Chapitre 16

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La maladie et la mort; errance et nostalgie; retour au même

“En France, le premier jour est pour l’engouement, le second jour pour la critique”

(Laharpe)

La Sardaigne souffre de la maladie de la mort. Qu’elles aient l’humble proportion des domus de janas ou qu’elles s’élèvent, géantes et collectives, les sépultures anciennes nous rappellent que les Sardes mirent jadis toute leur âme a préparer leur abri d’éternité. La concavité des domus de janas, les cornes du taureau qui servent de berceau à la lune, les constructions en cône, tout atteste l’absence de division, éveille le désir de replonger dans l’obscurité, le sein maternel, la collectivité, et indique l’affirmation qu’il existe, dans l’île, un royaume des mères.

Assurément, je souffrais depuis des mois de la maladie d’Arne. Son état de santé était alarmant. Je me trouvais attachée à lui par un fil qui pouvait se briser d’un jour à l’autre. J’aurais aimé qu’il m’appelât à son chevet. Il ne l’a pas fait. J’aurais voulu tenir cette grande place dans sa vie, et j’ai payé mon attente d’un regret sans remède. J’appris sa mort le jour où j’étais en partance pour Cologne. La lettre était d’Annette, son amie depuis un an. Elle essayait de me consoler, écrivait que la distance, loin de l’éloigner de moi, n’avait fait que renforcer notre lien télépathique. Que la mort était inhérente à la vie…

Je n’avais jamais été confrontée à la mort. Elle est devenue ma compagne. Le sort le voulait ainsi. Cet été là, je trouvai ma mère terriblement affaiblie par le cancer. Elle avait quitté l’hôpital sans prévenir. L’amaigrissement, ses joues creusées, son teint jaunâtre me frappèrent. Son foie était couvert de métastases, mais il n’était pas question qu’elle se soumît à des séances de chimiothérapie. Elle était persuadée que cela ne servirait à rien, sinon à la faire souffrir davantage. C’était sans compter avec la fourberie des médecins. Convoquée au centre hospitalo-universitaire de Nancy quelques jours plus tard, l’oncologue lui avait fait miroiter les bienfaits qu’elle eût pu tirer d’un tel traitement. Il lui garantissait qu’il y avait deux chances sur trois pour qu’elle guérît. Elle devait se battre. Tout était possible si elle avait confiance. En la voyant si convaincue soudain, j’avais tu la vérité, ravalé mon chagrin. J’aurais voulu lui demander pardon.

– Il faut vous en remettre à la médecine, aux décisions du Professeur, me dit la mère supérieure du service de cancérologie quand j’émis mes réserves sur le succès de la cure. Elle seule vous déchargera de toute responsabilité morale, vous mettra la conscience en paix.

Je la regardai, effarée. Je ne pouvais m’en laver les mains. Il s’agissait de ma mère et je voulais lui éviter tout faux espoir, un calvaire inutile.

Maman lutta au-delà de toute prévision, mettant en branle toute sa force vitale. Bien sûr, elle s’était d’abord révoltée contre le verdict des médecins qui lui paraissait injuste, et par conséquent insoutenable. Mais c’était une combattante, une amazone au sein coupé, elle s’armait contre l’adversité. Son acharnement à guérir agissait sur ses pôles positifs d’une manière imprévisible, elle ressuscitait. Elle avait tout affronté sans une larme, sans une plainte, du profond de sa détresse : la chute des cheveux, la polyarthrite qui eût cloué sur son lit tout autre qu’elle. Des mois de luttes et de souffrances physiques et morales qui surgissaient du milieu de mes nuits, me laissaient toute pantelante comme un cerf aux abois, en proie à l’angoisse de vivre, à la faute de vivre.

J’avais des insomnies, des plaques d’eczéma sur le visage, je perdais l’appétit, maigrissais à vue d’œil, m’étiolais. Je ne pouvais oublier le regard d’outre-tombe qu’elle avait posé sur moi, après que l’infirmière l’eut tirée du sommeil où elle plongeait en apnée, jusqu’à en mourir peut-être. J’avais obtenu, à force de volonté obstinée, l’autorisation de passer les nuits auprès d’elle, allongée sur un lit de camp. On la maintenait en vie à coups de perfusions. De la chambre, j’entendais les autres malades gémir, je pensais à Arne, à sa main décharnée dans mes cheveux, je désirais la présence de S. Je haïssais le monde de n’avoir pas fait maman heureuse, le diagnostic de l’oncologue qui la condamnait froidement en ces termes : Ť ce serait miracle que de parvenir à une durée de deux ans… ť

Sa survie, non, on ne pouvait pas appeler cela une vie, fut une victoire remportée sur la peur et la douleur. Je la voyais porter ses maux avec un courage sans faille. Il m’arrivait de penser que mon secret m’eût été moins insupportable si j’avais pu le partager avec mon père, mais il n’avait aucune aide à offrir ; trop fragile, il ne voulait rien voir ni savoir. Quand je pensais à l’avenir, j’étais saisie d’épouvante, prête à sombrer.

Cette année-là , j’ai beaucoup navigué entre la Sardaigne et la France. Depuis lors, je fais halte à Paris où j’ai trouvé une place, un droit au chagrin, auprès de Bernard et de Taieb. Ma seule joie à Cagliari : le nouvel appartement de la via Pacinotti que je partage avec S. et un bon nombre d’hôtes de passage ou sfrattati, expulsés de leur appartement. Il est spacieux, traversé de lumière et possède deux salles de bain. Perché au huitième étage d’un immeuble sans apprêt, il donne sur la citadelle, érigée sur un éperon rocheux. Et, par temps gris, je vois les nuages, ces merveilleux nuages qui forment une houle bleutée à l’horizon.

* * *

Je supporte mal l’apathie de Cagliari dès que s’annonce l’hiver. Le temps cesse de couler. Quoi qu’on fasse, c’est toujours la même chose. Les rues et les places sont dépeuplées. Le vent s’engouffre en vous jusqu’au cœur. Partout règne un froid humide : à l’université, au cinéma, dans les bars nocturnes. Les gens du Nord n’imaginent pas que l’on puisse avoir le sang glacé quand le thermomètre marque quinze degrés. Mais sans chauffage, on est obligé de se couvrir chaudement. Les endroits où l’on peut se rendre, quand on ne dîne pas entre amis, sont obscurs et vétustes. L’ameublement et la décoration, rudimentaires. Et pourtant, dans cette ville sans variations, où manquent toutes les conditions pour passer des soirées hivernales avenantes, subsiste une tension, un souffle, la possibilité d’une véritable transmutation, qui est la tâche même de mourir à soi-même.

Rencontrer son double est dans les traditions anciennes un événement néfaste, parfois même un signe de mort. L’image que Cagliari me renvoie me fait passer de l’autre côté du miroir, dans un monde sans commencement ni fin, purement imaginaire. Un homme m’a dit tout dernièrement : Ť Tu n’as pas encore trouvé la clé ť. Ce qui revient à dire que la porte de la ville est close, verrouillée. Un verrou son cœur. Là-haut, au sommet de la colline, Castello se retire dans ses murs, se voile dans le nimbe rosé de la lumière du soir, aveugle quant à son être. Et pourtant la vieille ville continue à m’émouvoir avec ses façades défaillantes, ses palazzi bardés de balcons branlants, qui expriment la négligence des pouvoirs publics, mais aussi le refus du peuple sarde de s’accepter comme être historique. Le patrimoine est, en effet, le dernier souci des Sardes. Pour la plupart, c’est un legs du passé colonial, sans intérêt. Il importe de sauver un héritage moins tangible où dominent le ballu sardu, le chant des tenores et des launeddas, ces instruments à vent anciens réservés à la guerre ou à la danse, qui, le premier mai, accompagnent de leur son plaintif, nasillard, le cortège de Sant’Efisio. C’est une culture prétendue originelle qu’il s’agit de préserver, de pérenniser à travers les festivités, et qui revient toujours comme une solution, un espoir, une fuite, une forme de bonheur sans mélange.

* * *

Avec une surprise peinée, je pense à Mara qui a pris la fuite sans regarder derrière elle, tant il y avait de malveillance dans les yeux de Bacchos fait homme. A Cagliari, la femme mariée est très vite absorbée par le conjoint. Les hommes s’intéressent peu à ce qu’elle est, à ce qu’elle pense. S’ils la rencontrent seule, ils lui demanderont où est son mari, comment va son mari, que fait son mari. Aucun ne se soucie vraiment d’elle, puisqu’elle appartient à un autre.

Depuis que Mara est partie, les jours se succèdent avec ce changement sans rien qui change, avec la même lassitude de se réveiller chaque matin dans une société où l’on répugne à s’affronter dans un débat, à se mettre dans une situation où l’on est jugé sur ce que l’on est. Il me reste une faim harcelante des autres dont je ne sais que faire.

* * *

L’hiver approchait. Le mistral faisait moutonner le bleu violacé de la mer. Les gens se retiraient à l’intérieur des appartements. Il était délicieux de se promener dans les rues désertées. Les citrons pendaient aux branches dans les cours, où s’enchevêtraient plantes grasses et géraniums rouges. Il n’y avait pas un nuage au ciel. Assise au soleil, je lisais Mère Méditerranée de Dominique Fernandez. Il me semblait, lorsque je fermais les yeux, remonter dans le temps, où, pour le voyageur en Sardaigne, tout était encore poésie, silence, éloignement du monde contemporain. Il y avait alors bien de jolis villages d’aspect sarrasin juchés à pic sur la mer, des demeures basses, sans étage, (…) exposées toutes nues à la fureur des rayons. Une sorte d’Afrique miniature, altière et dure, irrémédiablement perdue.

Le livre de Fernandez montre bien comment la Sardaigne a changé depuis la Rinascita, et à quel point elle court désormais après sa revanche, après son identité, qu’elle réinvente, mythifie, idéalise comme valeur refuge, ne se souvenant plus qui elle est réellement ni pourquoi elle démolit ainsi les demeures du passé. Les années 60-70 furent fatales aux vieilles maisons. Une catastrophe, puisque dans la plupart des villages, elles ont été rasées. Tous les jours, les constructions grisâtres préservées de tout contrôle et de toute notion du beau, volontairement inachevées, gagnent du terrain au détriment du pittoresque. Car c’est avant tout cela le nouvel ordre des choses : il s’agit d’effacer les traces de pauvreté, de pleurs et de peines, de rayer l’ancien monde. Ť Que la vie gagne, fût-ce au prix de la mort ! ť

En évacuant les “saletés” du passé, la Sardaigne s’octroie de nouveau la possibilité d’être seulement elle-même, de s’éloigner d’une vie asservie à des forces étrangères, de repartir de zéro. Eternité des illusions ! Errance aveugle d’un peuple déshérité, fixé dans son deuil, qui cherche ce qu’il ne peut pas retrouver ni remplacer, et tourne et retourne autour du gouffre de son abandon !

Dans la mythologie commune, pour retrouver l’Eden, il faut revenir à l’origine perdue. Furriadroxius, le retour en arrière est un leitmotiv constant : non pas retour au paradis traditionnel où le pâtre nomade est encore à l’honneur, mais affirmation d’une origine qui se perd dans la nuit des temps et ne conserve que l’exemplaire, celui du héros-bâtisseur de la race des géants, maître de son œuvre.

Voyager en touriste ne me donne plus de plaisir.

– Nous les Sardes, nous avons le sens de l’hospitalité, nous sommes d’une petite taille mais d’une grande virilité. Sur notre île, tout est genuino, naturel : le vin, la nourriture, se plaisent à rabâcher ceux qui nous abordent.

Il leur faut de l’histoire naturelle, narrer les origines de la bête, y ajouter de l’anecdote, avec un soupçon de complaisance. Au bout du compte, nous ne servons qu’à renforcer l’affirmation d’eux-mêmes à travers des certitudes qui les déchargent du souci de la connaissance de l’Autre. Le pays de cocagne se suffit, on n’a pas envie d’en sortir et il y a là quelque chose d’appauvrissant et de figé. Voilà pourquoi je fais grief à S. de s’enfermer dans sa coquille, d’avoir le mal du pays. J’incline à penser qu’au centre de la symptomatologie de cet état de crise permanent, de sentiment d’isolement, qu’il appelle Inselkoller, “le mal de l’île” il n’y a rien d’autre que la peur de larguer les amarres pour de bon. Claquemuré dans son bureau, il se cramponne à son passé, à son appartenance, au point de ne plus être capable d’attention ni d’intérêt pour son entourage. Je me désole du changement notable qui s’est opéré en lui. Tout ce travail qu’il s’invente pour ne pas chuter dans le vide, me fait ressentir doublement les effets ravageurs du déracinement. Il n’est pas heureux, je le vois bien. Créer pour les touristes allemands des manuels de langues étrangères qui sortiraient de l’ordinaire, avec des textes où l’on parlerait de son propre pays, de la vie alternative, voilà ce dont il rêve !

Sa passion des langues, oui, c’est tout ce qui liait encore S. à la Sardaigne. Ainsi, à la prière de G., il avait fini par accepter de servir la “sarditude” aux élections de Juin. Il était beaucoup de souffrances impossibles à partager, mais la volonté de lutter contre la malfortune d’être isolé, elle, pouvait être partagée. Il était le seul à Cagliari à pouvoir faire l’analyse des suffrages donnés sur son ordinateur, mais ce service, perçu comme un dû, devait lui apprendre que l’ouverture de la fenêtre sur le monde sarde, ce sésame tant espéré, était obscure comme une caverne. Relégué devant son ordinateur dans un coin de la salle du parti, mal ventilée, embuée, on eût dit que S. n’existait pas. Près de lui, autour de lui, les gens parlaient peu; les uns allaient, les autres venaient sans lui prêter attention ni songer à lui apporter un café. Pourquoi tant d’insociabilité ? G. ne voyait qu’une raison à cela. Rien n’était plus contraire aux règles de ces hommes renfermés et susceptibles que d’être redevables à un istranzu, le don de S. soulignant ici l’écart entre tradition et modernité.

Ce fut pourtant à cette occasion que je fis la connaissance d’un jeune artiste originaire de Nuoro. Attirée par une exubérance qui n’avait rien d’entreprenant, je m’étonnais de cette entente, de cette coïncidence inespérée. Ce qu’il me racontait de lui ne manquait pas de me séduire. Il vivait à l’étranger, aimait le mouvement, le dépaysement. Coutumes et possessions lui répugnaient. Sur ce chemin, il trébuchait souvent, comme pris par l’horrible peur d’être seul… C’est vrai qu’il était double, il en convenait. Comme déchiré, sans frontières sûres. Il était stupéfait quand il retrouvait à Nuoro les amis qu’il avait quittés; ils étaient pareils, inchangés, on eût dit qu’ils marchaient dans un cercle, qu’ils tournaient en rond… A la longue, il y avait de quoi mélancoliser.

* * *

On accède à la Barbagia par l’autoroute, jusqu’au bourg de Nuoro. Puis la route rétrécit, serpente, fait tanguer le cœur. Cette contrée, son nom l’indique, abrite la société barbaricine qui échappa longtemps aux invasions et aux influences extérieures, même après avoir été convertie au christianisme. Jusqu’à aujourd’hui, on continue à parler le nuorese plutôt que l’italien, et Rome ne comprend toujours rien à ce peuple qu’elle ne réussit pas à tirer de la “barbarie”. La défiance est partout sensible, issue d’une interminable suite de désastres, fuites, injustices tout au long de l’histoire.

J’avais souvent désiré l’arrivée d’un être qui m’eût servi de guide dans cette région insoumise, où le balente jouissait encore d’un certain prestige au même titre que les bandits et latitanti qui se cachaient dans les massifs montagneux pour échapper à la justice italienne. Pour l’heure, la défense naturelle des lieux demeurait un refuge aussi secret qu’inexpugnable, de nombreuses grottes s’ouvrant dans les entrailles de la pierre. Là, nul ne pouvait trouver les fugitifs qui, sans même le savoir, retournaient à la matrice.

C’est au cours de ces divers séjours en Barbagia, au début de l’année 1984, que l’idée m’est venue de prendre des notes, me bornant à raconter les anecdotes comme on me les avait dites, imprégnées de fantasmes romantiques, de toute la mythologie qui s’était progressivement solidifiée autour de la Barbagia. Les Cagliaritains n’avaient que trop vu en moi le simple reflet d’eux-mêmes, sans voir ce que j’étais par ailleurs, il était temps de m’arracher à ce miroir mortifère et d’échapper au piège annihilant de l’éternel retour au même.

 

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