Chapitre 11

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Vie en groupe

Au commencement, nous avions pris plaisir à faire bande, à nous en remettre à autrui, pour con-naître. Nous fonctionnions essentiellement à plusieurs, dans la volonté d’agrandir la vie. Sous le couvert des chênes verts, nous faisions rôtir le cochon de lait acheté en commun et cuire, sur le gril, les bolets au large ventre orangé que nous avions préalablement triés avec précaution. Comme si l’acte de manger nous faisait partager une même expérience fondamentale, celle de l’alliance et de la fraternité d’un passé pas si lointain… Par bonheur, nous avions fait de nouvelles connaissances : un groupe de freakettoni, qui avait mis au tombeau les convenances, la bienpensance. En leur compagnie, nous découvrions un aspect différent de la vie en Sardaigne, plus dur, bien sûr, mais tellement plus vrai que le théâtre d’apparences dans lequel se pavanaient les Cagliaritains. Ils affirmaient qu’ici la campagne possédait un atout maître : elle offrait encore un point zéro au dehors du jeu, au dehors du système.

Giuliano venait de se lancer dans la culture des tomates, alors que les agriculteurs de Calasetta le lui avaient fortement déconseillé. Les rafales de vent menaçaient de déchirer la bâche qui servait de serre et de vouer son projet à l’échec. Son expérience ouvrière à l’usine de Porto Vesme l’avait durement éprouvé. Sur son visage se lisait le drame des six années passées dans le bruit et la saleté. Sa révolte était totale, absolue. Il rejetait l’industrialisation de la Sardaigne en bloc, sans compromis possible. Il n’appartenait plus au troupeau, il était enfin libre. Impulsif et de tempérament bilieux, il me rappelait mon père. Ses brusques flambées de colères, sa quérulence ne présageaient rien de bon. Il discutait de tout avec entrain, mais en vérité il y avait déjà quelque chose de brisé en lui, comme s’il avait perdu le fil de sa vie. Je mesure aujourd’hui la folie de ce rêve d’autarcie qui devait le refouler vers les douleurs de l’illusion. Autour de lui, il y avait tout un cercle d’amis, qui lui apportaient leur soutien et lui donnaient un grand sentiment d’appartenance. Mais son besoin de se sentir entouré, sa passion des discussions, tout cela ne l’empêchait nullement de se sentir extrêmement seul, séparé des autres, différent, étranger. Lentement des envies de destruction s’insinuaient dans cette formidable envie de vivre, où le désespoir allait de pair avec la volonté farouche d’être indépendant. Le fait est qu’il étouffait dans le corset étroit de l’île livrée à un bavardage indépendantiste folklorique et vain. Et son intérêt pour le Partito Sardo d’Azione tenait surtout à la fierté qu’il procurait aux gens qui en faisaient partie et dont on n’avait jamais voulu voir la culture.

Ses journées à Cagliari étaient ponctuées de longues réflexions qui le ramenaient à sa propre histoire. On ne pouvait pas vivre sur une île sans raisons. C’était l’attrait de la marginalité qui séduisait. Comme si de se sentir loin des siens, n’être le fils de personne, permettait de mieux s’accommoder des autres… Cette rencontre fortuite avec Giuliano et sa bande avait précipité, par notre entente, un épanouissement qui nous permettait d’avoir les yeux grands ouverts, au-delà de toute espérance. « En Sardaigne, nous avaient-ils confessé, nous nous intéressons peu aux personnes, mais nous vivons pleinement les situations ». La vie m’avait peu appris sur cette réalité. Je considérais cette démarche comme la négation d’autrui. En fait, l’idée de l’amitié, ou du moins la notion de l’amitié irremplaçable, unique et singulière, n’était pas plus comprise que l’individualité. L’amitié se vivait ici sur le rythme convivial, elle était fusionnelle, chaleureuse, intégrée à la culture. Nous parlions longtemps dans la féerie des crépuscules, confrontant nos points de vue. J’avais du mal à me laisser immerger dans ce déchaînement d’ébriété, dont l’essence se confondait avec la vie jaillie des entrailles, et j’étais remplie d’un singulier, indicible malaise. C’était clair, je n’étais pas une personne à leurs yeux, je faisais tout simplement partie de la bande. En même temps, il ne pouvait être question pour moi de revenir sur mes pas. Ce qui comptait, en cet instant, c’était ma volonté d’être avec eux, dans cette île farouche, imprécise comme une ombre. Les amis de Cologne se réfugiaient encore dans la pensée que notre émigration était une lubie passagère. Ils disaient que nous ne tarderions pas à rentrer au bercail, en proie au mal du pays. Au Heimweh ! Sans prendre en compte, que je n’étais pas plus “chez moi” en Allemagne qu’en Sardaigne. A mesure que le temps passait, je ne reconnaissais plus très bien ce qui m’appartenait. Car, pour différents qu’ils fussent les uns des autres, mes amis avaient toujours une seule image de moi-même – combien sommaire et superficielle ! – tandis qu’il m’était impossible de me voir uniformément. Tout cela faisait que j’éprouvais un sentiment intense de frustration. La mémoire me déversait les images du passé : un désordre insensé. Sans vouloir me l’avouer, je m’éprouvais enfermée dans l’instant présent, dans un univers totalement clos, en rupture de moi. J’avais adopté une langue nouvelle, une terre nouvelle, fondant dans mon être propre un moi étranger à soi. Mon je n’avait pas cessé d’être, mais il était inquiet, sans réalité ni stabilité.. Finalement, je ne me résignais pas à être divisée de mon passé, coupée du monde extérieur par un désert de mer. Je devais démêler les nœuds qui m’enserraient, dérouler le fil entre les différents mondes, revoir Agnès, mon amie d’enfance qui vivait en Hollande, Uschi, Pascal, Arne. Je présenterais à mes amis sardes tous ceux qui avaient joué un rôle important dans ma vie antérieure; je leur montrerais la ville de Cologne, sa marge post-soixante-huitarde… avant de passer les fêtes de Noël en Champagne, dans ma famille, puis celles du Nouvel An à Paris, où habitaient ma sœur et mon ami Bernard. Je les défiais, somme toute, d’abandonner le gouvernail.

– Qui sait si nous serons encore amis au retour ! avais-je dit comme pour prévenir le péril. Bien sûr, ils avaient rétorqué sur un ton qui n’admettait pas l’objection, que rien n’eût pu nous séparer.

En revenant sur le chemin du Nord avec eux, je prétendais vivre plusieurs vies en même temps, plusieurs présents, bénéficiant des contrastes entre les différentes manières d’être, autour desquelles tournaient les diverses parties de mon moi; mais je traitais ainsi mon identité en objet, un objet que j’avais l’impression d’avoir perdu et que je me mettais à chercher là où il était impossible de le trouver : dans cette société allemande que j’avais quittée, trouvant peu sage de m’accrocher à son système de références. Et puis me rendre avec les amis sardes dans mon pays natal n’avait pas grand sens non plus, j’y étais plus étrangère que si je ne l’avais jamais connu. Dans tous les cas, il s’agissait moins d’avoir un passé que de reconstituer les fragments épars.

Nous arrivâmes donc à Gênes à bord du bateau de la Tirrenia, après une traversée agitée sur une mer de décembre. Sans Giuliano. Cela s’entend. Il devait veiller à sa serre… Les tempêtes de la Méditerranée sont terribles : celle que nous essuyâmes altéra la joie de l’entreprise. Je n’avais pas le pied marin, je souffrais du mal de mer, qui était plus lourd de menaces que d’espoir. L’anxiété redoublait, me prenait à la gorge, j’avais le cœur aux lèvres. Ce voyage restait essentiellement un défi, quelque chose de hasardeux qui me donnait le vertige. Défi à qui m’accompagnait de me suivre sur mon propre terrain. J’étais trop exigeante en amitié – la vraie, celle qui comportait une loyauté à toute épreuve, l’écoute de l’autre, la sollicitude – pour n’aspirer à autre chose qu’à tout ou à rien. Exigence dangereuse : c’était aussi l’horizon propre de ce récit, qui ne cessait d’aller et venir entre le monde terrestre et le monde souterrain; l’apprentissage de l’exil, les leurres des souvenirs, le frôlement de l’erreur qui prenait la forme concrète de l’errance qui m’avait amenée jusqu’à l’île, où je ne savais ni vivre ni mourir à moi-même.

 

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