Chapitre 8

<<< Home

Voyage en Allemagne; une autre vie sur les marges

Je n’avais pas quitté l’île depuis neuf mois, quand je décidai d’accompagner S. à Cologne. Sa présence réconfortante me faisait prendre conscience de la solitude de mes nuits, où se mêlaient les idées noires dès qu’il s’éloignait pour longtemps. Tout effort pour atteindre le bonheur dans une île qui se tenait à l’écart du monde, m’en éloignait au lieu de m’en rapprocher. Mon instabilité, mon désemparement, mon effort désespéré pour vivre en insularité, m’enfermaient dans l’égotisme. Et souvent je me laissais aller à des pleurs. En fait, je n’étais plus que le déchirement entre des aspirations contraires; entre mon besoin d’île et d’ex-île. Au désir de pouvoir vivre à la fois immergée dans la société sarde et retranchée en moi-même se conjuguaient sans cesse le désir de vivre en osmose avec S. et la peur du couple, qui diluait l’individualité. Dans notre vie, il n’y avait pas de place pour un enfant : il nous eût obligé à nous fixer, à nous établir. Il y avait les amis de France et d’Allemagne, témoins d’une forme d’existence marginale, vouée à la disparition. Désormais, la plupart des communautés se défaisaient à Cologne et, si elles se refaisaient, c’était sous l’égide de Bhagwan, mystique hindou de renom, qui prédisait l’éclatement des civilisations sclérosées.

“Il faut vivre dans l’instant, im Hier und Jetzt, ici et maintenant”, répètent ses adeptes inlassablement.

Pas de souvenirs, pas de projet. Et tout le Monde de ne faire plus qu’Un avec l’autre ! Le soi de se dissoudre pour faire place au grand Soi. Ce qui se joue dans ce désir de retour à l’Unité, duquel aucune personnalité ne doit émerger, est une tendance à la réduction de toute altérité, de toute différence, à l’abolition de toute spécificité. Une vie sur les marges qui tient dans le cercle de l’ego et n’est pas sans rapport avec le désir de ressemblance qui habite les jeunes Cagliaritains. A la promotion de l’individualisme de jouissance s’oppose la soumission aux identifications façonnées par l’air du temps, qui voudraient fonder un “nous” communautaire, assurant liberté et bonheur à chacun. Surtout, ils m’agacent avec leur manie de se poser comme s’ils étaient le centre du monde. Et cela n’est pas seulement vrai pour les insulaires. De toute façon, rien n’est plus contraire aux règles des nouveaux mouvements de la contre-culture allemande, où on se veut libre à la fois de préjugés sociaux et surtout sexuels, cultivant à qui mieux mieux l’image d’une Allemagne pacifique et joyeuse, Friede, Freude, Eierkuchen (paix, joie, gâteau à l’œuf), que de comprendre, sinon d’accepter ce qui ne leur ressemble point… En fait, ils n’en ont rien à faire des autres ! J’étais lasse de ces affrontements à la maison entre Allemands et Sardes, qui naissaient de ce trait commun : vouloir l’autre comme soi ou le déclarer radicalement autre, c’est-à-dire sans intérêt aucun; deux versants d’une même force cohésive, relevant tout simplement de l’intolérance.

Qu’il y ait eu de l’utopie dans la vie en communauté comme dans la geste hippie, nul n’en doute, et Bhagwan n’a fait qu’un, d’emblée, avec un monde naissant, qui tentait d’uniformiser les consciences. La pensée du collectif dérive dans d’obscures conteneurs où fermentent l’orgasme et la libération sexuelle. Les sannyâsins aspirent à un don total d’eux-mêmes, voulant assumer jusqu’au bout la mort de leur ego. Vivre la mort de leur moi, devenir un instrument dans les mains de Bhagwan qui fait mourir et qui fait naître. Passage de génération, qui exige du neuf, et dont le comportement se réduit désormais à deux uniques attitudes : le stérile culte de soi et le consumérisme à tous niveaux.

Plus je pensais à tout cela, moins je m’y retrouvais. Comment démêler l’écheveau de mes incertitudes ? Je me voulais sans appartenance, apatride, marginale, mais je m’accrochais à ce passé, à ce style de vie communautaire, qui était une partie de moi-même, et que je trouvais en Sardaigne si pesant. Chaque fois que des visiteurs arrivaient de Cologne, je m’enquérais de mon jeune ami, Arne. Ses lettres me manquaient. En regard de cette correspondance des sentiments, la superficialité des jeunes gens qui m’entouraient depuis mon arrivée à Cagliari, paraissait toujours accablante. Non pas qu’ils ne fussent toujours prêts à s’aider les uns les autres. Ils avaient l’amour du partage et de la convivialité; mais on trouvait souvent dans cette grande disponibilité un arrière-goût de troc et de profit mutuel qui refroidissait vite l’enthousiasme.

Arne était mon cadet de huit ans. Un seul point nous rassemblait : le refus de la vie ordinaire. Fan inconditionnel de Frank Zappa et de Patti Smith, le rock balisait son quotidien, le rock comme inépuisable source de révolte, révolte contre la famille et le monde adulte, contre la société et le matérialisme insidieux. Les amis m’assuraient qu’il n’avait pas changé. Il était toujours aussi beau avec ses cheveux blonds épars sur les épaules. La liberté demeurait son grand principe de vie. Il ne s’était pas inscrit à la fac comme tous ses camarades de lycée; il avait repris la guitare et chantait dans un groupe. Mais je ne pouvais m’empêcher d’avoir peur. Au cours des dernières années, les goûts avaient changé, les idées aussi. J’avais vu des gauchistes se transformer du tout au tout, parce qu’il fallait savoir en finir avec Mai 68 et passer à autre chose. Et Arne était si fragile… Il y avait une inquiétude en lui, un désespoir latent et ontologique, accompagné d’une pulsion suicidaire, que la musique ne pouvait éteindre. J’avais peine à m’accommoder du déferlement de la Bhagwanmanie sur l’Allemagne. Dans le Stadtgarten, où Arne m’avait donné rendez-vous, les sannyâsins étaient là, en nombre, à lézarder au soleil. Irrésistiblement, je me dirigeai vers le son des tambours africains qui résonnaient à travers le grand parc. A ma vue, un pâle sourire éclaira des yeux bleus aux cils roux, tandis que mon cœur se serrait de voir de rouge vêtu l’ami tant attendu, la mala de Bhagwan suspendue au cou par un chapelet de perles en bois. Il s’était fait sannyas ! Bien résolu à faire partie de cette communauté béate, destinée à accueillir tous les désenchantés de la vague utopique.

– Je suis toujours Arne, dit-il doucement. J’ai même gardé mon nom.

Certains changeaient de nom. Lui, demeurait égal à lui-même avec son long corps subtil, son fulgurant visage d’ange. Il était toujours beau, mais d’une manière plus impersonnelle. Ses cheveux étaient coupés courts, disposés autour de la tête comme des rayons solaires, ce qui faisait paraître plus chétives ses épaules légèrement voûtées.

– J’ai pleuré à fendre l’âme quand ils m’ont coupé les cheveux, mais les sannyâsins m’ont fait comprendre que la quête de sens et de soi, celle que leur enseigne Bhagwan Shree Rajneesh, ne peut naître que d’une expérience vraie dans une société étouffée par le bien-être et l’uniformité. Mes cheveux longs me divisaient des autres…

– Mais Arne, m’écriai-je, cette mala aussi te sépare des autres !

J’étais consternée. La coupe de sa magnifique chevelure correspondait non seulement à un sacrifice, à une initiation, mais aussi à une reddition : c’était le renoncement aux prérogatives dont il se targuait, finalement à sa propre personnalité, à tout ce qui avait fait l’individualité de son être pensant. Je ne pouvais pas reculer devant l’évidence : c’était bien l’annulation et le rapt de l’individu dont il s’agissait. En France, lorsque les hommes eurent commencé à se couper les cheveux, seuls les rois et les princes conservaient le privilège des cheveux longs, en signe de pouvoir. Naturellement, Bhagwan était barbu, chevelu. Il était le prophète d’un monde désolé, un mirage dans le désert, qui faisait passer la soif et la faim à quiconque l’approchait, comme une oasis. Il s’agissait de faire place à l’amour dans la vie, en mettant l’accent sur le tantrisme, une mystique de l’érotisme, qui revêtait le masque de “l’amour libre” pour mieux pénétrer dans les pays d’Occident. Je me sentais incapable de faire quoique ce fût pour empêcher l’irrémédiable. La vérité s’imposait en bloc à ma conscience. Brutale. Arne se laissait glisser lui aussi dans le grand courant… Il n’avait plus foi dans l’avenir. Et Bhagwan, c’était mieux que rien du tout. Ce ne fut qu’un éclair, mais à ce moment là, je vis au fond de mon jeune ami l’ouvrage du néant : une sorte d’abdication où je lisais la mort. Et tout était noué dans cette tristesse inexplicable qui émanait de son être, mon angoisse de le perdre, et le sentiment de la fin de tout.

Cet été-là, je ne l’ai pas revu. Toutes les batailles durement menées en Allemagne pendant les années soixante-dix perdaient leur sens dans une société qui “fuyait”. Une société sans but, une société qui évitait les vraies questions. Maintenant, les grandes idées étaient mortes, vidées de leur substance, et les minorités culturelles de tous genres ne savaient plus trop bien à quelle aliénation se vouer. Plus qu’un désir de changement, mon exil volontaire en Sardaigne exprimait un désenchantement, une fuite loin des aventures communautaristes allemandes en quête d’un père tout-puissant. Partance que je voulais sans retour et qui m’avait emportée dans un trajet redoutable, où une erreur entraînait une autre erreur. J’avais beau faire, les inquiétudes, les nostalgies étaient là, elles étaient partout, en chacun de nous. Dans l’infinie étendue bleutée de la mer, je voyais ma vérité nue. J’étais attirée par la Sardaigne comme d’autres étaient attirés par Bhagwan, se hâtant à leur mort. La vie dans l’île, avec d’un côté l’intimité protégée, l’acceptation à l’intérieur du groupe, et de l’autre la sensation d’isolement, d’enfermement, interdisait toute délivrance. Dans cette quête, je ne savais pas ce que je cherchais, qui j’étais ni ce que je voulais. Je tournais en rond comme un âne tourne sa meule. Il était inutile de me donner du mal pour savoir ce qui se cachait derrière les murs de cette ville : probablement, il n’y avait rien que le vide.

 

<<< Home