Chapitre 14

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Désenchantement; deuxième fracture

En cet hiver 1983, je ne savais pas encore ce que je rapporterais de ce séjour. Des fissures s’étaient produites dans l’enceinte protectrice des convictions qui assuraient notre défense et qui était destinée à s’effondrer finalement : la voie était ainsi ouverte au flot des questionnements, des hésitations. Giuliano fut le seul à nous écouter, sans se compromettre toutefois. Ce qui me peinait le plus, c’était de voir les amis des amis nous fermer leur porte, un à un, par crainte de s’attirer l’inimitié du clan. Ce que je considérais comme l’achèvement d’une épreuve, me laissait vidée et épuisée, proie facile du doute et du désespoir. A entendre Giuliano, nous étions, aux yeux de ceux qui avaient marché dans nos pas, de véritables caméléons aux multiples faces qui avaient le pouvoir de se métamorphoser ou, pis encore, de se dissimuler sous tous les costumes, de s’adapter à toutes les circonstances, de changer d’identité à loisir. Faces troubles et troublantes d’une radicale étrangeté qui avait le sourire du mensonge, le mystère effrayant du masque. Ils ne nous pardonnaient pas cet appel du dehors qui nous avaient rendus étrangers, différents, alors qu’ils nous avaient crus tout pareils à eux, uguali.

Il est vrai que, par la force des choses, nous nous étions dédoublés à Cagliari, prenant un vif plaisir à goûter du farniente ambiant, à nous dépouiller de ce que nous étions en nous dissolvant dans l’ensemble flou du groupe, en même temps que nous nous étions jetés à l’aveugle sous sa tyrannie protectrice. Nous nous étions insérés facilement, voyant dans un premier temps le bon côté des choses : l’hospitalité d’abord, l’insouciance ensuite. Oui, pensions-nous, le bonheur était peut-être là. Et puis les mois avaient passé – dix-huit mois déjà. Nous étions restés amis avec mes collègues de travail, qui n’étaient pas sardes, et quelques garçons, que nous croisions dans les fêtes privées, où une pseudo-intelligentsia concoctait toujours les mêmes rengaines. Les remarques désobligeantes, les ricanements, la manie qu’ils avaient de se poser comme les représentants d’une génération brûlée, tout cela me montait vite au nez. Je ne pouvais renoncer de mon plein gré à la subjectivité, au droit de dire je, de sentir, de penser à la première personne du singulier. Et, par moments, un épuisement total s’emparait de moi, causé par la sensation d’avoir été blessée par l’aiguillon de Bacchantes hors d’elles.

Quand on parlait de la Sardaigne, on parlait toujours de la nature, comme si l’île n’avait eu qu’une seule fonction, génitrice, nourricière. Et pourtant, elle était l’air aussi, l’air infiniment bleu que fendaient les étourneaux par milliers dans un concert assourdissant. Elle était le soleil et la lune, la lumière illuminatrice qui, resplendissante, chassait les ténèbres de la mélancolie… Il n’existait pas une seule Sardaigne, mais plusieurs. Toutes les régions ne se ressemblaient pas. Le Logudoro, la Gallura, la Barbagia, étaient différents du Campidano desséché qui ne faisait pas d’ombre. Et à l’autre bout de l’île, comme sur une autre planète, s’étendait la Costa Smeralda, fière des somptueuses villas de l’Agha Khan, protégées derrière des guirlandes de bougainvillées et de glycines, de sa mer vert émeraude, de ses vagues à surfer… C’était cette extraordinaire diversité qui rendait si belle la Sardaigne.

* * *

Je passais de longues heures au Poetto à fixer l’eau plate et bleue comme une lame, stupéfaite de me retrouver seule avec S. Sa barbe était devenue si longue qu’il devait la tresser et l’enrouler sous le menton pour qu’elle ne flottât pas dans le vent. Ce geste était devenu une sorte de rite dont le mouvement se dirigeait vers l’intérieur de son être. Cela me faisait mal de lui refuser le sentiment de sécurité dont il avait tant besoin. Mais le deuil des illusions et la souffrance pour Arne, me séparaient radicalement de lui. Rares étaient les disputes mais grand était l’éloignement. Ses changements d’humeur, ses lubies, me rendaient nerveuse, irritable. Je ne tolérais pas qu’il se réfugiât dans sa chambre, qu’il se repliât sur lui-même dans le cercle indéfectible de sa propre intégrité. Je m’inquiétais des progrès que faisait le ressentiment dans son cœur. Pour la première fois, il se trouvait aux prises avec les jours vides sans plus voir d’horizon. Il sortait uniquement pour faire le marché ou retrouver quelques compagnons d’infortune, la ville n’en manquait pas. L’île-mythique, l’île solaire, vécue dans le ravissement, était vite détrônée, relayée par son ombre toujours embusquée, comme ces mouches qui s’attachent à la viande, et prompte à détruire qui la frôlait. L’île espérée et l’île-miroir, c’était aussi beaucoup de l’enfance qu’on avait eue, ou que l’on avait rêvée. Elle forçait aux épreuves, à l’affrontement, alimentait le feu de l’esprit, elle exigeait un sacrifice de soi.

 

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