La tentation de l’oubli et le vertige de n’être pas
Finalement, Sara avait décidé, à plus de quarante ans, de recommencer sa vie à Cagliari. A l’époque, le séparatisme battait son plein, personne ne croyant plus à une politique qui avait si longtemps méprisé le citoyen. Sa foi dans la modernisation de l’île avait été immense, mais elle reconnaissait que le rêve industriel n’avait pas produit les effets escomptés et elle s’était tournée vers le PSdAz (Partito sardo d’Azione). Elle trouvait dommage qu’à Cagliari, la plupart des gens eussent oublié leur langue maternelle qui ne s’écrivait pas et n’avait donc pas de tradition textuelle; ils se servaient de la langue italienne, mais on sentait qu’elle leur demeurait étrangère, lointaine, qu’elle ne les brûlait jamais tout à fait. Leur parler restait hésitant, incertain, comme détaché d’eux-mêmes. Il fallait donc, coûte que coûte, se réapproprier une langue de base, pour obtenir enfin, à travers elle, le droit à la parole, à la propre parole.
Tandis que Sara s’échauffait pour me démontrer l’importance de l’enjeu, je sentais naître en moi le désir de respirer à l’unisson des blessures, des traumatismes répétés de ce peuple infortuné, maltraité par la vie, par l’histoire. Je courais après le miracle de l’alliance, puisant dans les nombreux récits de Sara une confirmation à la sensation d’exil intérieur qui dominait la réalité sarde. L’idée de venir vivre à Cagliari me paraissait excellente. Il n’y aurait désormais plus de limites à nos débats. A toute force, je voulais trouver un sens, une origine à l’incompréhension dont je souffrais, il y avait un regain d’espérance et d’enthousiasme dans cet élan vers elle. Mais de nouveau je me retrouvai blâmée injustement avant de savoir de quoi je l’étais.
Depuis qu’elle s’était installée à Cagliari, Sara était souvent d’humeur sombre et elle ne montrait guère d’intérêt pour la joie que je ne pouvais retenir lors de ses visites. Son cœur s’était refermé, secret, et dans le regard fuyant, je revoyais soudain le doute, la méfiance, la peur aussi d’en avoir trop dit. Je ne pouvais pas croire qu’elle allait agir comme les autres, c’était proprement impensable ! L’ironie voilée, la méchanceté soudaine de ses propos me mettait au supplice, car je ne savais pas démêler ce qu’il y avait de plaisanterie et de sérieux dans ses effronteries sans cause. J’avais beau me dire que l’humour, chez elle, était un moyen de rendre la vie possible par-delà les déboires, rien n’y faisait. Je me sentais inquiète, dé-solée. Comme si le sol se dérobait sous mes pieds.
Deux mois s’étaient écoulés depuis son arrivée et, de nouveau, vlan ! je me heurtais à un mur. Non pas un de ces murs qui n’abritaient que le vide, mais un rempart retenant une souffrance, une douleur indicible qu’elle ne livrait qu’à petites touches, avec une grande pudeur. Tout son rêve de jeunesse était achevé, cette étape de son existence était passée sans retour, et elle trouvait qu’il était préférable d’oublier, de passer à autre chose.
– L’oubli est ma sauvegarde, mon bouclier ! disait-elle, mordante, faisant ainsi l’impasse sur son intimité.
Le repli sur soi était toujours, à mon sens, une erreur. Mais pour Sara, ma spontanéité était simplement incongrue, elle me mettait à la merci des autres. Rien n’était plus contraire aux règles de la société sarde que de sortir de sa carapace, de se livrer. L’indépendance d’esprit s’acquérait avec la capacité de garder l’intime pour soi. Si je voulais vivre en Sardaigne, je devais d’abord apprendre à me taire, à accepter que celle-ci fût le lieu du silence, de l’oubli, de l’absence… puisque, de toute manière, la mémoire se refusait aux souvenirs. Cagliari n’était rien de ce que je croyais. Il n’y avait pas de verrou. Pas même de porte. Rien à ouvrir, rien à prendre. Rien que la blancheur de la lumière, entre transparence et éblouissement.
A ces mots, qui brouillaient tous mes fantasmes, je me sentais défaillir, je m’attendais au pire. Pas plus que les autres, Sara ne répondait à mes questions. On eût dit qu’elle se jouait de moi, n’hésitant pas à utiliser les sarcasmes pour se mettre hors d’atteinte, soulignant ce travers permanent et irréductible que j’avais, selon elle, à vivre centrée sur mon nombril et ramener tout à moi. A la fin, je l’agaçais avec mon rejet de l’insouciance, ma manie de dire ” je”, de prendre parti, ce besoin acharné de communiquer, d’exprimer des opinions, de me révéler , et cette profonde angoisse de ne pas ex-ister, ce qui pour elle revenait au même. Dans une ville, où tout le monde se connaissait, il fallait éviter de se faire remarquer ! Cela pouvait me coûter cher, il valait mieux ne pas provoquer l’envie et la colère des autres. L’intensité de l’essentiel se trouvait dans la conscience de l’égalitarisme. Pas dans la volonté de valoriser l’individuel. Elle m’assurait que le salut ne dépendait que de la vie commune, de la présence collective. Et que pour vivre en Sardaigne sans inquiétude et trouver la chaleur humaine qui me faisait défaut, ce n’était pas bien difficile : il suffisait de s’abandonner, de renoncer à son petit ego pour marcher avec les autres, se lier d’amitié avec tout le monde, sans discernement, sans chercher à établir avec autrui un rapport de distinction. Pour autant, elle-même n’abdiquait rien de sa personnalité, de sa liberté d’esprit, en se coulant dans le troupeau… Blablabla. J’avais l’impression d’entendre la prédication de Bhagwan ! C’est qu’aux yeux de Sara, les amitiés se vivaient en commun, en bandes. Moins individuelles que claniques, elles renvoyaient à la sphère de l’habitude, de la similitude, seul fondement de l’égalité possible. Cela avait ses avantages. Personne n’était jamais vraiment seul en Sardaigne. La solitude, c’était le plus grand malheur.
Une révélation pour moi qui croyais jusque là qu’elle s’en était sortie seule à force de bravoure et de volonté. Il me semblait que cette femme ne cessait de s’empêtrer dans ses contradictions, que la belle et forte Sara n’était pas si différente des jeunes Cagliaritains que je côtoyais tous les jours. Vivre en bande, c’était tellement plus rassurant – et plus commode – que de s’exposer au risque de la solitude. Toutes mes illusions venaient de là : au lieu de voir la Sardaigne telle qu’elle était, je lui avais appliqué mes émotions, mes problèmes, mon propre désir d’autonomie. Même l’héroïne qui circulait dans l’île reflétait la loi du troupeau : on se passait la seringue, on planait ensemble, anesthésié de tout… Sans savoir, au fond, où s’arrêtait le conformisme et où commençait la rébellion. C’était à la fois un acte né du dégoût, de l’amertume et de l’insoumission. Un dernier rempart au deuil. Que leurs yeux fussent verts, en souvenir des pirates de la mer, ou noirs comme leurs ancêtres espagnols, tous étaient inhabités, ils portaient la béance des temples à puits au fond de leur regard. Cette vieille habitude ancestrale de fuir, de se tourner vers l’intérieur prenait certes un aspect générationnel, mais c’était toujours la même histoire de rebellions avortées, de souffrances et de révoltes étouffées. Une histoire qui venait de très loin… Le vestige d’un monde englouti, d’une révolte erronée. D’une façon ou d’une autre, on voulait retrouver, dans l’assimilation imaginaire du proche et du semblable, dans cette terrible volonté de nivellement, un sentiment d’appartenance, de fraternité. « Etre-Sarde », en quelque sorte, demeurait une affaire de famille.
J’ai compris alors que Sara ne m’aiderait en rien et que je n’aurais à compter que sur ma seule volonté pour trouver ma place et peut-être la paix. Ce n’était pas dans l’Autre que je devais chercher, c’était en moi-même. Telle était l’unique chance possible de me délivrer de cet engrenage sans fin. Au bout de quatre ans, je n’étais plus comme l’enfant balbutiante du début qui émettait des signes de ressemblance, je leur cassais les pieds avec mes histoires ! autrement dit les bonbons, rompevo i coglioni, supports de la manifestation toute-puissante de la Béatitude, de la Grande Mère sans miséricorde. Pauvre de moi, briseuse d’idoles ! Car ils cherchaient à me courber, me briser en retour, montrant avec affectation qu’ils avaient un grand nombre d’amis et pouvaient, par conséquent, se passer fort bien de moi.. Après tout, j’étais arrivée sur l’île, sans y être invitée ni désirée. Je l’avais bien voulu. Je ne pouvais m’empêcher d’être piquée au vif. La vie en Sardaigne, dans de telles conditions, devenait une souffrance, puisque je ne comptais pas. Tout effort pour atteindre l’autre étant régulièrement mis en échec. Comment agir de façon à ne pas rouvrir sans cesse la boîte de Pandore où brûlait le feu des passions, du châtiment, de la vengeance ? En disant toujours oui ? Le saurai-je un jour ?
* * *
Derrière la citadelle, les douces ombres violettes du soir descendaient silencieusement sur Cagliari. J’aimais me laisser bercer par la voix chantante de Rossana, tandis que la chaudière à gaz ronronnait. Tout dormait dans la ville, battue par le vent, et plus la nuit avançait, plus le passé s’imposait.
Insensiblement, doucement, une douce mélancolie survint ce soir-là qui appelait les souvenirs personnels. Dans son obstination à fréquenter des étrangers, Rossana affirmait un espoir. L’espoir de trouver un petit espace-temps bien à elle, en dehors de la famille. Elle était comme stupéfaite entre sa partie de vitalité et sa part de passivité, elle se sentait coincée entre deux univers extrêmement opposés : d’abord, celui de la petite île paternelle de San Pietro, ouverte sur la mer, et puis celui de la Barbagia maternelle, immobile, à l’humeur belliqueuse, vindicative, avec ses villages dressés en sentinelles. A vrai dire, quelqu’un dont la mère était de Gavoi et le père de Carloforte, ne pouvait pas se dire à la fois Carlofortino et Gavoiese : C’était tout à fait impossible ! Dans le meilleur des cas, il avait deux visages, une double appartenance. En ce qui la concernait, loin s’en fallait ! Ainsi, craignant d’être celle qu’elle était véritablement, par crainte du jugement familial, elle se sentait radicalement étrangère à elle-même. : « ne carne ne pesce », ni chair ni poisson. Et le vertige qui traversait ses confidences, était celui de n’être pas.
Ce qui rendait nos rencontres sublimes, c’est qu’elles se développaient dans le climat de la confiance. La vie se remettait à couler, goutte à goutte. Avec elle, je riais de mes déconvenues. C’était un peu comme si j’avais eu entre les mains une boule de cristal, où je me voyais agir d’un œil détaché. Il était inutile de m’agiter, disait-elle, j’étais toujours dans le même paysage. Les idées toutes faites, les certitudes que la vanité de Sara avait voulu m’octroyer si généreusement, avaient été autant de séjours trompeurs ! Elle m’avait manœuvrée comme une marionnette suspendue à un fil. Tout ce qui était le produit de ces règlements particuliers barbaricini dont elle se faisait si volontiers le porte-parole, ne visait qu’à installer les gens dans la défaillance et la fragilité, à instaurer un rapport de dépendance morale qu’il était difficile de trancher. C’était une spirale plane qui ne produisait rien que la contagion de la fureur, du malheur.