Chapitre 18

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Île-refuge, aimante et terrible

Pensive, je contemplais le ciel bleu, tandis que le mistral, puissant, vivifiait mon esprit, le purifiait, chassait les nuages. Du balcon, je voyais la via Pacinotti s’éveiller, me divertissant de la nonchalance des passants, de l’élégance provinciale des femmes. Elles restaient minces malgré l’âge, d’une minceur un peu sèche, qui relevait d’une alimentation réglée et frugale. C’était un dimanche. Le jour du marché aux puces. Je décidai d’y faire un tour… Sur la vaste esplanade du bastion San Remy, toute la jeunesse semblait s’être fixé rendez-vous pour bavarder au soleil. D’autres vaguaient, les joues creusées, le regard fixe, épuisés par l’effet de l’héroïne. L’araignée, la vedova nera, faisait son œuvre. Je connaissais bien la plupart des jeunes toxicomanes qui se trouvaient là. Tous la subissaient, cette vie à ne rien faire, aux crochets des parents, comme une fatalité, comme une protection aussi. De toute manière, la mamma était là pour assurer les tâches quotidiennes : les courses, la préparation de la pasta à n’importe quelle heure du jour, le lavage, le repassage… C’était la belle vie et le lien inventé pour les tenir prisonniers, tout leur affectif étant concentré dans le cocon familial.

Le drame des balentes comme celui de tant de jeunes gens à la dérive se déployait sur cette toile de fond : le conflit entre la logique circulaire, archaïque – comme la faida qui n’avait pas de fin ou la tentation de la drogue qui revenait en cycle – et la logique linéaire d’une société qui, héritière de Rome, de Byzance et du Judéo-Christianisme, avait banni les valeurs féminines. Ainsi, ils oscillaient entre leurs pairs et leur mère, en quête d’une impossible unité.

L’armée bienheureuse des anges avait-elle eu vraiment raison de l’armée de Lucifer, cette exécutrice de la justice infernale, irascible et vindicative qui avait fondu sur le golfe du fond des âges et des ténèbres ? Et le diable vengeur, jeté à bas de sa monture, précipité dans les flots, était-il bien vaincu ? La sella del diavolo, que j’apercevais du haut du bastion San Remy, était encore là pour avertir des dangers encourus par celui qui voulait tuer son prochain “en toute justice”. Tout ce qui était frappé d’horreur et de puissance maléfique dans l’imaginaire collectif était une image de démons barbus, puissamment armés, qui surgissaient à cheval de la mer étale. Comme si les Sardes avaient voulu prouver que Lucifer venait d’un univers qui leur était totalement étranger. Comme si l’enfer, les monstres, c’étaient toujours les autres !

* * *

Arrachée à moi, je n’étais plus moi-même; j’étais devenue l’enjeu d’un sortilège malfaisant qui m’agitait. Je tournais à vide. J’avais des rêves de mort. Je revoyais Arne au fond de son lit, la mine grave, le crâne nu, si loin de moi, perdu dans le nulle part, et pourtant si proche; j’entendais sa voix, mais je ne pouvais étreindre son corps d’une maigreur squelettique. Je demandais une réponse à celui dont les cendres avaient été répandues dans la mer du Nord et abandonnées au vent par les sannyâsins. Quand, dans le doux murmure de la brise, une longue silhouette se profila sur le ciel bleu. Giuliano me toisait en silence, le regard noir, la tête rejetée en arrière dans un geste de défi. Finalement, il m’apostropha pour dire son fait :

– Je ne sais pas ce qu’il s’est passé durant votre voyage en Allemagne et en France, mais j’en ai assez de toutes leurs histoires, de leur conjuration. Je fais ce que je veux et je veux être à nouveau ton ami.

Je n’en croyais pas mes oreilles. A bien y regarder, disait-il, les torts étaient partagés. Il y avait au fond d’eux-mêmes il ne savait quel sentiment de jalousie qui les poussait à dénigrer tout ce qui, au départ, avait suscité sympathie et attirance. Et il devait avouer qu’il avait lui-même beaucoup de mal à se dépêtrer de ses crises de possession, il commençait par s’impliquer dans les amitiés, et puis tout à coup ça ne marchait plus. Devant un don qui n’entrait plus dans un système d’échange et de reconnaissance, il ressentait comme une honte ou une peur de tomber dans une sorte de dépendance. Alors, il coupait court, il rompait les relations.

J’aimais bien sa manière d’avaler les mots, à la romaine, son visage tourmenté, creux, osseux, marqué par le soleil et le vent. Je n’avais pas envie de rentrer chez moi et il me proposa d’aller boire un verre dans un bistrot, au pied des escaliers qui menaient via Università. Il était agité. Il parlait vite. J’avais conscience de son trouble, de sa nervosité, de son regard finalement très triste. Lui et sa femme ne savaient plus grandir ensemble. Ils réclamaient de toutes leurs forces le droit à l’impair. Et le pari était dur à tenir. Rien n’allait plus. En tant que chômeur, Giuliano était réduit à lui-même. Les copains étaient son seul réconfort, son refuge contre la solitude, ils évitaient l’anéantissement.

* * *

Arne disparu, c’est le deuil de mes années allemandes que j’ai porté. De l’expérimentation. Du risque. De la révolte. Une partie de moi s’est éteinte avec lui. Mon passé se perd dans un gouffre gris et nébuleux. Loin d’augmenter mon savoir sur le monde, ma vie en Sardaigne n’a fait qu’élargir l’éventail de mes incertitudes et de mes illusions. Je ne mords plus dans la vie. Tout est si bleu de ciel, si lumineux, que je n’y vois plus rien. Rien que l’absence et l’oubli. Rien que le vide. Tout m’échappe, y compris moi-même. L’aventure de l’exil et de la vie sur l’île me renvoient à ma propre insignifiance. Malgré sa familiarité, Cagliari a peu d’amour à offrir. Elle demeure le lieu de tous les mensonges, de toutes les inconstances, et quelles que soient mes capacités d’adaptation, le désir de participer à une communauté partagée, je ne parviens jamais à donner le meilleur de moi-même.

Ce qui m’a consumée, c’est le sens que je donnais aux tours et aux bastions de cette ville troublante. Il est fort naturel, au regard de la situation de l’île qui s’est toujours trouvée à la merci des invasions, que Cagliari eût aspiré à se protéger des attaques du diable étranger, elle pouvait craindre qu’il fût toujours vivant dans la mer, qu’il ne se réveillât. Mais elle s’est hélas fixée dans sa peine et dans sa peur des autres. Peur de tout ce qui pourrait mettre à nu sa propre vérité. La ville forte n’est peut-être que la porte d’un enfer, d’où nul ne s’échappera. On dit que le diable est grégaire, qu’il ne voit guère de différence entre les hommes et, jugeant ainsi, n’en est plus libre de se faire des amis selon ses avantages et ses commodités. En d’autres termes, le propre du diable, ce serait de produire du même. Il est de fait que discuter une question, une opinion, prendre parti, n’est plus de mise. On aime parler de tout et surtout de rien, s’asseoir devant la télévision sans écouter, s’engluer passivement dans le visuel. Et si débat il y a, c’est toujours dérisoirement, pour couper court.

Passés les premiers moments d’engouement, le moment de la chute s’était déroulé avec une infaillibilité qui ne semblait pas réelle, mais je ne pouvais cesser d’agir, d’espérer. Ma soif des autres me l’interdisait. Et Giuliano était l’unique pont qui me reliait à l’émerveillement antérieur. Il avait un côté rebelle. Il était mon seul salut dans cette ville impersonnelle, qui me déniait le plus humain des droits : le droit de vivre, de penser à ma guise, d’envoyer paître le troupeau… Il attendait de moi toute la force qui lui faisait défaut depuis que sa compagne s’était éloignée de lui, mais il ne m’en voulait pas de me retrouver si vulnérable, si différente de l’image qu’il avait gardée de moi. Il me rappelait la passion de nos discussions, mes grandes idées sur l’amour, l’amitié qui naissait à travers les rencontres imprévues, le rôle bénéfique que j’avais joué jadis dans la bande, sans que je m’en rendisse compte, agissant comme une trouée d’air. Le souvenir de mes joies, de mes enthousiasmes, devait me donner le courage d’agir, de surmonter mon sentiment d’échec, avec la conviction d’en revivre d’aussi inoubliables. Giuliano disait souvent que ses amis ne pouvaient nous pardonner d’avoir exhibé une vie en dehors d’eux, en dehors du groupe, où nous avions été si chaleureusement accueillis, recueillis, et d’où nous nous étions évadés le temps d’un voyage, faisant figure de traîtres. Ils étaient jaloux de notre passé, de nos amis d’antan, jaloux de tout ce qui, avant eux, avait été confié à d’autres.

Nous passions de longues heures à marcher, en flèche, dans le dédale des ruelles. Sans savoir où aller. Les yeux mi-clos, nous reprenions notre souffle sur l’esplanade du bastion San Rémy, si mélancolique dans le soir avec ses bancs de fer vides sous les palmiers frémissants. Giuliano avait tout perdu : sa serre, emportée par le vent, sa compagne, son enfant, s’en étaient allés. Il ne lui restait rien, sinon cette étrange sensation de s’ouvrir au monde, aux autres, pour la première fois. Plus que ses paroles, son visage me racontait les chocs, les pressions et les souffrances du passé. Mais aucune déconvenue ne pouvait faire tomber la fièvre qui le dévorait et répondait au sentiment intérieur d’un puissant débordement de vie. Il apprenait finalement à se mouvoir seul. Il s’apprenait. Il voulait être. Parler, s’expliquer. S’embarquer pour de nouvelles contrées qui le révéleraient à lui-même… Je me sentais coupable d’avoir allumé en lui un feu qui risquait de le consumer tout entier. La sortie de l’union conjugale, c’était le vide pour lui, mais il disait que c’était aussi la capacité de vivre sans miroir, sans mémoire et de penser par soi-même. C’était il y a un an. Aujourd’hui, sans argent ni moyen d’en gagner, sa quête effrénée apparaît sans issue. A force d’osciller entre Calasetta et Rome, où demeurent ses parents, il reste en suspens entre-deux-mondes, sans constance affective. Giuliano se regarde en face et s’épouvante. Il sait qu’il a collé sournoisement le masque de mère au visage doux et craintif de sa jeune compagne et, démuni comme un nouveau-né, il souffre le martyre de se voir si petit.

La citadelle, au loin, rejoint la pleine mer du ciel. Mon corps s’entoure d’air chaud. Les images bondissent, brillantes ou pâles, sur l’écran noir de ma mélancolie. S. est à la maison. Il barbote dans l’eau fraîche du bain, muré dans ses projets. Il rêve de révolutionner l’enseignement des langues étrangères, grâce à Queeky. J’éprouve les douleurs d’une jalousie d’autant plus implacable que ma rivale n’est autre qu’un… ordinateur ! La crise que nous traversons ne remet pas en cause notre amour, mais depuis que chacun vit de son côté, par la vertu d’un pacte, nous ne vivons rien de simple. Face à l’inconnu, tout nous échappe, y compris nous-mêmes. Cinq années de tourments durant lesquels s’est instauré un jeu dangereux, tissé de spirales, où se livre le combat de deux natures opposées, à la fois entre elles et à l’intérieur d’elles-mêmes, au lieu de se compléter. Entre nous, il y a un gouffre infranchissable. Mais, cette fois, je n’ai aucune intention de lancer la passerelle qui lui permettra de franchir cet écart, je revendique mon indépendance, et la solitude en prime.

L’étranger reste aux yeux d’un amour exigeant le mystère le mieux défendu. Je cherche toujours à solliciter ce qui se dérobe. Ce qui, précisément, entend l’éloignement et l’altérité de l’autre. Jeu de cache-cache incessant où la pudeur fait place à l’impudeur, où l’aimé, à la fois saisissable mais fuyant, renvoie à “autre chose”. A une présence-absence en quelque sorte.

Chacun de nous recèle une île-refuge. Je ne puis dire ce qui m’entraîna vers la Sardaigne. Il se trouva que ses blessures, ses révoltes étouffées, son tourment de l’origine, me ramenaient lentement à toute cette tristesse obscure, isolée, dont ma mère me fit la dépositaire, sans même qu’elle en eût conscience.

C’est en observant les dessins des enfants de l’école maternelle, où travaille Teresa, une Romaine de connaissance, que j’ai compris combien les mères sardes, représentées sans bras pour la plupart, sont étrangères à toute effusion. Elles ne câlinent pas, ne touchent pas. Ce qui n’a rien à voir naturellement avec leurs sentiments profonds : là, sous la froideur des gestes, sommeille l’instinct de louve, terriblement maternel, qui rayonne comme une colère ravalée.

Soit dit en passant, maman aussi a toujours eu la conviction que les caresses et les baisers engluaient l’enfant dans la poisse de la dépendance, elle se refusait à nous tenir dans le creux de sa main en mamma italienne, tout en étant, pourtant, entièrement à notre dévotion. Et plus elle s’offrait en se dérobant, plus je m’élançais vers elle en la manquant.

J’ai toujours détesté ne pas comprendre et toujours fini par aimer ce que je ne comprends pas. 1969 : vrai saut dans l’inconnu. Rien ne pétillait dans le bleu nuit des prunelles de S., qui ne livraient que des sursauts d’étrangeté. Aller vers lui, c’était donner l’assaut à une forteresse, qui se révéla une épreuve, un apprentissage de l’amour, qu’il fût béatitude ou déchirement. Lent apprentissage jamais achevé, toujours indispensable.

Depuis la veille, le vent a rallumé les incendies criminels. Le feu est intrinsèque à la nature de la Sardaigne. Et tout ce qui brûle et meurtrit… jusqu’à l’incohérence. Malgré la chaleur caniculaire, j’ai erré dans la ville, stupéfaite de me retrouver dans la foule. Je me suis laissée transporter par le fleuve humain qui se répandait dans les rues commerçantes. Le blanc absolu de la lumière, l’impassibilité des visages mâles rasés de près, qui exprimaient simultanément l’insouciance et l’ennui, avaient sur moi un effet anesthésique. Il n’y a plus rien à Cagliari qui se détache, rien qui retienne mon attention. L’ouverture fut un désastre, le retrait une mort sans fin. Je dépéris sous le poids de ma tristesse. Mon erreur semble avoir sa source dans la fascination d’une ville qui ne peut se donner qu’à elle-même. Il y a de la mort dans cet amour et de l’amour dans mon amertume. Mais ce qui a déclenché le désemparement, c’est surtout le mythe que je m’en suis fait. Je voulais une union qui ne fût pas une fusion, dans l’ordre de l’île et de la mer, découvrir l’Orient derrière ses vieilles et lourdes pierres, qui montaient vers la lumière. Pas retourner en arrière.

Face à la mort d’Arne, je mesure l’ampleur des abîmes, qui me séparent de ceux que je chéris. Des décombres du passé émerge l’expérience acquise et les termes du futur. Je ne pourrai avoir de lien avec la Sardaigne que dans l’espace qu’elle me concède, hors de ses territoires intouchables, ses zones interdites, ses trésors cachés. Entre ce qui se cache et ce qui se dévoile. La vie, de toute manière, est un constant arrachement : les amis s’éloignent, on les perd de vue… et Arne s’en est allé bien avant l’heure. L’inaccessible commence à dire son nom. Cette lueur d’amour, encore confondue avec les ténèbres, commence à prendre corps. Tout cela, qui intègre la mort à la vie, n’est que le témoignage du combat que la Sardaigne a mené, en se cabrant et marchant à reculons, pour continuer à vivre. Par amour de la vie. Et non dans une aspiration morbide à la mort. La Sardaigne n’est ni si différente ni si proche que je l’ai cru. Elle est à la fois totalement familière et profondément étrangère. Aimante et terrible. La plus maternelle des îles.

 

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