Chapitre 19

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Entre Cagliari et Paris

J’avais pris l’habitude de m’arrêter quelques jours à Milan avant de prendre le train de nuit pour Paris. Auprès de Mara, j’éprouvais du plaisir, je respirais plus librement. La solidarité qui nous avait liées à Cagliari à force de confidences et de mauvaises expériences s’était peu à peu transformée en une amitié mesurée, sur laquelle il me plaisait de compter. Extravertie mais également secrète, elle n’était pas de ces femmes qui se donnaient tout de suite. Comme la plupart des Italiens, Mara valorisait l’extériorité aux dépens de l’intériorité : la mode, les revêtements, les objets qui avaient un dessin parfait de superficie. A Cagliari, elle n’avait rien trouvé de ces enchantements qui agrémentaient la vie en Italie. Aucune décoration, aucune préoccupation architecturale, aucun souci esthétique, mais des constructions abusives, un laisser-aller, c’est-à-dire l’ignorance aveugle de ce qui exigerait une restauration. Ce qui, dans ses rapports avec les Sardes lui répugnait le plus, c’était cette incapacité de séduire, de faire la cour, d’enjôler l’autre. Et l’art de plaire, c’était une nécessité pour Mara.

Seule la nature l’intéressait en Sardaigne. Les bains d’air, de lumière et de soleil. Le reste l’attristait trop, parce que l’île de son enfance n’existait plus. Dans les villages, il n’y aurait bientôt plus rien à voir. Rien que le rien… qui rongeait insensiblement l’existence et la vidait peu à peu de sa substance et de son énergie. Elle disait avoir beaucoup souffert à Cagliari, et pour pouvoir oublier, il était plus facile de partir.

Mes voyages à Milan, à Paris ou ailleurs, au-dehors de l’île, me faisaient retrouver le goût des autres par un mouvement d’ensemble. Moins de gêne dans les approches, les abords et la joie d’être soi-même, dans l’instabilité. Si Paris fomente l’agressivité, les récriminations de ceux qui l’habitent, je m’y plonge à chaque escale avec volupté, savourant jusqu’à la lie sa foule anonyme, sa disparité et sa bigarrure. Certes, la division des croyances, des cultures entrave une communication parfaite et jette beaucoup de Français dans l’effroi; mais si l’Autre est une source de peur, il est aussi une source d’enrichissement, une eau vive qui se répand dans toutes les ramifications de la ville et étanche ma soif.

A Cagliari, il n’y a pratiquement que des Sardes. Les quelques Sénégalais qui vendent des bibelots dans la rue sèment déjà l’inquiétude. Les graffiti du style Niger go home, charbonnés aux murs du bastion San Remy, témoigne de ce dérisoire enfermement d’un peuple qui veut se suffire à lui-même vaille que vaille.

Cet été-là, je fis un effort pour rejoindre S., qui était en tournée en Allemagne. La présentation de nos livres de français et d’italien, destinés à éveiller la curiosité des adeptes de la vie alternative allemande, l’occupait entièrement. Et sa campagne publicitaire, plutôt fructueuse, lui avait valu de découvrir Berlin. Une ville étrange, laide, curieuse qui le fascinait, parce qu’il y avait élargi très vite le cercle de ses connaissances, et qu’il y trouvait une épuisable volonté d’apprendre les langues étrangères. Pousser les portes des librairies parallèles et découvrir l’univers qui se trouvait derrière était particulièrement excitant. Parce que dans le quartier de Kreuzberg, il régnait une atmosphère surprenante. Une totale décontraction. On pouvait s’arrêter dormir chez n’importe qui et, dans les vieux immeubles squattés, les conversations allaient bon train, souvent tard dans la nuit.

J’avais une conscience très aiguë de l’ennui irrémédiable que S. devait ressentir en Sardaigne. Dans ce “trou du cul du monde” comme disait mon collègue P. dans ses moments rageurs. Car la vie, pour S., c’était au-dehors, pas en-dedans. C’était chercher quelqu’un à qui parler pour débattre; c’était rencontrer, voyager, expérimenter, éprouver le bonheur qu’était la liberté.

Après avoir passé quelques jours à Berlin, je pris le train de Paris. Malgré ma peur grandissante, j’étais impatiente d’arriver en France, de revoir maman. Je savais qu’elle me voulait forte, à la hauteur du combat qu’elle livrait, et j’étais toujours terrifiée à l’idée qu’elle pût apprendre ma détresse. L’espérance ne tenait qu’au prix de mon silence, de mon secret, puisque j’étais la seule dans la famille à savoir le pronostic. Je n’avais qu’une ressource, c’était de trouver le point d’appui en moi-même.

Maman me reçut le sourire aux lèvres, triste d’abord, joyeux ensuite. Elle avait les cheveux très courts, grisonnants, le visage marqué par les épreuves, la violence de la maladie lente, mais je la trouvai belle. A mesure que le temps passait, je savais qu’il importait de vivre avec elle le moment présent, “ici et maintenant”. Sans songer aux lendemains.

Entre les jours de réclusion volontaire, consacrés à la famille, il y avait les amis, les bonheurs de la conversation, les friands dîners au restaurant, les passages à Paris, où j’avais jeté l’ancre. J’habitais sous les toits, dans un petit passage qui reliait la rue du Faubourg Saint-Denis au boulevard de Strasbourg, chez Bernard et Taieb, mes amis de toujours. Un couple si en accord avec cette ville hétérogène, où toutes les populations imaginables se rejoignaient, s’entrechoquaient, se réunissaient pour le meilleur et pour le pire !

Paris, pour moi, était une échappée. Autrement dit, un bref moment d’insouciance, pendant lequel je m’assurais intérieurement de mes forces. Comme il était enivrant de suivre les deux compères dans leurs déambulations nocturnes, de bars homos en shows de travestis, moins pour voir que pour savoir, et de danser comme bon il me semblait ! Le mouvement « gay » affirmait alors sa singularité. C’était la fin de la clandestinité des années 1970, de ces sordides boîtes de nuit, où les avait enfermés, circonscrits la perpétuelle et sempiternelle intolérance du discours dominant, le refus catégorique au droit à la différence. Le sida, on n’y croyait pas. Il n’y avait aucune raison pour que ce fléau s’abattît sur les homosexuels plutôt que sur les autres. Alors qu’ils avaient su malgré tout, et contre tout, choisir la vie.

Dans l’adversité, j’éprouve leur don de fidélité, leur capacité d’être à l’écoute, d’apaiser ma douleur. De là vient que je supporte aisément qu’ils aient d’autres idées que les miennes. Je les aime d’autant plus que nous sommes assurés de nous comprendre à travers les dissemblances et les désaccords. Auprès d’eux, je reprends le goût de vivre.

Restée seule, il était des matins où j’avais du mal à me lever. Bernard et Taieb avaient pris l’avion pour la Grèce, m’abandonnant leur trois-pièces, meublé à l’ancienne, dont je connaissais les moindres recoins. La chaleur caniculaire, qui se répandait dans la chambre à coucher aux murs tapissés de papier azuré, évoquait des jours heureux. Ils me manquaient. Blottie au milieu de leur grand lit, je croyais entendre leurs rires éclatants tinter autour de moi; je percevais la saveur sucrée des cornes de gazelle et des loukoums, que Taieb me glissait tendrement dans la bouche, pour me tirer du sommeil, en poussant des youyous aigus, soutenus par une musique de tambourins et de flûtes…

Tout dans l’appartement sentait bon, me ramenait à leur nature d’eau. De Bernard, j’aimais le regard bleu et fluide, éperdu. De Taieb, les lignes sinueuses, serpentines, toutes de chair palpitante. Ce ne devait pas être un hasard si toute ma vie je m’étais sentie transportée vers des êtres qui “n’étaient pas comme les autres”, par une sorte d’impulsion, tant il était dans mon caractère de préférer les difficultés de la vie à l’ennui mortel des gens du commun, pétris de conventions et de préjugés.

C’était la première fois que je demeurais seule au milieu du tourbillon de Paris et sans autre appui que moi-même. Et le hasard voulut qu’à ce moment-là, Rossana, une jeune fille sarde de connaissance, y passât également ses vacances avec son amie Lidia. Si fort que je m’appliquais désormais à ne pas me livrer aveuglément à tous vents, j’étais désireuse de les rencontrer. Un après-midi, je m’étais donc retrouvée à flâner en compagnie des deux jeunes institutrices par les rues pleines de monde, sous la pluie fine. Puis de nombreuses fois dans les semaines qui suivirent. Je m’apercevais avec étonnement que j’étais heureuse d’être avec elles. Elles me rassuraient. Elles comprenaient toutes deux ce besoin que j’avais de m’évader de l’île, de son emprise étouffante, souffrant elles-mêmes de cet isolement auquel la mer les condamnait. Combien de fois, au moment du départ, étaient-elles restées bloquées sur le quai par les grèves, ou tout simplement, parce qu’il n’y avait plus de place sur le bateau ? Si l’on voulait être sûr de quitter la Sardaigne en temps voulu, il fallait réserver des semaines à l’avance. Arrivée la belle saison, il était impossible d’improviser un voyage en voiture dans les quarante huit heures. C’était peine perdue. Vivre en Sardaigne, c’était tout le contraire de l’aventure au coin de la rue…

D’un pas décidé, Lidia et Rossana se lancèrent à la découverte des monuments historiques et des musées. Elles firent même une escapade à Versailles pour voir le palais des glaces. A mesure que les jours passaient, je sentais à quel point elles jouissaient pleinement de leurs vacances, ignorant les garçons de café, souvent pressés, surmenés, arrogants.

Si je m’absentais parfois, c’était seulement pour passer à la librairie Fontaine, où travaillait Cyrille, un ami de Bernard et de Taieb, sans qu’elles me tinssent rigueur de cette petite fugue. Quand il n’avait pas beaucoup de clients, il lui arrivait de prendre le temps de déjeuner avec moi dans une brasserie pour discuter littérature. Il était beau garçon, spirituel, avenant, et parlait de tout d’une façon intelligente et livresque, sans jamais tomber dans un parisianisme verbeux. Une concordance de goûts esthétiques, des affinités électives, forgées par nos lectures, nos voyages, nos amis communs nous avait vite liés et, le plus souvent, je repartais avec un sac bourré de romans qu’il avait spécialement choisis pour moi, sans jamais se tromper…

La nuit, je rêvais que je planais au-dessus des rues, sans toucher le sol. Il me poussait des plumes, qui me permettaient de bondir par-dessus les obstacles. Cet envol n’avait rien de commun avec le vertige de l’égarement qui me saisissait en Sardaigne, face à l’incompréhensible. Il me rendait le goût d’être moi-même, en étant sûre de ne pas être prise pour un monstre à trois têtes. L’intarissable bonne humeur de Lidia et de Rossana suffisait à me le prouver. Quand elles venaient me voir rue du Faubourg Saint-Denis, les soirées étaient d’un charme immense. Je humais la fraîcheur de leur nature primesautière. Il était un art de vivre sarde et je pouvais l’apprendre.

Loin de la Sardaigne, la vie m’apparaissait sous un aspect tout autre. Au terme d’un cheminement labyrinthique, j’apercevais enfin un point brillant, attentive à ce que Lidia et Rossana me racontaient de leur enfance, de leur île, de leur mère. Des mères, intraitables par caractère, qui criaient tout le temps, leur infligeaient mille petites humiliations, comme pour se sentir exister. Les câlins, les compliments, les encouragements, elles ne connaissaient pas; elles ne se départaient jamais tout à fait d’une certaine dureté. Une part d’elles-mêmes restait de pierre.

* * *

Maman n’était pas non plus des plus affectueuses, elle réprimait rigoureusement ses émotions, mais elle était l’être le plus généreux que j’eusse jamais connu. Cette envie de donner, était plus qu’un besoin chez elle, c’était une nécessité irrésistible. Si bien qu’elle résistait infailliblement à recevoir le soutien offert. Lors même que j’étais là, elle continuait à se démener comme elle pouvait pour tout faire, le ménage, les courses, à manger, et j’avais la douloureuse sensation qu’elle ressentait mon intervention comme une menace d’intrusion, dont elle devait se défendre.

L’important, quand elle s’entêtait à refuser mon aide, c’était d’essayer de la rejoindre là où elle se barricadait, pour s’assurer le sentiment d’autonomie indispensable à son fier tempérament. Après l’avoir accompagnée aux séances de chimiothérapie à l’hôpital de Nancy, d’où elle rentrait chaque fois épuisée, je restais fidèlement assise à son chevet avec un livre ou m’occupais sans bruit des tâches ménagères quotidiennes. Je devais m’oublier pour ignorer, pour feindre de ne pas remarquer le danger qui la guettait, sous peine de m’effondrer. C’était ma seule défense. Mais dans l’insomnie de mes nuits, je n’arrivais pas à m’absenter de moi-même, j’entendais comme les hurlements sinistres d’un loup qui faisaient resurgir les terreurs de l’enfance, la peur de perdre maman.

Ainsi, craignant à chaque instant une récidive, je décidai de la rejoindre avec S. en Alsace, où elle était en villégiature avec mon père et mes beaux-parents. Il n’y avait pas un nuage au ciel. Le lieu était modeste et coquet, et puis les fenêtres des chambres donnaient sur champs et verdure, buissons et fleurs. Maman était pâle, un peu fatiguée, mais la maladie n’altérait en rien sa gaieté naturelle, sa stupéfiante vitalité. Cette fois, elle se croyait sauvée. Et radieuse, elle souriait encore et toujours, suscitant partout la même sympathie, la même bienveillance. Je voulais profiter de chaque minute, m’ouvrir à tout ce que je percevais d’elle. Tout en moi convergeait vers un seul désir, un seul but : alléger ses souffrances par des plaisirs tout simples, qui revendiquaient des moments de bonheur partagé, de détente, l’illusion de jours meilleurs. La nourriture était riche et copieuse, les serveuses accouraient avec des terrines de gibier aux œufs de caille, des plats de choucroute aux poissons fumés et des canettes de bière forte. Je me sentais plus que jamais enivrée de son ardeur à vivre. Je la regardais manger, rire, s’émerveiller d’avoir retrouvé la vivacité d’un corps en mouvement, de pouvoir l’éprouver en faisant de longues marches au soleil, entre les ceps des vignes chargées de lourds raisins blancs, à perdre haleine.

 

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