Chapitre 20

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Passion et réclusion

« Au nombre des expériences existentielles qui figurent entre la naissance et la mort de tout individu, il y a rencontre du bleu, la perception du bleu »

(Anne Bragance)

Au retour, j’étais étrangement joyeuse, d’une humeur fraîche et brillante. Je lisais le Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, comme éblouie. Restait l’espérance, après tant de désolation. Le murmure des vagues se mêlait au bleu horizon. Je buvais d’un trait le soleil par la peau, j’écoutais couler le temps, avant que la préparation des cours ne m’accaparât de nouveau. L’unique chose qui me troublait, c’était le regard absent, le ton boudeur et chagrin de S., quand nous parlions de Cagliari, des gens de Cagliari. Je le voyais peu disposé à une autre tentative d’ouverture et son négativisme, ses changements d’humeur m’inquiétaient, me rendaient nerveuse.

La passion pour Queeky, son ordinateur, disait mieux encore la crainte de nouveaux affrontements et le refus de tout compromis. Incapable d’encaisser les coups, il n’avait de choix que la fuite dans un univers centré sur l’écran d’une console, sans fenêtre vers le dehors. Bref, il devenait insociable. Avec ses absences répétées, nos discordances s’exacerbaient. Nos yeux ne contemplaient plus les mêmes images. Muré dans l’isolement où le plaçait sa marginalité, il en arrivait à des attitudes paranoïaques qui le conduisaient à considérer tous ceux qui n’acceptaient pas immédiatement sa manière de vivre ou de penser comme des ennemis. Il devenait peu à peu tout le contraire de ce qu’il pensait être. Sans douceur et presque sans sourire. A force de remâcher, comme en couveuse, ses griefs contre les jeunes Sardes que nous avions connus, il finissait par leur ressembler. Il ne désirait rien, n’aimait rien. Il somatisait l’île. Les semaines s’étiraient en se perdant, et c’était l’ennui. Il songeait alors à toute l’existence passée, à l’enthousiasme qu’il puisait dans l’échange et se prenait d’une ravageuse nostalgie de terre ferme et d’autoroutes, ou pour le dire autrement, de modernité. Parce que, de toute façon, ce qui l’intéressait – le désir d’apprendre de nouvelles langues, de traverser de nouveaux milieux, de nouvelles villes – n’intéressait personne à Cagliari. Les îliens ne concevaient pas une autre vie que celle qu’ils avaient, ils choisissaient donc leurs amis parmi leurs pareils. Non, S. n’avait vraiment rien à faire au fond de ce trou perdu, qui lui était étranger au plus profond de lui-même, et dont l’enfermement dans les schémas anciens, ceux du temps du “chacun pour soi” clanique, le désespérait chaque jour un peu plus. Pire, à force d’incuriosité de la part d’autrui, il était renvoyé à un vide d’intériorité, il finissait par ne plus se reconnaître. Comme s’il était la proie d’une lente disparition de soi. On disait toujours que partir, c’est mourir un peu, et lui, justement, il était en train de mourir sur place. L’île, et toute cette apparence de ruine, d’abandon, c’était la mort, elle le rongeait de l’intérieur. Au fil des jours, tout se dérobait, tout glissait. Puis une envie grandissante, harcelante le poussait à sortir au plus tôt de cette île dévorante, à s’en aller fuori.

S. ne savait se défendre que par l’absence. Se retrancher derrière le mutisme faisait partie de son éducation. Il n’avait aucun souvenir de dialogue avec ses parents, ni de sa mère, emportée par le cancer, à l’âge de quarante-trois ans. L’intime, il le gardait pour lui. De ce fait, nos discussions prenaient souvent la forme d’un conflit violent, à la suite duquel il se roidissait, se fâchait contre moi, me quittait pour l’Allemagne. Sans jamais me quitter définitivement. A chaque étape, il me téléphonait, mais quel que fût son chagrin, c’est pour celui qui reste que l’absence a le plus d’amertume. Loin de lui, la vie semblait si compliquée. Dans mon cœur quelque chose me faisait mal sans répit. Je pleurais beaucoup. Mais c’était aussi à force de rester seule, que je devais d’avoir été contrainte à réagir, à aller vers les autres, en dépit de tout ce que mes rencontres avaient généré en moi de déceptions, d’insatisfactions et de détresses.

C’est à travers cet affrontement, où il s’agissait de se détacher sans se perdre et de s’aimer sans se confondre, que je me suis convaincue que l’inflexible mystère de l’amour est dans cette distance infinie et infranchissable, qui ne peut, en aucune façon, ramener l’Autre au Même. Dans cette rencontre de l’étrangeté, aussi insaisissable que désirable.

* * *

Un jour, en rentrant de la Faculté, j’eus l’agréable surprise de me trouver nez à nez avec la jeune Française aux cheveux blonds coupés à la garçonne qui m’avait abordée, un an auparavant, pendant la longue traversée de Gênes à Cagliari. Elle m’apparaissait là, toujours aussi aimable et gaie, le teint doré par les bains de soleil, par la vie au grand air.

– Dominique ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ?, m’écriai-je, étonnée.

– Je cherche un appartement, figure-toi !. Depuis que mon ami fait un stage à Cagliari dans le bureau d’un ami architecte, je ne le vois qu’une fois tous les huit jours, j’ai donc décidé de le suivre et le plus tôt sera la mieux !

Et déjà elle ne savait plus s’arrêter de parler, de parler, charmée de pouvoir finalement se raconter. Elle lisait beaucoup, surtout les romans de Marguerite Duras, mais à quoi bon lire autant pour n’avoir personne avec qui en discuter ? Elle avait poussé si loin la solitude à deux, sans souci de la vie, qu’elle n’était plus dans le monde; elle se sentait séparée, et elle l’était, puisque sa famille vivait en France, et c’étaient là toutes ses relations avec le dehors. Après toutes ces années à Santa Caterina di Pittinuri, consacrées à l’étude, à la lecture, un déménagement à Cagliari, ce flot de voitures, de gens, ces klaxons qui sonnaient, impliquaient un changement de vie radical. Il fallait faire place aux autres. En somme, nous nous étions trouvées.

Depuis lors, il nous arrive de passer les fins de semaines sur la côte occidentale avec elle et son ami. Un garçon réservé et grave, dont nous adorons la compagnie, en raison de son sens de l’humour. Santa Caterina di Pittinuri est un petit village sans prétention, et la maison, qui appartient au père de Dominique, une ancienne demeure surélevée d’un étage, avec un toit plat en terrasse qui domine la mer. Il fait bon se baigner sous l’arche de pierre de S’Archittu, qui semble posée à la surface des eaux comme l’œuf du monde. Je suis ravie de cette impression de longue intimité qu’engendre la concordance des situations et la communauté des connaissances et des goûts. Parler français dans cette oasis de paix me fait recouvrer une jeunesse, une vie, un entrain. Une tension de l’esprit qui passe, d’abord, par la lecture, puis par la réflexion. Dès le départ, Dominique m’a encouragée à reconstituer mes années en Sardaigne, fragment après fragment, ces années qui étaient déjà des souvenirs avant même d’avoir été vécues, des souvenirs d’un passé lointain, enfoui, qui n’était pas le mien et qui me faisait mal, faute de pouvoir lui donner un nom et le comprendre.

Dans mon obstination à écrire pour moi seule, je réaffirmais un espoir. L’espoir de communiquer avec les autres, l’espoir de ne plus être exclue. La curiosité de la vie réaffleurait. Je ne fréquentais plus de groupes, plus de fêtes, mais quelques amis, différents les uns des autres, selon mes affinités et mes nostalgies. Les cours terminés, je m’en allais parfois déjeuner avec des collègues, les repas étant préparés tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, ou pris dans les endroits moins chers de la marina. Le plat qu’on nous servait là, était de pain grillé, avec des moules et des clovisses; quant au vin, il était très fort, âpre au goût. Après en avoir bu, on ne se fatiguait pas de causer ensemble. De tout, sauf de nos affaires personnelles. Car, dans le travail, un bon conseil, m’avait prévenu Claude, le lecteur officiel de langue française, mieux valait maintenir une certaine distance et éviter les ragots ! Et c’est un fait qu’on ne disait rien de sa propre vie sinon en passant, par contre on parlait de toutes les petites choses qui faisaient la spécificité de la vie sarde, l’alimentation saine, frugale, l’indolence, le temps qu’on perdait, pour faire quoi que ce fût, et surtout ce « non fare e non far fare » qui bloquait toute innovation.

* * *

Giuliano vient de passer deux mois en Allemagne avec l’argent qu’il a gagné en donnant des leçons de surf aux touristes. C’est ainsi qu’il a rencontré une Allemande grisée de sable et de vent. L’aventure était enfin au bout des doigts. Les vacances d’été terminées, il l’a suivie. Mais loin de la mer, dans la morosité de Münster, elle est redevenue une jeune femme quelconque. Au fur et à mesure que les semaines s’écoulaient, il sentait le poids de la nostalgie. Il n’était jamais sorti de la péninsule italienne et ne parlait pas un mot d’allemand. Désargenté, il restait des heures devant le même verre de bière. Le temps s’effritait. L’amour lui échappait. Il est retourné sur son île.

* * *

L’amour n’est jamais là où on l’attend. Sa dimension est celle du secret, son sens celui d’une énigme. C’est l’abandon aveugle à l’incertain. Et je suis comme une cage à la recherche de l’oiseau bleu. Si je ne me sauve pas dans les autres, en aimant sans cesse – d’amour, d’amitié – je reste éperdue, j’ai envie de me jeter à la mer. A mesure que le temps passe, je me dis que toute cette curiosité qu’on avait pour nous ne correspondait à rien de réel dans l’ordre des sentiments, mais seulement à une règle impérieuse dans l’ordre des convenances; elle visait uniquement à la vanité d’entretenir des relations avec des étrangers, que l’on se plaît à exhiber dans les fêtes comme des animaux de foire, pour attirer l’attention.

J’ai mis du temps à comprendre que je n’atteindrai jamais le fond, l’âme de la Sardaigne. De toute façon, je me trouvais confrontée à une ignorance totale des actes du passé. Il n’y avait rien là que le silence. Le silence qui pensait créer l’oubli. Et le risque fondamental de ma rencontre avec l’île (et tous ces “ils” impersonnels, avalés par l’ennui), c’était la reconnaissance d’une errance interminable, d’une fracture irréductible.

Cette clôture de l’univers sarde tend évidemment à affecter la capacité de l’individu à accepter l’ouverture naturelle du regard sur les autres mondes, sur les autres manières d’être, de penser. La vie semble surgir de la terre, de la pierre; elle ne sort pas de la mer mouvante. C’est un peu comme si l’île, à la fois vierge et mère, toute pure et sans mélange, avait remplacé l’Autre, condensé en elle-même toute la dimension de l’Autre, d’autrui, des autres. Peu importe l’isolement. Tout s’ordonne autour d’elle. Autant dire que ses fils n’en finissent plus de se disputer. La possession étant l’un des multiples visages de cet attachement excessif à la Terre-Mère qui colore la vie insulaire.

Désertée par la quête du sens, la Sardaigne ? Rien n’est moins sûr. Dans l’île, on ne vit pas dans soi, mais dans l’île et par l’île. On prend pour un corps ce qui n’est plus qu’une ombre. On bute, autrement dit, sur le problème de l’impossibilité de la ré-union des moitiés de Platon séparées. L’amour donne à penser. Mais il donne d’abord et surtout à vivre, à arrêter le destin inéluctable, le Fatum, devenir ce que l’on est. A condition de ne pas douter de l’existence d’une vie possible hors du cocon familial et de la vie commune. Bien sûr, en Sardaigne, l’amour romantique n’a pas la même importance qu’en France, et il n’y est pas plus compris que la volonté de valoriser l’individuel, à laquelle il est indissolublement lié. Question de civilisation : dans le monde sarde, on ne focalise pas sur le “grand Amour”, qui oblige à changer, à risquer. On pense plutôt clan, famille, milieu social, au sein desquels on est fillu de, “fils d’Untel”…, hors desquels on n’est rien ou pas grand chose. Pour se marier, avoir des enfants, il faut avoir il lavoro sicuro, l’appartement, le mobilier, la voiture, de l’argent sur un compte bancaire, dénicher le beau parti. C’est indéniable, personne n’a vraiment envie de sortir de sa coquille, de chercher le bonheur ailleurs que chez soi. L’île imprime sa marque sur l’individu, modèle sa façon de voir, de penser. Tout, jusqu’aux maisons campidanesi, soigneusement masquées par d’énormes murs de pierres, sans fenêtres vers le dehors, est la simple réplique d’un univers clos, où se blesse le désir d’aimer. L’extérieur est a priori étranger, hostile, l’intérieur, fief de la famille, est en revanche l’objet de toutes les fidélités.

Passion et réclusion sont corrélatives. Elles ont des effets ravageurs et sont à la racine du Mal di Sardegna qui trahit la prédominance d’un mal du retour. Retour au bercail qui n’est rien d’autre que le désir de mourir dans sa domus de naissance, nostalgie de tout ce qui est secret et caché. Ce n’est pas impunément que la place du Père reste vide. C’est la léthargique félicité que nous menions avant que nous fussions nés, à l’abri d’un antre de peau, dont il est question ici.

Si on n’éprouve pas la commotion du Dehors, on ne conçoit pas d’autre société que la sienne, forcément. On renoue au temps nourricier, à l’âge d’or, dont les indépendantistes nous peignent sans cesse un tableau idyllique. Certes, le paradis se trouve sous les pieds des mères, hors de toutes les obligations sociales; on n’a guère envie de s’en éloigner. Tout le contraire de ce qui conduit finalement à l’utopie de l’autre vie. Quand maman disait : « Va voir un peu là-bas si j’y suis ! », ce n’était pas aux délices paradisiaques que cette expression française, apparemment dénuée de sens, entendait éveiller, mais à la conscience que chacun devait aller son chemin. Et, par deux fois, je l’avais prise au mot, ma mère, je m’en étais allée, pour voir ailleurs si l’amour y était. Toujours plus loin. Ce n’était pas le saint amour de la famille qui était significatif alors, mais bel et bien l’arrachement, le détachement qui invitait à penser la délivrance. Il me fallait partir pour venir au monde. Autrement dit, pour devenir l’étrangère qui vivait au fond de moi, la trouver en l’Autre.

 

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