Chapitre 9

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Retour et voyage dans l’île; Calasetta, Carloforte, Masua, Santa Maria Navarrese

« Nous ne nous sentons séparés des autres que parce que nous sommes séparés de nous »

(Alquié, le désir d’éternité)

Le jour du Quinze Août, je repris le bateau avec S. pour Cagliari. A chacune de nos traversées estivales, nous nous plaisions à observer les passagers qui s’adonnaient au jeu de la séduction. En compagnie des hommes sardes, les touristes allemandes se métamorphosaient. Elles avaient avec eux des coquetteries inhabituelles auxquelles ceux-ci répondaient par un empressement à la fois fébrile et réservé. Car rien n’aurait été plus contraire à leur “sardité” que de se départir de ce regard fixe et goulu de prédateurs… A la fin nous nous étions endormis sur le pont, du côté de l’eau qui clapotait doucement. La mer était là, autour de nous. Elle nous enveloppait, puissante, envoyant au-dessus d’elle des vapeurs. Cette nuit là, je fis un rêve étrange. La ville bastillée de Cagliari, au sommet de la colline, était enfin libre, triomphante. Revêtue de pourpre et de rose ardent, elle éclatait en cris de joie, tandis que dans ses entrailles humides se terraient des enfants anémiques, des vieillards à la mine fatiguée. J’entendais la foule chanter et danser au son des launeddas, sans réussir à la rejoindre. Quand Arne s’en vint doucement, susurrant à voix basse : « Viens que je te montre la ville d’en bas, la Marina, Villanova, Stampace. Elle est réelle, elle est vivante, plurielle, composite. Elle a un cœur de chair ! » Je m’étais éveillée en sursaut. La lumière succédait lentement aux ténèbres. Le bateau glissait sur les vagues. Je revoyais les demeures-matrices de Lunamatrona, les antres suintantes du Castello où les gens menaient une existence semi-larvaire, à l’abri de la lumière…. Je me souvenais soudain de la très vieille femme de Seui, assise au coin du feu, en train de manger lentement, le nez fourré dans son écuelle, alors que je partageais la table de ses “patrons”. « Une simple domestique » s’étaient-ils excusés mezza-voce. Autrement dit, pas moins d’une bête de somme qui vivait auprès d’eux pour faire des corvées, et sans toucher aucun salaire. Elle avait consacré toute sa vie à cette famille de notables qui l’estimait bienheureuse, à cause de sa pauvreté, d’habiter sous leur toit… A l’intérieur de cette sorte de cuisine souterraine elle était, depuis son enfance, tenue dans l’ombre et dans l’ignorance du monde. Elle avait renoncé à tout, elle ne s’était jamais mariée, elle n’avait plus de famille, pas de joie. Aucune fenêtre pour l’espoir. Rien qu’une pauvre vie de servitude…

A Cagliari, les rues étaient désertes. La vie paraissait endormie. Une chaleur africaine pénétrait le silence de l’après-midi. La lumière avait quelque chose d’écrasant, de minéral. Nous nous sentions en état de vacance. Privés de logis, nous attendîmes avec impatience l’ouverture des magasins pour acheter une tente. En attendant de récupérer l’appartement de la via Flavio Gioia, voyager dans l’île jusqu’à l’automne résolvait le problème du logement. Cette fois-ci, nous étions en possession d’une vieille Mercedes, destinée à voiturer les copains sans moyen de locomotion. Nous réapprendrions à regarder, à partager le rêve d’une vie nomade, dans laquelle les objets n’existaient pas, délivrés de nous-mêmes. Quel enchantement de rouler vers Carloforte le long du littoral qui exhalait la douceur de vivre ! Le goût des figues de Barbarie, aussi rugueuses que savoureuses, faisait la joie de nos haltes. S. se divertissait à les cueillir à l’aide de la tige d’une canne de roseaux, dont le bout fendu en quatre servait de pince. L’eau étant aussi rare que le soleil écrasant, c’était tout naturel que le sol produisît des végétaux sobres comme les figuiers, les cactus et les oliviers sauvages. Je me sentais décidément plus à l’aise en Sardaigne qu’en Allemagne, loin des vertes forêts de sapins que j’abhorrais. Les maquis de lentisques et de myrtes roussis par le soleil, les genêts épineux, me ravissaient. La nature se défendait en s’armant de fortes épines et causait de la douleur à qui s’avisait de l’approcher. Intacte, elle se passait de l’homme et restait dans un lien originel à la terre…

Un peu en retrait sur la mer, Calasetta ressemblait à une ville tunisienne des côtes basses avec ses maisons toutes blanches à un étage, couleur de plâtre. Une petite ville unique en ces lieux, d’un charme singulier. Sans prétention. Une sorte d’allégresse se leva en moi à la vue du ferry, amarré près du môle encombré de touristes, sacs au dos. Quitter une île pour une autre île de petite dimension… quelle étrangeté ! Plus encore si l’on considère que les habitants de San Pietro descendent des anciens pêcheurs de corail ligures amenés au XVIème siècle jusqu’à l’île de Tabarka, en Tunisie, pour des raisons qui me demeurent encore obscures. Transférés en 1738 dans l’île de San Pietro sur l’ordre du roi de Savoie Charles-Emmanuel III, ils acquirent au cours du temps les caractères d’une ethnie homogène, étroitement centrée sur elle-même. Nul doute pourtant que ces anciens Ligures aient subi l’influence du mode de vie tunisien. La cascasa, qui n’est autre qu’une variante du couscous et une des spécialités de l’île en témoigne. Il en va de même pour la matanza, la pêcherie de thon, qui se perpétue en ces lieux.

Après une traversée sans surprise, la ville portuaire de Carloforte apparut sous un ciel sans limites. Elle était jolie, coquette et d’une luminosité fruitée. L’atmosphère bruyante et colorée qui se dégageait du quai n’avait rien d’austère. On sentait vibrer un monde qui ne se défendait pas contre le dehors, une vivacité toute méditerranéenne avec ses promeneurs qui déambulaient en bavardant gaiement… Nous avions toute la journée pour la visiter, avant de planter notre tente quelque part. Les balcons ouvragés des maisons étaient fleuris, avec des linges qui séchaient au vent. Les ruelles propres, méticuleusement pavées, finissaient en escaliers sur des fortifications, du haut desquelles l’on découvrait une partie de l’île semée de maisons blanches sur un fond azuré. Là encore, à l’ombre des grenadiers, je retrouvais les murs de chaux laiteux de la côte tunisienne, où tout est doux et lumineux. Par les portes entrouvertes, nous entendions des cris, des disputes… La petite ville vibrait d’une rumeur étourdissante, se donnait des airs de quartier gênois, convivial et chaleureux.

C’est en arpentant doucement les ruelles bordées de maisons bien tenues, que nous avions croisé des sannyâsins italiens tout de rose vêtus. Dans une crique préservée de la cette île accueillante, ouverte sur le tourisme, ils avaient aménagé un centre de méditation, avec terrain de camping.

– Pour y arriver, il faut un quatre-quatre, avaient-ils précisé. La route qui y mène n’est pas goudronnée.

L’Italie n’était pas exempte des dangers d’un présent confus, privé de certitudes, après la période des batailles politiques et sociales de la décennie précédente. D’où l’engouement des Italiens pour les drogues et les sectes en tous genres.

Ne sachant pas où aller, nous cédâmes à la tentation de partir à la recherche de la baie idyllique que j’imaginais teintée de rose, avec cette lumière de fin du jour qui envahit de rouge les lointains. Un bruit sec me rappela sur terre : le pot d’échappement était sur le point de se briser. La route blanche, impraticable, était couverte de pierres. Déjà le jour tombait, tandis que le couchant s’incendiait de pourpre. Il valait mieux regagner le port. Nous fîmes donc le trajet en sens inverse, revenant au point de départ. A Carloforte, c’était l’heure de la passeggiata. Les jeunes gens allaient et venaient en grappes sur la promenade, sans se presser. Les prunelles des garçons brillaient de convoitise. Les filles riaient sous cape, aguichantes. Voir, être vus, telle était à nouveau la question de cette fin de journée, où se faisait la vie toute entière.

Nous fîmes le tour de l’île en voiture, sans trouver une place libre pour monter la tente. Les terrains de camping étaient pleins de monde, et la police veillait à ce que les touristes n’envahissent pas les plages durant la nuit. La campagne, aride, hérissée de ronces et d’épines, se prêtait peu au camping sauvage. De loin en loin explosaient des îlots sombres de verdure, enserrés de haies de figuiers de barbarie. Et par éclairs, des fragments de mer bleu nuit. J’avais envie de pleurer. Il faisait noir sur la ville, noir sur l’île, et noir sur la mer. A la fin, épuisés, nous déroulâmes notre sac de couchage sur l’asphalte d’un promontoire qui surplombait les ténèbres hérissées d’écume. Sans manger. Et nous nous endormîmes sur la dure, à la belle étoile…

Au troisième jour, nous en étions au même point. Moulus de fatigue et d’énervement. Partout des touristes; et partout la police qui donnait la chasse aux routards. Quand je repense à notre empressement à quitter Carloforte, je me dis que les Sardes ont raison de vouloir préserver leur grande île d’un tourisme de masse, qui risquerait de lui faire perdre sa généreuse hospitalité.

Le ferry nous ramena à Calasetta. Sur le quai, des barques de pêcheurs finissaient de déballer les poissons du jour. Les voitures attendaient de s’embarquer en formant une file. Dans la ville submergée de soleil, la présence humaine était rare. Les boutiquiers avaient tiré leurs rideaux de fer. Les maisons blanches, farouchement closes, assoupies, donnaient envie de dormir au frais. L’atmosphère était accablante. Une atmosphère propice à la sieste. Nous nous dirigeâmes donc vers la plage qui était comme écrasée par la foule. Un peu partout des corps bronzés gisaient, inertes. Alors que nous cherchions une place le plus loin possible des baigneurs, les nouveaux arrivants s’installaient les uns à côté des autres, en vertu de cette inclination à entrer en contact, à se fondre dans la multitude. Allongée sur le sable sec, les yeux clos, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il y avait une certaine folie à vagabonder ainsi le long des routes, sans but, parce que sans domicile.

Là, nous apprîmes par hasard qu’il y avait la fête du poisson dans le port de Calasetta. Ivres de lumière, nous attendîmes le crépuscule du soir dans une buvette ombragée où personne ne faisait attention à nous. Dans ces moments là, nous nous plaisions à écouter les hommes discourir de chose et d’autre. Leur plaisir étant de se sentir ensemble en buvant une rasade de cette excellente vernaccia qui rappelait le xérès. A la nuit tombante, nous nous dirigeâmes finalement vers le port qui surgit de l’ombre dans un concert de cris et d’avertisseurs, au moment où le ciel empourpré se liquéfiait sur la douce ondulation des vagues. Les gens prenaient le frais sur le quai ou faisaient la queue pour se procurer une assiette de friture de crevettes, de calmars et de poulpes. Autour de nous, des garçons et des filles aux visages hâlés chahutaient avec des rires moqueurs. S. finissait toujours par amuser, car c’était bien au Christ qu’il faisait penser avec son visage fin à barbe et ses longs cheveux blonds, flottant dans la brise. En Allemagne, son aspect n’était pas si original, il baignait dans la culture de son temps. Mais ici, il surprenait, divertissait. Les apostrophes des automobilistes qui le prenaient, vu de dos, pour une fille ne l’empêchait pas d’être parfaitement à l’aise dans l’île. Il avait, par surcroît, la passion des langues étrangères et sa première démarche pour approcher la culture sarde avait été d’apprendre la langue parlée de la province de Cagliari, le campidanese. Il s’était acheté un dictionnaire et s’attablait chaque jour à la terrasse du Café Genovese pour étudier. Ce qui, à la longue, avait causé du désagrément aux tenanciers… S. provoquait toujours l’étonnement des clients à l’attitude provinciale, arrogante. Ceux-ci étaient sincèrement choqués par sa mise négligée, son air bohème, le prenant probablement pour quelque va-nu-pieds; mais lui, il se moquait pas mal de l’opinion toute faite que les Cagliaritains pouvaient avoir de sa personne, de leurs prétentions à l’élégance. Il n’entrait pas dans ses vœux d’être reconnu socialement. Indifférent à l’argent, à la carrière médicale, il préférait travailler en Allemagne à temps partiel, vivre avec art, devenir un Lebenskünstler. Voilà quelle était sa préoccupation majeure ! Savoir s’étonner et s’émerveiller. Se laisser aller à la nonchalance, regarder la route devant soi qui serpentait vers un but imprécis, entre les cyprès et les cactus. Ne pas paraître, mais vivre. Oubliant tout le reste.

A l’approche d’Iglesias, le plus important centre du Sulcis-Iglesiente, nous fûmes frappés par l’aspect désertique de la terre au ventre ouvert qui offrait au regard ses mines béantes. Une courbe de la route, grimpant vers la côte, dévoilait la fantastique superficie d’une carrière abandonnée. Il fallait la traverser pour atteindre le camping de Masua. Une grande paix me semblait régner dans ce paysage accidenté, absolument désolé. Nous roulâmes longtemps, aveuglés par la poussière ocreuse que soulevait la voiture, risquant la crevaison à chaque instant. Puis la lumière voilée où nous baignions, vira d’un coup au bleu d’azur, changea de signe. De nouveau, la mer s’étalait devant nous comme une plaine infinie. La chaleur exaltait des arômes de plantes sauvages et d’eucalyptus. La végétation réapparaissait par plaques, et au loin, nous apercevions entre les troncs de pins des petites toiles de tentes…

Dans cet havre de fraîcheur, nous fîmes un repas frugal : salade de tomates et mozzarella à l’huile d’olive et au basilic. Entre les branches, nous apercevions des morceaux de ciel bleu sombre, moucheté d’étoiles. Bouleversés par le silence que hachait le cri délirant des mouettes, il nous semblait renaître dans un autre bonheur contenant quelque chose d’ardent et en même temps de triste.

Le lendemain matin, réveillés de bonne heure par un essaim de mouches, nous nous élançâmes à grands pas vers la plage qui s’étirait mollement en bordure de la pinède. Pas âme qui vive. Les tourbillons du vent éparpillaient les détritus et les sacs plastiques abandonnés la veille par les campeurs. La vaste étendue de sable blanc était jonchée de canettes de bière. Nous ne savions que faire, emplis d’un indéfinissable dégoût. Nous fîmes une petite trempette, avant de marcher jusqu’à la première buvette pour boire un cappuccino. Plus que de la colère, j’éprouvais du dépit devant le comportement incivil des vacanciers. Après coup, nous démontâmes la tente en hâte, pour partir à la recherche d’un endroit que les gens n’eussent pas souillé. Entre les pôles de nos enchantements et de nos déboires, nous nous sentions un peu comme des oiseaux migrateurs perdus dans le ciel, qui ont le plus vif besoin de répit. Toutefois, après trois heures de route par des campagnes assez tristes, nous bifurquâmes sur la Barbagia. Le vert des chênes rabougris, des vignes maigres dominait dans un paysage âpre d’où s’échappait une douce mélodie, celle des clochettes des troupeaux de chèvres. Nous croisions des bergers pas pressés, qui faisaient paître des moutons bêlants, en solitaires. Des villages hérissés de maisons nouvelles, grisâtres, sans cachet, sans spécificité défilaient sous nos yeux, un après l’un. Pas de vieilles pierres. Quelques vieux fours à pain. Partout de laides bâtisses en ciment et parpaings non crépies, volontairement inachevées (cela permettait de ne pas payer d’impôts), des murs de briques ébauchés, promesses d’étages futurs, qui défiguraient la pierre nue des massifs montagneux, grise et blanche, toujours prête à surgir au détour d’un virage. Incrédules, nous nous arrêtâmes à l’ancien village de Gairo, dont il ne restait que des ruines. Abandonné par la population à la suite d’un affaissement du sol provoqué par des pluies torrentielles, il avait été entièrement reconstruit à neuf, un peu plus haut, par les nouveaux plans d’urbanisme. En Sardaigne, on ne rénove pas et c’est navrant. Tout un patrimoine culturel est voué à la démolition. Ce geste, compréhensible après des siècles de pauvreté, est néanmoins un leurre. Ces gens se perdent en niant leur passé. Car il n’y a pas de futur sans passé, pas d’identité sans mémoire.

Quand nous arrivâmes à Tortoli, les habitants s’étaient déjà retirés à l’intérieur de leurs foyers. A notre grande surprise, une abondante végétation piquée de lauriers roses et blancs bordait la route qui longeait la mer. Nous trouvâmes sans peine la pinède de Santa Maria Navarrese qui devait abriter nos nuits chaudes et paisibles. Je me sentais comme une plante en pot qui a finalement trouvé la terre et la lumière qui lui conviennent. Hâlée et dorée de soleil, je faisais peau neuve. Et nos mains se serraient plus fort dans la plénitude d’une entente muette.

Au village, les habitants fabriquaient encore du pain à base de glands, autrefois produit dans toute l’île. A quelques kilomètres de là, dans les forêts de chênes verts et de lentisques aux feuilles luisantes, des porcelets au poil sombre vivaient toujours à l’état sauvage, se nourrissant de glands, en attendant d’être embrochés… L’obsession de la nourriture court dans toute la Sardaigne, où rien n’est plus recherché que la genuinità des aliments mis à nu, l’arrosto conservant de fait l’apparence de l’animal, et les légumes leur forme primitive. Ce qui importe, c’est que les aliments demeurent dans leur état de nature. Ainsi la cuisine sarde réserve des surprises : on sert souvent le poisson sans avoir retiré les entrailles ni les nageoires frangées de rose. Le vert du fiel peut tout d’abord répugner le touriste français, attaché au plaisir des yeux. Outre le fait que les viscères de la femelle œuvée, où se fondent germination et putréfaction, le dégoûtent aisément. Ce plat de poisson ne s’applique pas à séparer nettement le pur et l’impur, ce qui est fait pour être vu de ce qui est fait pour être caché. Plus les fromages sont fermentés et grouillants de vers, plus ils sont prisés… Comme s’il ne fallait pas gommer la chair renaissant de la pourriture et de la mort. Cela explique peut-être la perpétuation du quaglio, sorte de lait caillé, extrait de l’estomac du chevreau qui tète encore sa mère. Une nourriture, donc, qui porte la marque d’une impossible séparation, d’une fusion mortifère précisément, où se confondent l’amer et l’amor, la mère et la mort.

* * *

On rencontre parfois des lieux qui sont des métaphores de la passion ou de quelque chose qui vous paraît confiné dans un éloignement énigmatique. Peut-être que c’est ça, l’île : une lésion de la raison qui suscite le désir de retour, à soi et au même, à ce qui n’a ni fin, ni commencement. L’âpreté brûlante de la passion, de l’orgueil, est intrinsèque à l’île. Elle ne peut se passer de la violence de la possession qui veut plier l’autre à sa loi, l’assimiler, l’entraîner dans un inéluctable abandon de soi, tissant une toile de contraintes, de devoirs et de dettes. Ainsi, renvoie-t-elle au règne de l’unité, antérieure aux mots, au temps de la différence. A l’idée de faire corps avec le tout, à l’adhérence au tout. Seulement voilà, en supprimant les différences qu’elle n’ignore pas mais qu’elle dénie, elle introduit le brandon de la discorde, le tison dévorant de l’envie, l’éclat meurtrier de la vengeance. Après la fascination et l’approche éblouie…

* * *

Passaient les jours et passaient les semaines. Je regardais glisser les barques, silencieuses et apaisantes, comme des songes; je me promenais à pied pendant des heures avec S. sur la haute assise de Baunei, comme sur un radeau perdu dans la pleine mer du ciel. Nous parlions longtemps, beaucoup, mais je n’étais pas vraiment rassurée. Prise entre l’amour et la crainte, je voyais toute la Sardaigne dépliée devant moi, demeurant finalement mystérieuse.

 

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