Chapitre 13

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Fragilité d’une identité; terreur d’abandon

Depuis lors, je vis à Cagliari sans en être : à la fois au-dedans et au-dehors, dans l’île et en ex-île. Et je ne m’y suis jamais fait. Il est délicat de toucher au mystère de cette ville, dont je partage curieusement le sort. Etre ou ne pas être… ou être en marge, tout simplement. A l’université, je donne l’image de l’exil heureux, car c’est ma nature profonde. Mais ma quête, si loin qu’elle m’ait menée dit d’abord ma désunion des autres : une mise à nu déconcertante, vertigineuse, squelettique, effrayante.

Sous la pluie fine d’hiver, la tristesse, le découragement me gagnaient. J’ignorais la façon dont les Sardes se comportaient entre eux. Faisaient-ils preuve de la même intransigeance ? Après tout, le bellicisme était inné dans la conscience sarde, qui, selon l’usage antique, ne reposait pas comme la culture chrétienne sur une morale du pardon, mais sur un principe de vengeance. Depuis le premier passage des Phéniciens il y a trois mille ans, ils avaient dû se protéger de l’emprise des envahisseurs, se poser en s’opposant. Il y avait eu des révoltes, des rebellions, il y avait eu le courage et la ténacité. Mais, malgré tout, la volonté de survivre avait eu pour résultat la soumission massive de la Sardaigne. De siècle en siècle, les Sardes avaient subi l’assujettissement par des conquérants, dont la souveraine in-différence avait, peu à peu, contribué à faire disparaître la conscience qu’ils avaient d’eux-mêmes. Il eût fallu un miroir qui les écoutât, les regardât, pour qu’ils se reconnussent. Or les autres ne leur avaient tendu qu’une glace sans tain. Ce dont je me rends compte, dans la vie présente, c’est que la simulation est leur seule issue de secours. Une espèce d’esquive pour se rendre intouchables au sens littéral du terme. Rien de plus apte à représenter la fragilité d’une identité peu assurée d’elle-même.

C’est peut-être ce qui explique ce souci qu’ils ont d’être comme tout le monde, uguali, égaux, jusqu’à en oublier ce qu’ils sont. Car, derrière le masque uniforme du conformisme et d’un égalitarisme appuyé sur la Bible, il y a une faille, une souffrance muette et une absence à soi. Ce qui prévaut dans leur attitude pleine de morgue à l’extérieur, leur ego hypertrophié, est une problématique du vu et d’être regardé, touchant au sentiment même d’ex-ister. Elle dérive du manque de fondement, de l’absence de regard. Et s’ils projettent en permanence l’image de soi sur autrui, c’est que leur image a dû être beaucoup endommagée. Tout le trajet est faussé : au lieu d’accepter les autres, ils les rejettent intérieurement à l’avance, pour ne pas risquer d’essuyer à nouveau une rebuffade, un abandon. Ils essaient, en quelque façon, de leur faire partager le même sort qu’eux, de leur faire toucher le vide, de les réduire à rien, de manière à conforter leur raisonnement et à conclure d’avance sur leur similitude.

La manière de décourager celui qui s’installe pour longtemps et prétend à la connaissance de la langue sarde en dit long sur ce que la Sardaigne nous cache : un indéchiffrable secret inconnu à elle-même. Seul le besoin impérieux d’exister, de sentir, de penser, me transporte malgré moi dans des explications qui ne mènent nulle part. Jamais je n’ai connu un tel égarement. L’île, c’est moins une terre entourée d’eau qu’une métaphore de l’ab-solu (ce qui n’a pas de rapport, pas de relation) à l’homonymie équivoque, ambiguë, pourvue de l’un et l’autre genre dans une syzygie fondamentale. L’île, qui est du genre féminin, s’entend “il”; elle renvoie au nombr-il du monde, à la Madre Mediterranea taillée dans le marbre, qui réunit l’homme et la femme, croix et phallus, la terre et le ciel, les vivants et les morts.

En Sardaigne antique, tout était circulaire, enveloppant, dans la vie comme dans la tombe : les forredus, ces sépulcres en forme de fours où s’élaborait le retour à la matrice, la régression à l’état embryonnaire en vue d’une nouvelle naissance, les domus de janas, qui correspondent à la première culture de l’île, dont les ouvertures béantes ressemblent à des yeux de hibou, agrandis par la frayeur de la mort, les nuraghi coniques des nouveaux arrivants avec leurs chemins de ronde, leurs temples à puits ou à enceintes rondes, liés au culte de l’eau, sans oublier les bétyles (de bêt en hébreu ou beit en arabe qui signifie la demeure, et el, qui désigne la divinité), ces pierres qui renfermaient les divinités protectrices, posées à côté des monumentales tombe dei giganti, elles-mêmes attribuées à une race de géants, guerriers et bâtisseurs des tours en cône disséminées dans l’île.

On dit que les Nuraghiens remplacèrent brutalement les populations plus anciennes qui vivaient alors sur l’île. Or les emprunts paraissent continus à cette culture de pierre où l’image globale du monde, dans la vie comme dans la mort, rejoint celle du cercle ou de la matrice. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’ouvrages de défense. Défense non seulement contre l’adversaire, mais aussi contre la mort, les influences maléfiques, les revenants… qui viennent hanter les vivants, dérangeant leur quiétude. Il paraît que l’usage d’ajouter un couvert pour l’hôte venu d’au-delà – tout en évitant précautionneusement le couteau et la fourchette assassines – subsiste, inentamé, l’au-delà comme la vie s’inscrivant, depuis l’Antiquité, dans la logique du partage.

Les vacances de Noël m’apparaissaient comme un mauvais rêve, une indigestion d’événements qui me tourmentait jour et nuit. J’avais retourné le problème dans tous les sens, échangeant mes impressions avec S., essayant de mettre en ordre toute une série de malentendus qui dépassaient l’entendement. Ce qui nous frappait surtout, c’était le manque d’indépendance de nos amis sardes, cette incapacité de se mouvoir seuls, tout à fait contradictoire à la crainte qu’ils avaient de voir les autres les priver de leur autonomie. Mais aussi absurde que cela pût paraître, ces deux attitudes coexistaient en eux.

Nous ne revîmes jamais nos compagnons de route. Après avoir vainement tenté de mettre en mots la vague de sensations qui nous avait dressés les uns contre les autres, nous nous étions douloureusement résignés à la sentence prononcée. C’était sans espoir. La gratification du travail à l’université venait compenser mon sentiment de continuelle défaite, d’échec inéluctable dû à je ne sais quel mécanisme préétabli et parfaitement étranger à ma propre volonté. Chaque jour, je remerciais S. au plus profond de moi; je le remerciais d’exister, de me préférer à tout.

* * *

Depuis l’enfance, j’avais toujours entendu dire mes parents qu’ils étaient nés sous une mauvaise étoile. Quand je pensais à maman, à mon inaptitude à la rendre heureuse, j’avais envie de mourir; et quand cela me prenait, je n’avais pas de pire ennemie que moi-même. Je rentrais tard à la maison, ne travaillais pas à l’école, afin de trouver dans son chagrin un châtiment cru nécessaire. Dans la famille, je ne me sentais pas le droit d’exister. J’avais l’impression que je n’aurais jamais dû naître, je ne savais que devenir dans un monde où tout me faisait mal. A la maison, un rien tournait toujours à la catastrophe. Il y avait en mon père beaucoup de fureur dont il n’était pas le maître. Hyperémotif, il se laissait porter facilement par ses sautes d’humeur. Et quand la colère s’emparait de lui, il se cognait la tête contre les murs. Dans ces moments-là, maman avait le visage clos et scellé d’un capitaine de vaisseau qui affronte une tempête. Elle avait cruellement souffert d’être privée de famille si jeune; aussi se préoccupait-elle constamment des rapports entre mon père et nous, les enfants. Néanmoins, ce caractère imprévisible en faisait un croque-mitaine redoutable. Mon père n’avait jamais pu accepter d’être le mal-aimé de ses parents. Il avait compris très tôt qu’ils ne l’aideraient en rien et qu’il n’aurait à compter que sur sa seule volonté. Il déplorait non que son frère, le favori du père, eût possédé tant d’avantages, mais que lui, le cadet, n’en eût possédé aucun… C’était le sentiment d’injustice qui était le déterminant le plus important de sa colère et de sa rage. C’était contre cette préférence initiale qu’il se révoltait en revendiquant d’incessants témoignages d’attention. C’est vrai que la jalousie, à l’endroit des enfants, devait inéluctablement survenir, puisque maman nous aimait par-dessus tout. Ces scènes effroyables m’avaient longtemps poursuivie, ainsi que la voix de la mauvaise conscience qui m’avait lacérée après que j’eus rencontré S. : « N’as-tu pas honte d’être heureuse ? » Cette honte que je ne sépare plus de ma vie, mais qui ne m’empêche plus de vivre.

Tout ce dégoût que j’avais éprouvé à l’égard de la vie, que je vomissais au lever, s’était trouvé absout dans l’amour. Cet amour fou pour S., qui depuis lors me portait vers autrui, comme si j’eusse cherché là le feu de l’énergie vitale tant adorée dans le soleil. Rêve de chaleur surgi de mes lectures et des plaisirs de ma jeunesse, qui répondaient en miroir à celle de l’ailleurs : entendre la musique arabe, le youyou des femmes pendant les fêtes du Ramadan, être invitée à goûter une grenade douce et sucrée, un plat de couscous. Même à Cagliari, j’avais du mal à oublier l’Afrique, particulièrement l’Afrique noire avec ses foules coloriées et bruyantes, ses marchés animés, une beauté des êtres qui semblait durer depuis toujours. Ce n’était pas le tourisme qui nous avait attirés là-bas, mais l’attrait, la recherche d’une convivialité, d’un havre de palabres et de fraternités. Nous aimions passer nos après-midi à ne rien faire, à boire du thé sous le couvert d’un baobab isolé, planté devant les murs extérieurs entièrement faits d’argile de la maison de notre ami Moussa. Ouahigouya était calme, habitée de parfums étranges. Des femmes qui allaient puiser de l’eau, des hommes et des enfants qui se rendaient aux champs, à dos d’âne, nous saluaient au passage dans une espèce de gaieté lumineuse. Au coucher du soleil, tout le monde se rassemblait sur la grande place de la ville, éclairée par la lumière vacillante des lampes à pétrole, pour boire du café au lait. Pour la première fois, je découvrais les joies de la collectivité; je m’étais sentie profondément solidaire des gens, de leur générosité comme de leur misère. En tant qu’hôtes du fils de l’imam, il nous était, à la différence des autres Européens, loisible de nouer des liens avec les jeunes gens de la communauté musulmane. Les villageois des alentours nous accueillaient également dans un même élan de générosité. L’intérieur des cases rondes couvertes de chaume était d’une propreté parfaite, même chez les plus humbles. Malgré la pénurie de mil et le manque d’eau, ils jugeaient toujours avoir assez pour nous offrir quelque chose à boire ou à manger. Les femmes du chef de famille se faisaient belles, drapant leurs plus beaux pagnes autour des reins. Les visages et les corps étaient marqués par les rudes travaux des champs, en plus des maternités inéluctables. Mais les rires éclataient pourtant; c’était la gaieté qui se faisait sentir en premier…

Pour nous, l’Afrique fut comme une fracture. Après, rien ne fut plus comme avant. Ce qui comptait désormais, c’était la vie en communauté, la solitude rompue, pour cette épreuve difficile de la liberté où chacun cherchait à se définir en dehors de l’autre, grâce aux autres. Lent apprentissage, jamais achevé, dont les séductions multiples nous invitaient à des occupations différentes et nous engageaient sur la voie de notre diversité.

Irradiée des profondeurs du passé, la Sardaigne avait tout de suite exercé sur mes sens une puissance surnaturelle, mélange d’infinie mélancolie et de joie exaltante. Du coup, une fois nos études en Allemagne terminées, nous nous étions embarqués pour Cagliari où le niveau de vie n’était pas si différent du nôtre, et l’environnement suffisamment dépaysant pour susciter la surprise et l’émerveillement.

 

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