Voyage en Barbagie; réflexions
Il régnait dans ces montagnes une atmosphère lourde, confinée. Un silence épais. Sous ses dehors accueillants, la Barbagia était violente, d’une violence muette. Les repas que je devais y faire me semblaient de redoutables épreuves. Mes hôtes me gavaient de nourritures pesantes : charcuterie, entrailles, vulve de truie ou testicules de taureau qui avaient cuit sur des braises de myrte ou de fenouil odorant. J’assurais que tout était exquis. Non, je ne buvais pas de vin. « Celui qui ne boit que de l’eau finit par avoir des grenouilles dans le ventre ! » disaient-ils invariablement d’un ton plaisantin. Après quoi, ils sortaient les nougats aux noisettes, les gâteaux aux amandes et au miel, aux raisins secs ou bien encore fourrés au moût de raisin, meringués, glacés, où se déployait tout l’art des femmes qui, des jours durant, les avaient préparés avec dévouement. Cette préoccupation de rassasier le visiteur reflétait celle d’une société dont les couches humbles et déshéritées avaient connu la famine; elle marquait une hantise due à des siècles de vie précaire. Comme dans tous les logis, la vie de famille s’organisait dans la cuisine, un lieu éloigné de tout curieux, où trônaient la cheminée et la télévision, et où se tenaient les veillées qui achevaient la journée de labeur. Un espace clos et sombre, qui renvoyait au traitement particulier que les femmes mûres réservaient à leur corps : un corps invisible, enfoui sous de lourds jupons de ténèbres. Sans doute était-ce ce qui leur donnait cet air ombreux, cette aura de réserve, mais en même temps cette énergie première. Dans l’austérité, quand l’homme se déplaçait de point d’eau en point d’eau avec ses moutons, couchant dans les ovili, huttes de pierres sèches en forme de cônes, analogues aux cases africaines que j’avais vues en Haute-Volta en 1977, la mère pourvoyait aux besoins de la famille, fabriquait le pane carasau, en forme de galettes fines comme du papier à musique. Elle avait l’œil à tout et usait de sévérité quand il le fallait. La vie était difficile et elle travaillait plus dur que l’homme; elle devait souvent tirer le diable par la queue pour élever ses enfants. Ceci accroissait son prestige. A Cagliari, on racontait que la société barbaricine était de type matriarcal, en ce sens que les usages et les anciennes coutumes étaient encore jalousement transmis par les femmes. Et qu’il valait mieux se méfier d’elles, l’habitude de se tenir du côté de l’ombre et du repliement se heurtant à ce qui était précisément l’opposé : le feu brûlant des passions, du châtiment, de la vengeance.
La communauté des femmes qui détenaient l’autorité en l’absence des hommes, occupés à mener paître les troupeaux, avait un caractère étouffant bien propre à les discréditer. Grandes étaient les tensions entre elles. On se défiait des veuves en particulier, qui cumulaient les fonctions du père et de la mère, définis séparément dans la société barbaricine. Coiffées de leurs fichus noirs, elles étaient comme le diable et jetaient les mauvais sorts, ne guettant que l’occasion d’épancher leurs sentiments d’envie et de frustration constamment refoulés. En Barbagia, le christianisme n’avait pas tout à fait abattu les dieux d’antan; il n’avait pas eu raison des traditions et croyances ancestrales et, avec elles, des démonologies orientales et des possessions, nées avec les religions naturelles… l’héritage s’effectuant matrilinéairement , selon des voies silencieuses, dissimulées. Certes, dans l’île reconquise par l’Eglise, la Madone avait usurpé la toute-puissance de la Grande Mère, mais les femmes étaient encore placées sous le signe d’Arachné. Elles tissaient les destins et s’associaient aux divinités vengeresses du crime, à l’obligation d’obtenir vengeance. Tout autant que les hommes, elles permettaient aux bandits de vivre à l’abri de la justice et assuraient, en toute bonne conscience, la pérennité d’un ordre phallocentriste, basé sur la force et la violence. Bien souvent, les commandements de l’Eglise allaient à l’encontre de ces croyances populaires, qui favorisaient le mythe d’une région “barbare” à la fois redoutée et vénérée, où prédominaient la magie et la superstition, mais aussi l’esprit du sacrifice; l’impulsivité ténébreuse et malfaisante, mais aussi la générosité; en somme, la coexistence des contraires.
« Tout est extrême là-bas, me disait le jeune artiste. Et il n’y a pas de frontière précise entre la vie et la mort. » On séquestrait, on assassinait des personnes et les mères des tués vivaient en permanence dans un sentiment de malheur. Dans certains villages, la haine coulait à flots sanglants après que les femmes eurent excité les hommes à la faida, par leurs attitu, ces rituels de lamentations funèbres, qui attisaient toutes les douleurs de la vie péniblement retenues sous la peau… Assoiffées de vengeance, elles criaient comme des bêtes blessées, entraînées malgré elles par le vertige tentateur de la continuelle malédiction. La faida était un devoir familial et l’expression la plus spectaculaire de ce droit ancien qui poursuivait sa route à travers les générations, nourri par les visages dévastés, ravagés, les voix brisées de ces mères-bacchantes, filles d’Agavé, appelant le sang à l’infini, et n’hésitant pas à mobiliser les démons ou les sorcières pour se rebeller contre les torts subis, les crimes perpétrés. Oui, le malocchio, le “mauvais œil” qui occasionnait dommage à ce qu’il regardait, était une autre menace réelle dans le monde sarde. Il pouvait tuer, faire périr le bétail et attirer le malheur sur la tête de l’homme. Un œil admiratif, tout particulièrement s’il était porté sur un enfant, était en fait un œil envieux. Un compliment, s’il n’était pas accompagné du toucher de la main, était tenu pour maléfique. Tout ce qui était signe de chance ou de bonheur suscitait l’invidia, l’envie haineuse, et devait être absolument dissimulé aux regards. La beauté, c’était comme un joyau. Le mieux qu’on pût faire, c’était de la cacher, car la vanité attirait la convoitise et provoquait de dangereuses jalousies. A Cagliari, j’avais même connu des femmes qui perçaient des poupées de paille sans visage à l’aide d’aiguilles magiques pour supplanter une rivale. Les aphrodisiaques, destinés à reconquérir l’amant, n’ayant pas produit l’effet désiré, il ne restait qu’une solution : que l’autre femme mourût ! Heureusement pour les victimes, il existait des anti-dotes à ces sortilèges : clés, clous, cornes, sel agissaient, paraît-il, comme des remèdes.
Il subsistait également des rites d’exorcisme à caractère chamanique, dont le plus répandu était la danse de l’Argia, destinée à calmer la vedova nera, la veuve noire, araignée venimeuse, vampiresse, avide de sang, qui piquait et mordait. Autant d’effrois lovés dans les strates perdurables de l’inconscient barbaricin, qui drainaient des tas d’histoires sulfureuses, où l’araignée comme la mouche passaient pour des figures malignes : avatars du diable, attribut des sorcières.
L’univers sarde était peuplé de ces mauvais esprits devenus animaux, insectes, de ces puissances diffuses toujours chargées d’un fort symbolisme chthonien ou infernal, et en tant que tel attaché à l’idée du mal. Male di Sardegna qui touchait l’être comme par possession ! Que ces sales bêtes fussent toujours de sexe féminin me laissait songeuse. Cette peur panique de l’animal femelle montrait bien un atavisme tenace remontant du gouffre des temps primordiaux à prédominance matriarcale. Malgré le culte dionysiaque du héros, qui s’était substitué à l’adoration de la terre-mère sous l’influence des Byzantins, les femmes continuaient à agir, à coups de dents, dans les affres du malheur absolu. En vertu de leurs changements d’apparence, ces démones rappelaient étrangement les images maternelles sculptées de l’omnipotence primitive, fondues dans le culte de la déesse-mère vierge, souvent noire; d’autant qu’elles vivaient souvent sans homme et restaient dans un lien originel intact à la mère. Elles en présentaient aussi toute l’ambiguïté, oscillant souvent entre la magie blanche et la magie noire, le pouvoir de guérir ou de provoquer la maladie, toutes puissantes dans le mal comme dans le bien. Je ne croyais pas aux mystères, mais je croyais au mystère de la Sardegna-Madre. D’avant le Père-Dieu. J’entretenais donc fatalement avec l’île un lien passionnel, démétérien, tout mêlé de secrètes frayeurs qui me détournaient de ma propre vérité.
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Nés guerriers, les Barbaricini se considèrent toujours comme un peuple vaillant, résistant et indépendant d’esprit; ils ont lutté contre plusieurs vagues d’invasions étrangères et se sentent peu d’affinités avec les citadins cagliaritains qui se consacrent au commerce et dont le sang, depuis des siècles, s’est mêlé à celui des Arabes, des Espagnols et des “Continentaux” implantés. En outre, ils exècrent la mentalité d’assistés, la posture résolument victimaire, qui règne au sud de l’île. Dans cette société agro-pastorale, organisée en autarcie, on vit beaucoup de l’élevage transhumant et des produits des troupeaux; on évalue la richesse, non en cultures mais en bétail, car posséder du bétail signifie posséder la souveraineté. Par là serait mis en évidence le caractère aristocratique de la société barbaricine, laquelle a abandonné aux populations conquises ou soumises du Campidano, le soin des fonctions productrices de la terre. Etre indépendant est considéré comme une chose plus importante que de gagner de l’argent. Vaches et cochons pâturent à leur gré, sans gardien. Les bergers, se souciant peu de la justice civile, sa zustissia, pratiquent ici et là l’usage ancien du brûlis pour favoriser l’herbage. Un usage qui remonte bien avant le calendrier.
Davantage que de la haine, ils éprouvent du mépris pour l’institution judiciaire. Pour eux, l’abigeato, le vol de bétail, dont la conservation farouche semble une préoccupation constante des Barbaricini, fait partie du souci aigu d’équité, de la révolte contre l’idée de la propriété injustement répartie. Et dans le bandit se confondent encore le réfractaire et le justicier. La vie judiciaire n’est pas simple dans ce monde complexe, où un code traditionnel non écrit, su connottu, dicté par des sortes de “sages”, sos homines, est perçu comme un recours plus efficace que sa zustissia. Ici, les liens ancestraux tissés entre les clans parentaux, entre les “amicales” d’intérêt ont subsisté. Et chaque communauté a son arbitre, chargé de régler les rapports humains et de jouer un rôle de médiateur entre les clans parentaux en cas de litiges. A en croire les journaux locaux, les bandits, s’ils ne dévalisent plus les voyageurs, continuent cependant à pratiquer le rapt. Naturellement, les enlèvements se produisent en dehors de la communauté. Ni vu ni connu.. De toute façon, personne ne prend le droit de parler. Non par conviction, mais par résignation, ou bien par tradition, le péché le plus grave, le plus gravement puni, étant la trahison, destructrice du lien social.
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Le banditisme et sa passion de la rapine venait de très loin, d’une très longue frustration et des conflits qui existaient entre les éleveurs de bétail, ceux de la civilisation du cheval, et les agriculteurs réduits à la servitude. En premier lieu, les Barbaricini rejetaient le travail de la terre depuis qu’on la leur avait arrachée, et toute possession de propriété privée, incompatible avec leur sens de la liberté comprise comme hors-la-loi. Incontestablement le mythe du berger-bandit d’honneur poussait cette donnée à son extrême. C’était à chacun selon ses besoins. En cela, ils avaient beaucoup en commun avec les anciens chasseurs et leur pratique de la mise en pièces, le vol du bétail et sa distribution étant non seulement un test de valeur, mais à l’origine une sorte de justice distributive, une affirmation d’équité. Cependant, la voie qu’ils se traçaient ainsi était étroite et périlleuse. Qu’il y eût entre eux conflit et la course entreprise pouvait mener à l’effusion de sang. Le vol d’un mouton était peu de chose et facilement réparable, mais en revanche, tout honneur outragé déclenchait la haine meurtrière. On tranchait les jarrets des bêtes de l’offenseur avec une joie sauvage, on bousculait le code traditionnel en vertu duquel il eût fallu négocier, s’affranchissant de la communauté après en avoir subi les règles tacites.
C’était la balentìa, la vaillance, qui traditionnellement faisait de l’homme un homme d’honneur. Un balente n’avait pas le droit de refuser un défi, sa fierté passait par la dominance. Le sort normal d’un homme preux, c’était de faire justice lui-même, puis de tomber lui-même sur la pierre à sacrifices. Ainsi, il affirmait doublement sa force : non seulement il se passait de l’approbation, donc du soutien de la règle commune, mais il encourait la sentence prévue, attendue, la mise à mort, comme preuve de son courage et finalement de la justesse de son acte.
L’un des paradoxes de cet insoumis était de tendre à la rupture et à la plus imaginaire autonomie, tout en affichant par une rétorsion en talion la pérennité de la vendetta, qui avait sa place dans la société barbaricine. On pouvait tuer dans la collectivité sans être puni, mais selon des règles singulières. Une telle attitude illustrait très bien l’ambiguïté du double et inquiétant caractère de la Barbagia : à la liberté absolue s’opposait la soumission au code d’une société soudée par les liens de loyauté, l’endogamie de clan, le sang; au refus des lois écrites, la rigueur inflexible de l’obligation de vengeance qui se doublait de l’omertà, la loi du silence. Dans tous les cas, la mort gagnait sur la vie.
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Il fallait tendre l’oreille aux bruits des silences de la Barbagia pour entendre ce qu’ils recouvraient : les cris et les chagrins, les rancunes ressassées, les secrets honteux longuement enfermés qu’elle portait en elle comme des ulcères purulents. Ni son tempérament ni son éducation ne portaient le balente à l’introspection. Il était téméraire, mais son esprit était étroit, prepotente. Et ce qu’il était en vérité demeurait d’une “barbare” étrangeté. Débattre ne servait à rien, quand l’honneur paraissait être en cause; ce qu’il fallait, c’était utiliser la force physique. Voler et tuer. Tout le génie du balente était de rendre efficace des qualités négatives et de faire de sa présomption non une faiblesse, mais une supériorité absolue.
Les difficultés sont infinies pour un étranger dès qu’il s’agit de comprendre la Sardaigne. En fait, la Barbagia ne diffère pas sur tous les points de Cagliari, quoi qu’on en dise : ombrageuse et disparate, elle est aussi secrète qu’impénétrable. Sous terre, l’ordre ancien menace toujours, et le droit romain devrait prendre garde de l’oublier. L’île est un ventre, goinfre et lubrique, plein du feu du châtiment. Derrière l’envie, le phallocentrisme, le déchaînement de la haine, c’est probablement le pouvoir maternel qui est attaqué, avec la complicité des deux sexes. Chacun luttant désespérément contre les liens sacrés qui les maintiennent à la mère orale, intrusive, exclusive, indéfectiblement rivés. Une histoire d’amour et de haine en somme, pour la grande nourrice, avec pour terrible conséquence l’assimilation du désir d’aimer au désir de tuer et de morceler.
Le reste n’était pas dit, à peine suggéré. Ce qui souvent déclenchait la rixe, c’était le climat d’homosexualité réprimée dans les bettole, les tavernes, où il importait de réitérer des affirmations mâles de puissance et de domination, d’épuiser toutes les jouissances héroïques au milieu de la foule, celles de la fête, des cavalcades et de la beuverie, mais aussi de la fureur virile. Parce que les femmes étaient trop fortes ? Ou bien parce que l’absence des pères, leur silence au regard de leur éducation, favorisait la toute-puissance maternelle ? Tout le balancement de ce système de talion était peut-être entre ces deux pôles : la solitude dans le royaume de Cybèle, qui cachait amoureusement ses fils dans son antre, et les grandes dionysiaques au milieu de la foule où le sang versé se mêlait au vin. Et ce choix impliquait toute une série d’épreuves, d’actes rituels qui marquaient les étapes d’un trajet initiatique, d’une incessante poursuite, et finissait dans la mort sanglante, par l’extrême difficulté à s’affranchir de la “veuve noire” lors même qu’elle avait un mari.