulaire ? N’appartenir à aucun lieu, à aucune terre, c’était, au fond, ce que j’avais toujours désiré. Etre là, sans être là : entre deux trains, entre deux avions, entre-deux mondes. Pour ne pas être arbre ou pierre.
Au vrai, je trouvais beaucoup de réconfort dans mon travail. Je me donnais tout entière à mes étudiants, prenant à cœur ce qui les touchait. Ils se plaignaient souvent des préjugés que d’aucuns professeurs continentaux nourrissaient encore à leur égard, de la façon arrogante dont ils les reprenaient sur leur accent et les traitaient en vassaux. Les méthodes étaient différentes de celles des “barons” d’autrefois mais le fond restait le même : le sentiment de supériorité. Sans parler du favoritisme auquel j’avais réussi à mettre un frein, tout au moins dans ma section.
Dès le départ, Antonella s’était détachée du groupe des étudiants. Une jolie fille à peu près de mon âge, un peu pâle, aux traits fins et aux cheveux châtains tressés en longue natte. Elle n’était pas bavarde, mais d’un naturel curieux. Je m’étonnais de tant de délicatesse, de tant d’affabilité, de patience, et surtout de l’envie de savoir qui l’animait. Sans faire de bruit, elle avait franchi le seuil de ma porte à petit pas, m’avait tendu la main. Et j’en gardais un souvenir d’une grande douceur.
A cette époque, je partageais le bureau d’étude avec l’assistante de littérature anglaise et le lecteur de littérature espagnole, fort sympathique, qui était devenu très vite un ami. Volontiers disponible, Leonardo s’était offert de m’aider lors de mes démarches à la mairie ou au secrétariat de l’Université. « Connaître des gens dans l’Administration, c’est la seule manière de s’en sortir ici », m’avait-il avisée et il disait vrai. J’avais déjà perdu des journées entières pour me procurer un papier, quel qu’il fût, ou une simple signature. En Sardaigne le rythme de vie était lent et rien ne se faisait facilement sans relations. Un nom, une recommandation, sésame indiscuté, et hop ! la porte s’ouvrait, le coup de tampon était donné sans sourciller. Leonardo n’éprouvait plus d’attirance pour la Sardaigne. Il la trouvait ennuyeuse. Ces deux années avaient été pour lui d’une grande monotonie, liée au caractère sombre de ses pairs, sans goût pour rien, et surtout à la rareté des échanges verbaux. Avoir la parole facile et ne savoir qu’en faire face à la surdimutité, c’était désespérant ! Entre lui qui parlait haut et fort et son supérieur hiérarchique, une femme d’un certain âge aux manières très distinguées, c’était la guerre en permanence. Il attendait donc impatiemment l’occasion d’être muté à Bologne. Depuis qu’il s’était retiré avec Audrey, la jolie lectrice singapourienne de langue anglaise, dans un petit village à dix kilomètres de Cagliari, je ne le voyais plus en dehors des murs de la faculté, ou si peu. Et puis ils avaient fini par quitter l’île tous les deux, pour n’y revenir jamais.
La vie n’est qu’une succession de séparations. De retrouvailles aussi. Un va-et-vient continu. A la maison cela bougeait sans cesse, les amis entraient, sortaient, arrivaient, partaient, disparaissaient parfois ou réapparaissaient à l’improviste. Sans parler des nombreux pique-assiettes que S. ramenait de ses voyages en Allemagne et qui restaient plusieurs semaines d’affilée sans remuer le petit doigt ! Au centre de l’épopée, Giuliano. Il venait souvent me voir, ne fût-ce qu’en coup de vent. Il ne vagabondait plus pieds nus dans la ville, tout poisseux de sable. Il n’avait jamais été aussi rayonnant. Sa peau avait noirci au soleil, son visage était buriné par le vent marin comme celui d’un pêcheur, sa grande bouche aux lèvres charnues, souriante. Il se démenait pour aborder de front les assauts de la vie avec une allure de Don Quichotte et sa vitalité, le feu de son tempérament n’avaient pas manqué de ravir notre jeune hôte allemande, alors enceinte de huit mois. Début mai, il faisait encore frais pour se baigner, mais Marianne avait hâte de se vautrer sur le sable doux à la peau, pour brunir, se recharger d’énergie. Les yeux écarquillés et pleins d’éclats, Giuliano l’observait comme un jeune chien affamé, fasciné par la poitrine plantureuse, la longue stature charpentée et l’érotisme incertain qui se dégageait d’elle alors qu’elle offrait son ventre hautement tendu aux rayons du soleil printanier. Il avait eu terriblement envie de se fondre en elle, confessera-t-il plus tard, de s’enfouir dans son giron, se construire un repaire de ses bras. Mais il était resté timidement dans son coin, accroupi à la Turque, comme un enfant qui ne sait pas s’il doit bondir en avant ou s’enfuir. Marianne s’abandonnait à son regard perçant, délicieusement meurtrie, se complaisant dans l’image désirable qu’il renvoyait d’elle et qui confortait sa capacité de séduction. A l’improviste, ce corps en gestation, ce même corps que son amant guinéen lui avait fait haïr, loin de la rejeter dans l’agitation de sentiments contraires, la mettait en communion avec le monde alentour. Entre les deux bords pathétiques de l’obstination et de la crainte, contre lesquels elle ballottait en pensant à l’enfant qui poussait dans son ventre, elle éprouvait soudain un curieux sentiment de félicité à être loin de chez elle. Tout était parfaitement clos et résumé. Douillet et chaud. Voluptueux.