Chapitre 12

<<< Home

Voyage en Allemagne et en France avec des amis sardes; rencontre impossible avec l’Autre

De la nuit passée sur le bateau ce Vendredi 17 Décembre 1982, une angoisse m’est restée. La tempête qui faisait rage, m’amenait à pressentir quelque chose de terrible sur le point de se faire. Je sentais confusément que nous courions à la catastrophe. Au fur et à mesure qu’on avançait vers le Nord, les forêts de sapins qui bordaient l’autoroute étaient enneigées, nos amis plus enthousiastes. Certes, nous faisions ce voyage ensemble, mais pour S. et moi, il ne s’agissait pas de voir du pays, mais de retourner sur des lieux qui nous rapprocheraient de nous-mêmes. Et c’est dans ce trajet en sens inverse, que nous espérions rassembler les morceaux de notre être qui s’était dispersé dans la multitude des rencontres ! Il nous était facile de retrouver le passé, quasiment intact, à travers ceux qui nous avaient connus durant le cours des études, à une autre époque de notre existence, dans un autre pays.

A Cologne, Pascal nous attendait. Il habitait entre ciel et terre un grand appartement aquarium au vingt-troisième étage d’une tour qui en comptait quarante-cinq. La vue plongeait sur le campus universitaire enveloppé dans l’obscur ciel de nuit et, au loin, on pouvait voir la cathédrale illuminée. La table était servie. La flamme des chandelles disait la chaleur de l’accueil. Plus tard, avec une voix étranglée que je n’oublierai jamais, il m’avait annoncé la maladie incurable d’Arne. Il n’en avait plus que pour un an, peut-être quelques mois.

Arne avait vingt deux ans. J’étais partie avec cette conviction que rien ne pourrait jamais menacer notre amitié, je n’avais pas pensé à la mort.

Arne a toujours refusé de faire de son mal un accident qui survenait du dehors. Le cancer, mûri en son sein, lui paraissait correspondre à son histoire. Il faisait partie de lui, il était fait de lui. Il voulait aller jusqu’au bout de lui-même. Il n’était plus question, cette fois, de manquer le train. Il acceptait et affrontait courageusement le mauvais sort, transformait la fatalité en destin en regardant comme sienne la maladie. Il trouvait la force de se reconnaître en elle et ne cherchait pas à la fuir. Il avait confiance dans la vie et, au nom de la vie, dans la mort.

« Ce n’est pas juste » murmurai-je en tremblant, alors qu’il reposait sur sa couche, immobile, pâle comme la mort dans sa longue robe de chambre écarlate. C’est à peine s’il réussissait à ingurgiter le potage aux légumes, que sa mère avait déposé discrètement sur un plateau. Au bord de la nausée, il se leva précipitamment pour courir vers les toilettes. Je ne savais comment l’aider à surmonter cette épreuve qui le consumait jusque dans sa chair. J’étais là, percluse de peur, de chagrin. Je n’en finissais pas de ravaler la souffrance qui me prenait au ventre, me brisait. Quand les éclats de son regard céleste s’enfoncèrent dans moi.

« Tu dois continuer la route sans te sentir coupable, dit-il dans un murmure. Ce soir, sors avec tes amis sardes ! Va danser, s’il te plaît ! Par amour pour moi… »

A ces mots, des larmes descendirent le long de mes joues. J’aurais voulu boire tout son être exposé à la mort, agir comme un remède. Grave, il était parfaitement semblable à lui-même. Totalement dans l’instant. Bouleversant de tendresse. Je fermai les yeux, envahie par son souffle. Il me semblait avoir la tête vide. J’étais comme anéantie à l’idée de devoir le quitter. Mais je connaissais son orgueil. Il me voulait libre et sans devoirs à son égard. J’avais donc dansé toute la nuit en proie à la fureur et au chagrin, au milieu des sannyâsins roses et grenat, me privant ainsi de toute chance de secours et de pardon. Les amis sardes me regardaient virevolter sur la piste d’un œil morne. Purs miroirs de ce vide que je sentais au plus profond de moi-même. J’avais envie de hurler, mais la musique pénétrait en moi comme un baume bienfaisant. A bout de souffle, je m’étais retrouvée dans les bras berceurs d’un sannyas couleur safran.

« N’aie pas peur des flammes, susurra une voix douceâtre. Beaucoup de sannyâsins sont atteints du cancer, tu sais. Mais Bhagwan est près de ton ami et le veille… »

Révulsée, je m’écartai, découvrant le visage illuminé de Deepam. Je ne croyais pas en Bhagwan. Arne allait mourir. C’était épouvantable, irréel, intolérable. Et rien ne m’était plus insupportable que les formes de cet ésotérisme dont j’observais les insuffisances dans les psychothérapies de groupes en tous genres, auxquelles les sannyâsins se soumettaient aveuglément. Leur faim d’absolu était sans limites et seul Bhagwan était à même de les aider à combler la satisfaction de leurs désirs, disaient-il. J’en acceptais la perspective, mais je ne pouvais me plier à ce bonheur là, qui passait par toutes les formes de la jouissance immédiate, révélant l’état de décomposition d’une société mal remise de ne plus croire au collectif. C’était si difficile d’être un individu. Et c’était si rassurant, en revanche, de sacrifier sa propre singularité sur l’autel du grégarisme.

Seule la présence réconfortante de Pascal m’aidait un peu à maîtriser mon chagrin, à en prendre possession. Je passais plusieurs heures par jour au chevet d’Arne et les amis sardes m’en voulaient. Ils insistaient pour reprendre la route. A quoi bon décrire la suite des événements ? La tristesse m’empêchait de participer activement au voyage. L’ambiance était à la morosité et je me désintéressais d’eux, voyant le peu d’entrain qu’ils manifestaient au contact de ma famille et de tous ceux qui les recevaient jovialement. Egarée et brillante, l’image d’Arne me poursuivait, c’était l’être le plus sidérant que j’eusse jamais connu, je ne pouvais pas accepter, j’avais mal à l’intérieur de moi, au point d’oublier maman.

La mine renfrognée, le regard buté de nos compagnons durant le repas de Noël, m’affectaient beaucoup. Ils persistaient à présenter la Sardaigne comme une île industrialisée, en parfaite voie de développement, alors que le premier plan de “renaissance” économique s’était soldé par un échec, incapable de résorber un chômage véritablement catastrophique. Je ne comprenais pas le mal qu’il y avait à venir d’un pays où erraient encore les troupeaux de moutons et de chèvres. Involontairement, ils dénigraient l’antique société agro-pastorale, sa simplicité. Dans les montagnes, d’immémoriales coutumes étaient encore très différentes de celles de la plaine du Campidano. Pendant des siècles, il y avait eu des tensions entre les pasteurs et les agriculteurs sédentaires. Leurs intérêts opposés – exploitation de la terre d’un côté, droits de pâture du bétail de l’autre – étant à l’origine de leurs sempiternelles querelles. Procurer aux bergers un emploi à l’usine de Ottana afin de les sédentariser, relevait bien de la tromperie. Et nos amis ne pouvaient l’ignorer.

Déjà, je sentais le danger de l’agacement qui me gagnait. Ils semblaient avoir admis une fois pour toutes que nous avions tout à apprendre d’eux et rien à révéler sur nous-mêmes et, loin de la Sardaigne, je m’accommodais fort mal de cette convention. Ma vulnérabilité m’empêchait de parler ouvertement de ce qui me tourmentait vraiment. La mauvaise humeur se manifestait, de part et d’autre, dans l’enfermement, l’impuissance à communiquer. Cette incompréhension réciproque me faisait revivre toute l’acuité du sentiment d’exclusion éprouvé sur l’île. La nuit, je fermais les yeux sur le visage d’Arne, qui m’attirait à lui dans une conque noire et sonore, d’où montait une douleur terrible qui m’arrachait des sanglots. Confrontée à la mortalité, j’étais sans défense aucune. S., touché de ma souffrance, ne savait pas quoi dire. D’ailleurs qu’eût-il pu me dire.

Toujours est-il qu’il m’abandonna à mon sort. Ce n’était pas tant la fuite devant mon accablante tristesse que l’envie d’être seul, d’échapper à la bande. En Sardaigne, il s’était abandonné à eux. A Paris, c’était différent, il s’autonomisait, il voulait s’installer tranquillement à la terrasse d’un café avec un livre ou en observateur. Pendant ce temps, je devais servir de guide et organiser les journées de nos compagnons de voyage. Je me réveillais tard le matin, chamboulant à coup sûr le programme de nos vacanciers qui attendaient qu’on les sortît. Heureusement, Bernard s’était pris quelques jours de vacances, pour faire le cicérone et sillonner Paris avec nous. Je jouissais du bruit et de la couleur des marchés à ciel ouvert, de la joliesse des passages entre les grands boulevards, des bouquineries, de la senteur des pâtisseries orientales, des interminables flâneries dans les rues du Marais parmi des Juifs à barbe, généralement originaires d’Europe de l’Est. Les amis sardes, eux, traînaient derrière nous, sans mot dire. Je ne retrouvais plus rien en eux de ce que j’avais aimé à Cagliari, rien de leurs manières, de leur humeur rieuse. Mais une raideur, une défiance privée de curiosité. Ils marchaient sans avoir l’air d’aller, comme seuls, centrés sur eux-mêmes, toujours sur le qui-vive. Je les sentais hostiles, tout en vibrant moi-même d’exaspération. Ils restaient insensibles à ma peine, aveugles à mon sacrifice, sourds à la société parisienne. Alors, je m’endurcissais dans la provocation, quand un geste, un regard aimable d’eux m’eût attendrie. Obstinément, je me refusais de répondre à leur attente muette qui prétendait exclure tout autre de notre groupe. Nous, rien que nous. Leur désir de possession n’admettait aucune scission. Entourée d’amis de longue date, je ne leur appartenais plus, et en refusant de me connaître, de me reconnaître dans ma multiplicité, ils s’opposaient à moi, prêts déjà à me répudier.

Je ne voyais plus de fin à cette expédition. Pascal nous avait tous invités dans la Drôme où vivaient oncle, tantes, cousins. Le ciel était admirablement bleu et ceux-ci nous avaient reçus et traités comme si nous eussions fait partie de la famille. Nos amis persistaient pourtant dans leur bouderie, enfermés dans le silence. Il y avait quelque chose de désolé suspendu dans l’air. Et il n’y avait aucun doute qu’après le voyage, je me retrouverais une nouvelle fois fautive ou en état d’accusation. J’étais retombée dans l’erreur, dominée par l’incapacité de rester égale à moi-même. J’étais restée marquée par la cruelle sentence qui avait condamné ma première incartade en Sardaigne. Ainsi, dans une espèce de plaidoirie désespérée m’étais-je défendue, bien que je fusse sûre qu’ils se hâteraient de nous juger sans rémission, puisqu’à leurs yeux c’était nous les coupables.

– On ne sait pas qui vous êtes réellement, tranchèrent-ils avec violence. On n’a plus rien à vous dire. Désormais, pour nous, c’est comme si vous étiez morts !

De nouveau morts et enterrés, supprimés de leur monde ! Un tel verdict était parfaitement conforme à cet aspect paradoxal de la curiosité sans réserve qu’ils avaient manifestée à notre égard au départ et de la rupture vite consommée. Je n’arrivais pas à m’expliquer cette compulsion à fréquenter autrui avec tant d’assiduité et à s’en trouver déçus avec autant de précipitation en adoptant le rôle de la victime trahie. Ils refusaient bien évidemment le dialogue qui les eût amenés à se remettre en question. Pour qu’ils eussent raison, il fallait que nous eussions tort. A la réflexion, j’avais fini par mettre leur intransigeance en rapport avec le fait que dans l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes, les jeunes Sardes ne s’appréhendaient le plus souvent que comme réplique de l’Autre qui lui servait comme écran. Qu’un reflet vînt opacifier le miroir et la catastrophe était imminente. Aussi négatif qu’eût été leur comportement quand je sortais de chez Arne, nos amis ne se sentaient aucunement responsables de l’échec de ce voyage. Il m’avait été impossible de leur expliquer que même si l’état d’Arne avait détruit la joie du voyage, je n’en demeurais pas moins leur amie. Que le fait de ne pas être tout à fait la même qu’en Sardaigne ne signifiait pas nécessairement la fausseté. Que la différence n’était pas mauvaise en soi. Ils ne m’eussent d’ailleurs pas cru.

* * *

D’où me venait ce choc, cette douleur, quand les amitiés, que les mois nous avaient tissées, se rompaient brusquement ? Evidemment, cette fois-ci, c’était arrivé par notre faute. La vanité de mes illusions m’apparaissait indiscutable. Si nous étions restés sagement tous ensemble à Cagliari, il n’y eût pas eu de conflit. Le changement de lieu était aussi un changement de style, avec ce que cela comportait de transfiguration. En fonction du pays où je me trouvais, j’exhibais les facettes relatives de ma personne, qui coexistaient et se contredisaient. C’était difficile de m’exposer tout entière, sans retour, en soulevant le voile qui cachait mes différentes appartenances, de ne pas être pareille, uguale, sans plus de conséquences. En découvrant la vérité, la colère s’était emparée d’eux. La perception de notre altérité irréductible brisait toute unité. Ils se sentaient blessés, trahis, rendant toute discussion inappropriée face à ce qu’ils percevaient comme de la tromperie. Mais ce qu’ils ignoraient, c’était qu’au fond, ils n’avaient pas vu de différence entre nous pour nous neutraliser. Au fond, une telle attitude obéissait au préjugé de l’unité qui arrivait à ne saisir que des similitudes, mettant par là même l’accent sur la rencontre impossible avec l’Autre.

 

<<< Home