Repli et reflux
Carnaval, lentement, arrivait. La vie reprenait. Nous nous laissions aller aux divertissements, aux paroles creuses, à la tentation de partager la compagnie des autres. Nous suivions le mouvement, nous étions de toutes les fêtes. Nous refaisions surface en somme. Je trouvais un appui, du réconfort dans les longues conversations avec un petit groupe de Milanais qui recevaient beaucoup, y mettant une certaine liesse. Avec Mara, je parlais de tout, de mon passé, de la Sardaigne, des peurs qui m’habitaient, de mes idées noires. J’avais besoin de leur légèreté pour ne pas me laisser impressionner par les piques de tous ceux qui ne savaient que faire de ceux qui ne leur ressemblaient pas. Et puis, plus je me sentais faible et affligée, plus j’éprouvais le besoin de m’unir aux forestieri : ils comprenaient mieux le problème. Mardi gras, je m’étais ainsi laissée entraîner dans un défilé costumé, travestie en Sainte-Vierge-Marie. Non pour choquer, c’était une chose qui ne m’était même pas venu à l’idée, mais plutôt pour être de la fête, sans plus de cérémonies. Une longue robe blanche, un voile de mousseline jaune pâle, transparent, pour couvrir mes cheveux châtains, vaporeux, un enfant Jésus en cire grandeur nature que m’avaient procuré des copains, faisaient grandement l’affaire pour me donner l’apparence d’une madone.
Pris de court, S. avait revêtu son cafetan marocain bleu céleste, dénoué sa longue barbe et, muni d’un bâton en guise de houlette, il avait pris part au jeu sans compter que apparence et réalité s’acoquineraient lors du défilé. On imagine mal tous les effets que produisirent nos déguisements. Les femmes se poussaient afin de baiser goulûment le petit Jésus que je portais dans mes bras nus, après avoir effleuré ma peau du bout des doigts pour s’assurer de mon existence réelle. Un enfant insolent, s’exerçant à arracher la barbe de S., pour le mettre en présence de sa réalité, reçut une gifle de son grand-père, accompagnée de cette phrase ambiguë : « Guarda che questi non sono mascherati ! » Qu’entendait-il par là ? Que nous ne portions pas de maschera, de “faux visage” ? Aussi ce n’est pas sans tremblement que j’osai poursuivre ma marche jusqu’à la piazza Yenne pour brûler Carnaval.
Toutes les épreuves de l’année passée m’avaient rendue infiniment sensible à tout ce qui pouvait ressembler à la manifestation d’un sentiment de curiosité sans sympathie à mon égard. J’étais terrorisée à l’idée de me retrouver dans une situation insoutenable. Je me demandais si les relations cassaient parce que je voulais les mener trop loin. J’avais donné beaucoup de mon amour, de mon amitié, à chaque fois. Certes, la présence des visiteurs qui arrivaient en nombre dès le mois d’avril, me permettaient de passer des moments intenses, leur passage se révélant, dans cette circonstance, d’une douceur déchirante… Je jouissais de l’instant dans l’euphorie d’un printemps dépouillé de nuages, savourant la paix de l’île qui se couvrait de mimosas, oubliant les brisures, les torrents de larmes. Mais les invités se demandaient toujours pourquoi je parlais de Cagliari avec une telle passion, pourquoi toute mon attention se cristallisait autour de cette ville sans reflets, sans désir… Parce que je n’avais point de prise sur elle ? C’était enfantin. Je devais me dégager de cette fascination qui me tenait sous son joug, conforter ma capacité de m’affirmer, sans essayer de tout comprendre. De ces discussions jaillissait un curieux sentiment de liberté. Je me plaisais en la compagnie de mes hôtes allemands. Maintenant que les amis sardes ne nous divisaient plus, nous pouvions nous fâcher les uns contre les autres, sans que l’amitié s’en trouvât disloquée. Je dirais même que par la façon dont ils me regardaient, m’appréciaient, ils me mettaient en demeure de sonder ma conscience.
Tout ce que j’avais perçu de Cagliari au début, n’appartenait pas au monde de la réalité, mais au mouvement vertigineux de l’engouement, qui laissait plus de place à l’imaginaire, à la poésie, au détournement de soi-même. Je me délectais de voir la ville fortifiée dans l’air bleu, la lumière d’or. Etrange envoûtement que je n’arrivais pas à saisir et qui n’avait peut-être ses équivalents extrêmes que dans les fous instants de l’amour. J’en pleurais, sans savoir que tout en elle parlait directement à mon corps, un corps délié, étranger à moi, et moi tout de même.
Passion, je savais ce que cela voulait dire : c’était le fait de souffrir. Une douleur immense, extrême, indicible. Ce que je ressentais était tellement obscur, inconnu, que si je n’avais pas essayé de l’analyser, je serais devenue un fléau pour moi, pour S..
Heureusement, le chemin de la vie est semé d’impondérables. G. projetait de faire une émission radiophonique qui traitât de l’identité sarde. Il cherchait quelqu’un qui eût un regard extérieur sur l’île, un regard étranger. Hasard salutaire qui m’arrachait à la “déprime”, à l’engourdissement de l’hiver, me donnait un plaisir rare à Cagliari, celui de discuter, de penser à plusieurs. Je détestais cet état de tristesse qui était devenu le mien et donnait au passé plus de valeur qu’à la vie présente. Je m’en voulais de rendre Cagliari coupable de cette ignoble solitude qui n’existait qu’en moi…. Je ne voulais pas cela. Tout, mais pas cela. Pas cette coupure irrémédiable que je vivais de façon alarmante. Dans ce sens, la décision de participer à l’émission de G. s’ouvrait sur l’espoir de donner une visibilité à des situations réelles, et d’instituer un “contact” entre regardant et regardé.
Ce projet de travail à la RAI relevait du défi. C’était un sol miné où, s’enfonçant à chaque pas, j’aboutissais à un obscur dédale de sentiers qui menait à une impasse. Je vivais alors dans une totale ignorance des courants qui traversaient l’Italie tournée vers le bonheur privé plutôt que vers l’action collective, des dérives de la lutte armée avec ses repentis ou plutôt collaborateurs de justice qui dénonçaient leurs erreurs sur le dos d’anciens compagnons pour bénéficier d’une remise de peine, de l’égarement collectif déclenché par la confusion des idées et des âmes. A trente ans, j’ouvrais des yeux incrédules sur ce mouvement de repli et de reflux, où les gens ne s’en remettaient plus à des valeurs, sources de richesse intérieure, mais cédaient à l’infatuation des modes pour se trahir eux-mêmes. Il était inutile de me le dissimuler : pour mes compagnons de travail, j’étais complètement à côté de mes pompes. Car ce qui importait aujourd’hui, c’était mimer le jeu de la séduction plutôt que de le jouer, préférer les masques, les rôles, les faux-semblants à une authenticité à l’égard de soi et des autres, s’asseoir devant une télévision au son coupé, croire aux miracles et à la loterie. Les longs entretiens me prouvaient que la famille était devenue le seul refuge contre le désabusement général. Tout se passait comme si, dans ce présent confus, la jeunesse n’avait plus, pour garder ses repères et se protéger du vide, que ce repli sécurisant sur la phratrie.