Chapitre 10

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Retour à Cagliari; réminiscence

Le temps des vacances approchait de sa fin. L’air était immobile et brûlant. Nous prîmes à contrecœur la route tortueuse qui longeait la côte orientale, tantôt au seuil de la mer toujours bleue, infiniment calme, tantôt surplombant des calanques échancrées, où venait parfois mourir le soupir des vagues. Je repensais à mes enthousiasmes, mes espérances, l’exaltation de mes joies, mais quel rapport avaient-ils avec l’année d’agitation convulsive que nous venions de traverser ? L’île m’apparaissait toujours comme une énigme; et les Cagliaritains, par toutes les manifestations de leur caractère dual et contradictoire, ne cessaient de me plonger dans une constante perplexité. Ce mélange instable d’engouement et d’indifférence à l’égard des étrangers, de conformisme et d’insouciance, me conduisait à éprouver des sensations variées. Je passais d’un sentiment exquis de dépaysement à un ennui mortel, puis à une sensation d’ensevelissement qui se transformait en parfait recueillement. J’oscillais entre deux extrêmes : une volonté d’assimilation, de me fondre dans l’île, et la conscience d’une identité plurielle, composite, parfois d’une sorte de je multiple, libre de toute affiliation, qui s’adaptait aux sensibilités propres à chaque pays, et se retrouvait du même coup condamné à ne pouvoir jamais se fixer. C’était difficile pour moi, qui ne me sentais aucune racine, par désir d’être libre, de comprendre l’attachement exagéré que les Sardes éprouvaient envers leur terre, renforcé par la certitude du sang, au point de ne pas être capable d’intérêt réel pour les autres. Peut-être n’avais-je été frappée par le “Mal de Sardaigne” que pour cette question qu’on me posait en permanence : “Di dove sei ? d’où es-tu ?” et qui me renvoyait brutalement au problème des origines.

Et pourtant, les bonheurs fulgurants de ma vie sarde, les rencontres fulminantes, les erreurs qui provoquaient les déconvenues, m’importaient plus que le temps passé en Allemagne. Il n’y avait pas de pensée discursive qui valût une journée de soleil. Vivre en Sardaigne, c’était une confrontation avec l’ineffable, l’insaisissable. Une quête de la lumière. J’étais un peu fatiguée de me battre, de débattre, de vivre dans un ghetto pseudo-intellectuel. Il était temps de redécouvrir les autres, de donner une réalité à mon appétence pour le Sud.

En 1977, une bourse d’études en Haute-Volta, devenue Burkina Faso, avait déjà marqué un nouveau tournant, une césure dans mon existence. A Ouahigouya, la vie se construisait par l’épreuve du dialogue et du don. Là, personne ne nous avait demandé d’où nous venions ni pourquoi nous étions venus. Ce qui comptait, c’était d’être ensemble, unis dans un monde où le partage était essentiel. Je devais beaucoup à la famille Nacambo qui nous avait accueillis avec la courtoisie traditionnelle en ces lieux. Elle fut, sans le vouloir, une sorte d’école de l’humilité, nécessaire à l’expérience de l’altérité. Je ne pouvais réparer l’injustice que la France avait faite à ses colonies. Je pouvais seulement, en signe de solidarité, prendre partie contre “l’aide au développement” qui cumulait les dépenses et les projets inutiles, et refuser d’occuper la place odieuse des Européens, nantis de privilèges et du confort inhérents à leur fonction.

Ma révolte contre l’injustice me venait de mon père qui avait subi l’influence de sa grand-mère paternelle, une institutrice anarchiste et fort libérale. La justice, pour cet homme à la sensibilité d’écorché vif, c’était une véritable religion. Dans les années soixante, il avait été le seul à l’usine, je dis bien le seul, à tendre la main aux ouvriers algériens, ce qui lui avait rapidement valu d’être la bête noire de son entourage.

– On retrouve toujours, sous les formes diverses, les mêmes préjugés grégaires, disait-il. Mais il faut avoir le courage d’en faire fi !

Après des semaines de voyage, le CEP nous fit l’effet d’un inferno. Par bonheur, ma tête chimérique a cette vertu de transformer en beauté ce qui, en dehors d’elle, peut apparaître comme une laideur. En réalité, tout blessait le regard dans le quartier que nous habitions et la première impression donnait envie de repartir sur-le-champ. Nous avions eu beaucoup de chance d’avoir Signora Collu pour voisine. Elle nous avait tout de suite adoptés, nous prouvant sa sympathie à coups de spécialités sardes : panadas ou tourtes aux anguilles, malloreddus ou gnochetti sardi, servis avec une sauce de tomates, à laquelle on ajoute des morceaux de saucisses parfumées au fenouil, seàdas, beignets fourrés de fromage de brebis, puis recouverts de miel. Mais les amis allemands qui venaient nous trouver ne se satisfaisaient pas des plaisirs de l’estomac et trouvaient l’endroit hideux. Naturellement, ils s’attendaient à un décor idyllique, à une gaieté légère, toute italienne, charriant toujours avec eux comme un relent de tourisme. Un rien les heurtait. Pour nous, désormais, il importait peu que ce fût beau ou horrible, différent ou pas. Aiguillonnés par un besoin lancinant de repartir de zéro, nous faisions de notre mieux pour nous adapter aux nouvelles conditions de vie et libérer notre conscience des dogmes élitistes, qui sévissaient à l’époque dans les groupes marginaux. Individualistes intransigeants, nos amis allemands trouvaient nos fréquentations banales, inintéressantes, et s’ils acceptaient une invitation à dîner dans les familles, c’était toujours à condition de ne rien devoir à personne. Divisés entre un besoin impérieux d’évasion et le souci d’être affranchis de toute obligation envers les autres, ils nous mirent plus d’une fois dans une position embarrassante. Décidément, ils ne changeaient rien à leur manière d’être ! Ils étaient prêts à venir nous trouver à condition qu’il ne fût pas porté atteinte à leur mode de vie…

C’est ainsi que la rancœur avait peu à peu remonté de mon passé, poussant vers le dehors tout ce qui remuait en moi. Nos visiteurs ne saisissaient que la contrainte, là où nous nous laissions happer par l’inattendu. Ils reprochaient aux Cagliaritains la sottise de leur mentalité étroite, la petitesse provinciale de leurs prétentions. Je les sentais constamment sur la défensive, armés contre eux-mêmes. Comment leur dépeindre avec exactitude notre engouement ? Cagliari, retirée au-dedans d’elle-même, ne cherchait pas à attirer le touriste. Elle appartenait à un monde ancien qui avait disparu et que rien n’était venu remplacer. Son indifférence pour les autres venait des profondeurs d’une histoire douloureuse. C’était somme toute une défense, et une revanche à prendre qu’elle continuait de manier en vierge intransigeante. A mes yeux, Castello symbolisait l’île toute entière. Il y avait dans ce rocher fortifié, ce château fort, une hautaine mélancolie. Une sorte de présence-absence. A l’instar de tous ces “ils” qui apparaissaient et s’évanouissaient à la manière d’un mirage. Derrière le trop plein des rencontres, le néant rôdait. A vrai dire je ne savais plus très bien où j’en étais.

* * *

Enserrée dans ses murailles, le vieille ville me renvoyait au huis-clos de l’enfance, réveillant un à un les souvenirs de mes années scolaires à Vitry-le-François où j’avais été demi-pensionnaire jusqu’à l’âge de sept ans, à l’écart de la fratrie et de la vie familiale. Je redoutais comme un cauchemar l’heure du déjeuner. Quand je ne mangeais pas mon potage aux légumes, la sœur ne m’épargnait pas, elle y jetait la viande rouge, qui, une fois coupée en morceaux, le maculait de sang. Rien que de voir cette mangeaille, j’en vomissais de dégoût. Il est difficile d’imaginer le sadisme des punitions que l’on infligeait alors aux enfants : le port du bonnet d’âne sous les huées des camarades, les coups de règle sur le bout des doigts, l’enfermement dans la cave à provisions ou le confinement sous le bureau de l’institutrice, pieds et poings ficelés.

Le miracle qui me sauva des corrections, c’était que j’aimais lire. Je lisais avec passion, surtout les histoires de la comtesse de Ségur et la bibliothèque rose. Ce fut à cette époque que je développai, dans le silence de la sieste collective, le goût du farniente et de la rêverie, et un besoin de me perdre dans l’immensité bleue de l’imagination. L’Italie de mes aïeux ne cessait de me hanter, avec sa musique, ses airs d’opérettes, ceux que ma mère entonnait à pleine voix quand elle était désemparée. Et parce que je croyais au chant de l’ailleurs, je prêtais ainsi à son pays natal mon propre désir d’être moi-même et l’autre, et en même temps de n’appartenir à personne.

* * *

Ce qui me revient à l’esprit de cet automne 1982, c’est la quête d’une autre vie, forcément inaccessible, puisque nos amis sardes niaient toute diversité culturelle. De Cagliari, nous aimions prendre le tortillard bringuebalant qui se dirigeait vers la côte orientale. Il serpentait paresseusement au milieu des montagnes, traversant alternativement des bois de pins, de chênes verts séculaires, des maquis de lentisques, d’arbusiers, de genévriers… jusqu’à Lanusei, sur les flancs des collines de la Barbagia, où le climat était dur, très dur. Le trajet n’en finissait pas, la ligne de rails se répandait entre rocs et pierres, mais le trenino était le meilleur des moyens de transport pour comprendre le principe d’attachement qui reliait les Sardes à leur île. C’était là, dans cette sorte de sanctuaire, que la tradition s’était réfugiée, que se retrouvait l’unité perdue de leur être, dispersée dans le flux des invasions. Les antiques forêts dans les grands chaos rocheux avaient été pour eux un refuge au jour de leur frayeur, une sorte de retranchement où les intrus ne purent pénétrer, parce qu’il était le lieu de la nature brute. Ainsi la société barbaricine ne permettait aucune mollesse. Survivre était un combat requérant de la virilité, de la vaillance, de la fureur guerrière… toutes vertus qui étaient nées avec les religions naturelles et le culte des grandes déesses chthoniennes, bien avant la venue de Dionysos. Un homme, un vrai, un balente, n’avait pas le droit de refuser un défi. En Barbagia, où l’on buvait souvent du vin à la mode antique, c’est-à-dire à haute teneur d’alcool, les beuveries ne pouvaient ainsi que se terminer par des querelles, des inimitiés. Aux grandes fêtes, l’ivresse était toujours de règle, elle créait des liens, anesthésiait l’angoisse, engendrait l’oubli de la clandestinité où la société barbaricine était acculée. Libérateur, le vin faisait son effet, oscillant entre deux extrêmes opposés : d’un côté, il étanchait la soif d’unité, d’indifférenciation collective; de l’autre, il mettait hors d’eux-mêmes ceux qui s’en saoulaient, parfois même jusqu’aux crimes de sang. Au fond, il dévoilait une contradiction non résolue.

 

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