Chapitre 6

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Confusion entre égalité et uniformité; retour à Lunamatrona; mystères des origines

La question, sans cesse reprise par les “autochtones” indépendantistes, est de revenir à soi, à une origine plus ancienne, toujours plus ancienne… Il s’agit de se défaire de tout ce qui n’est pas soi, d’être seulement soi, de s’éloigner d’une vie asservie à Léviathan. Naissance à soi qui n’est pas une promesse d’avenir, mais le fruit d’un tourment mystérieux et insondable, d’un “retour en arrière” vers on ne sait quoi de vide et d’inquiétant… Or il n’y pas de futur vivant avec un passé mort. Un peu partout à Cagliari on trouve des seringues gorgées de sang. Le rêve d’une alliance qui unifierait ce qui fut partagé et réaliserait ainsi une véritable consanguinité, une fraternité retrouvée, n’est pas le moindre des attraits que l’héroïne offre à une jeunesse coupée de ses racines. C’est, somme toute, un retour au royaume le plus intérieur par le biais du buco, par l’épreuve du trou, froid, béant et noir de Trophonius.

Tout en Sardaigne semble profondément enfoui, obscur, porté par la religion catholique, la famille, un discours collectif. L’émergence de l’individu est lente et difficile. Toute revendication subjective est perçue comme une tendance au protagonismo, à une volonté de se démarquer, de faire scission, comme une altération de cet ensemble parfait. Je dirais même que la caractéristique des jeunes Cagliaritains est le manque d’individualité. Ils ont tendance à se grouper, au gré des situations et des profits mutuels. Ainsi, au moment même où on croit qu’ils excellent dans l’amitié, on demeure tout pantois. Jeté au rebut. Or l’amitié a besoin de sa distinction; et ici il y a très peu de gens propres à pareil sentiment. Ils ont trop de compagnons pour avoir besoin d’amis. La solitude n’est pas ce qui les tourmente, la solitude qui sépare, celle qui permet de se voir tel que l’on n’est pas tout à fait, de sortir de soi pour connaître les diversités prodigieuses qu’il y a entre les natures humaines.

La seule réalité dans cette ville peureusement blottie derrière ses remparts, c’est l’apparence du rôle. Les jeunes filles, que l’on voit déambuler en grappes le long de la via Garibaldi à l’heure de la passeggiata, ne cherchent pas à imiter les figures des revues féminines pour séduire : bien plutôt elles se cachent derrière le masque uniforme de la mode. L’excessif du rouge à joues et à lèvres, le khôl qui cerne l’œil et aiguise le regard, sont autant de façons d’annuler la singularité du visage et relèvent souvent de la mascarade. Le ormai siamo tutti uguali que tous ont à la bouche, sert de carte de visite, vérifiant surtout qu’il existe bien un entraînement à se faire passer pour autrui et mettant par là même l’accent sur la similitude, au risque de confondre l’égalité avec la parité, l’uniformité.. Dans cette lésion du sens de l’autonomie personnelle, il y a à la fois impossibilité d’affirmer la propre identité en tant que moi vis-à-vis de l’autre et impossibilité de l’affirmer en soi.

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Hier, un collègue continentale s’est perdu en divagations sans fin, alors que nous parlions de la Sardaigne. Ile femelle sans désir, qu’il essaie en vain d’atteindre et qui ne cesse de lui échapper.

– Ce qui me fascine ici, disait-il, c’est tout ce qu’il y a dans l’île d’éternellement fuyant, évanescent et presque hostile. Cela même m’invite à sa poursuite et éveille en moi un désir furieux de possession et de domination.

Décidément, l’île sert de miroir à fantasmes; ainsi elle prend chez P. les couleurs de la femme étrangère qu’il a épousée et qui lui demeure impénétrable.

Tout le mystère de l’île est peut-être là : elle est et elle n’est pas, entre ce qui se masque et ce qui se dévoile. Sa puissance est d’être hors d’atteinte, sa nature étant de fuite. P. n’est pas le seul à projeter ses rêveries de défloration sur la Sardaigne. Tous ceux qui viennent d’ailleurs le savent. Le charme de cette terre âpre est fait de ce qui est caché sous sa robe de pierre.

On m’a parlé récemment d’une vierge à la beauté noire, dont l’origine est incertaine. Elle serait née au fond des grottes, dans le sein matriciel et mortuaire de la terre. La liaison est immémoriale dans l’imaginaire humain entre la mère et la mort, la mort et l’amor. Ainsi, sans le savoir, j’ai touché le sol d’une île où le substrat des anciennes religions matriarcales est resté très prégnant. Comment ne pas m’y abîmer ? La Sardaigne porte des idoles en elle; mi-aimantes mi-terribles, elles effraient, ou bien elles-mêmes autrefois effrayées, elles restent là, immobiles, pétrifiées dans la stupeur de l’horreur de la fuite éperdue dont elles furent témoins.

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Le printemps venu, je retournai à Lunamatrona, sans la présence d’un tiers et, cette fois, T. se fit une joie de me présenter à quelques villageois. Il m’introduisit dans ces maisons obscures où l’on descendait à la cuisine par un escalier étroit aux marches taillées dans la pierre. Le plafond était voûté comme celui d’une caverne, d’énormes jambons pendaient aux poutres noircies par la fumée et de grandes corbeilles en vannerie étaient fixées aux murs crépis à chaux et à sable. J’étais impressionnée par le silence tombal qui régnait en ces lieux et me rappelait les habitations troglodytes des Matmata berbères de la Tunisie. Les femmes me dévisageaient avec bienveillance dans une paix souterraine. Leurs têtes étaient entièrement coiffées d’un foulard, l’ovale de leurs visages éclairés par de grands yeux mauresques. Elles avancèrent une chaise basse, paillée, afin que je pusse m’asseoir dans une position accroupie mais confortable. T. me dit que ces femmes sortaient peu de chez elles, se désintéressant de ce qui se passait dans le monde extérieur. Dans cet abri absolu, le temps n’existait plus, car le jour et la nuit s’entre-mêlaient. Elles fuyaient la lumière au profit de l’univers clos de la cuisine qui retenait toute leur attention. Dans cette antre taillée dans le roc, sans ouverture directe sur le jour, elles travaillaient rigoureusement la pâte à nouilles et à pain, trahissant une volonté de puissance et de domination.

Telle était donc encore la condition des femmes dans cette région de la Marmilla, à l’aspect insolite. Leur vision de la vie était réduite à une seule pièce sombre, où s’élaborait l’union de l’eau et de la terre, le sein maternel, et où se préparait l’affrontement à la mort…

Il semble que, dans la conception de l’habitation, la maison symbolise toujours l’attitude et la position des hommes vis-à-vis des puissances souveraines. Plus l’on descendait dans la hiérarchie, plus l’on devait, dans la société sarde, courber la tête et s’accroupir sur soi-même. La dimension des portes et du mobilier trahissait la position sociale des familles. Il est de fait que la porte d’entrée de la propriété où vivait le maire était fort haute; les pièces étaient vastes et toutes éclairées de nombreuses fenêtres, les plafonds ornés de moulures; les meubles anciens et les verreries des lustres dénotaient l’aisance. Une baie de porte donnait sur un vaste jardin enclos de murs, où nous fûmes jovialement conviés à prendre le thé. Sous la tonnelle, l’air était doux, parfumé. La lumière des cieux, pénétrante. Le maître de maison nous fit asseoir, tandis que sa femme s’esquivait discrètement. En deux pas j’avais quitté le ventre de la terre pour passer de l’autre côté, du côté du pouvoir, ouvert au soleil irradiant.

Le maire aimait prendre le frais dans son jardin, où l’ombre était claire. La conversation se déroulait en campidanese. Faute de comprendre le sarde, je me laissais bercer par le son des voix graves. La “sarditude” battait son plein, réactivant les cultures locales en sommeil. Il fallait recueillir le message de la tradition avant que celle-ci ne disparût. Mais l’atteinte inconsidérée portée à la langue sarde avait frappé toute l’île. Or une société se désagrège, quand elle abandonne sa langue. La langue est l’âme d’une culture, d’un pays, aussi petit soit-il. Je comprends que les Sardes tiennent à la conserver comme gage de leur identité, de leur intégrité. Mais est-ce vraiment là, dans cette langue du quotidien, porteuse d’intimité – et, à ce titre, reléguée brutalement en coulisse, comme le sont les femmes silencieuses que j’ai vues au fond de ces cuisines-matrices, ensevelies à l’intérieur d’elles-mêmes, – que se trouve l’avenir de la Sardaigne ? Si naître peut constituer une fracture, car il faut pour ce faire quitter le ventre maternel, celle-ci devrait être réparée par le fait même de se trouver vivant dans le monde.

– Avec les produits de la terre et de la mer, nous pourrions vivre en complète autarcie ! fanfaronnent les indépendantistes. On n’a pas besoin des autres pour satisfaire à nos besoins, me chantent-ils, campés dans leur illusion de faire revenir l’horloge de l’Histoire à la patrie originelle d’avant les invasions. Il est d’ailleurs remarquable que la civilisation nuragique de la protohistoire ait prêté à la pierre la même valeur symbolique qu’à la terre. Je dirais même qu’il existe entre l’âme sarde et la pierre un rapport étroit. De toute façon, à les en croire, les premiers habitants, dont l’origine et la fin demeurent inconnues, sont nés de la pierre; ils ne sont pas venus d’ailleurs…

Comme par hasard, l’homme naissant de la pierre se retrouve également dans les vieilles traditions sémites. Et les figurines dédiées au culte des déesses de l’amour et de la fécondité offrent de fortes ressemblances avec celles de l’Anatolie ou du Proche-Orient. Ce qui va de soi, c’est que les hommes qui régnèrent sur l’île au début du néolithique ne sont pas sortis de rien. Pourquoi alors ce refus de probables ascendances maritimes, qui leur permettraient de retrouver tout l’onirisme de la nacelle, du voyage, d’une traversée accomplie, soit par les vivants, soit par les morts ? De toute manière, de nouveaux peuples ne cesseront de fouler la Sardaigne, avec toutes leurs possibilités d’innovation et de conflit. Il y a encore de nombreuses traces de leur passage, là des dolmens, des pierres levées, des cercles de pierre ou des rangées de menhirs, des statues mégalithiques comparables à celles du Midi de la France.

De tous les temps, les îles ont attiré les hommes, qui les associaient à une sorte de paradis perdu ou de cité idéale. Mais l’originalité des Sardes tient à l’idée qu’ils présidèrent eux-mêmes à l’Age d’or avec les générations de bronze. C’est que les nuraghi (du mot sarde nurage qu’on rattache aux racines hébraïques nour “lumière” et hag “toit”) fascinent indéniablement par leur mystère. La question demeure toujours ouverte de savoir si ces techniques de construction, qui supposaient une organisation sociale hiérarchisée et un niveau technique avancé – l’élévation des tours nécessitait qu’on hissât de colossaux blocs de pierre – furent importées ou développées sur place. Quelle que soit la vérité, c’est dans le souvenir de cette civilisation, singulièrement évoluée, qu’émerge l’obsession des origines, la quête aveugle de l’identité sarde. Comme s’il fallait gommer les réalités crues, amères du passé colonial, perçu comme un énorme trou dans la continuité du temps.

On sent bien qu’il y a là de la révolte : la révolte d’un peuple sacrifié à des intérêts qui n’étaient pas les siens, à des puissants qui le méprisaient ou, qui pis est, l’ignoraient. Mais le passé inscrit au fond d’un peuple ne s’oublie pas impunément; il continue de le tourmenter sous toutes formes de malédictions sans compter, en sus, les imprécations des janas, des génies, des spectres, des sorcières infernales, dont l’âme rôde inapaisée dans les campagnes, à l’image de ces incendies criminels qui réduisent à rien l’espérance de la fertilité. Invoquer l’immuabilité de cette ancienne culture de pierre, c’est nier la longue histoire des dominations étrangères, mais aussi des interactions entre les populations, des mondes mêlés. L’Orient est là, mais sa présence est impalpable, absente de la mémoire collective. En dehors de ce qui est exposé dans les musées, les traces laissées par les Phéniciens sont peu visibles, puisque les Romains détruisirent pratiquement tout. Où que j’aille, je sens un climat oppressant d’absence au monde, de paranoïa. Paranoïa de gens qui, de tout temps, furent poussés malgré eux vers une absolue marginalité, n’ayant de choix que la défense et la fuite.

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Suspendue à un monde aboli depuis des millénaires et dont il ne subsiste que des ruines, la Sardaigne apparut longtemps au voyageur comme une île première, hors du temps ou qui n’avait jamais connu d’autre âge que celui du début. Il est vrai que, pour grande que soit la Sardaigne, elle renvoie à la solitude de l’enfance, au temps de l’irresponsabilité favorisant une vie calme et insouciante. Partout on voit des jeunes gens vaguer à travers les rues ou bien assis toute la journée sur un banc, à rien faire. « Sans appui, pas de travail » vous disent-ils d’un air désabusé. La plupart d’entre eux se plaignent de l’île qui leur apparaît comme une prison. Ils la trouvent ennuyeuse à crever, mais ils ne réussissent pas à s’en détacher. Malgré leurs doléances perpétuelles, on sent bien qu’ils n’ont pas envie de la quitter pour aller voir ailleurs. A l’incroyable inertie de ces garçons s’ajoute une idée de fatalité, la menace constamment présente d’un “mauvais sort” ou le sentiment d’être les victimes de volontés étrangères, si souvent éprouvé en Sardaigne. De l’antiquité païenne, ils ont conservé la peur des fantômes, l’épouvante des choses de la nuit et de la mort, qu’ils conjurent en faisant les cornes du diable avec deux doigts, l’index et l’auriculaire. Partout est tapie la crainte d’être floué, de dépendre du bon vouloir des autres sans que leur propre voix puisse se faire entendre. Le vertige de n’être rien est alors tout ce qui leur reste à vivre. Ils vivent dans l’instant présent, sans mémoire et sans avenir. Privés de l’histoire qui précède leur naissance, ils flottent à la dérive comme des barques dont les amarres sont rompues, ils mènent une existence faite de déambulations nocturnes et veulent vivre sans contrainte, s’étourdir. Ils ne veulent plus émigrer, car travailler ailleurs, c’est toujours dépendre, être esclave des autres. Refusant tout choix et tout engagement définitif. De toute manière, ils ne mouraient pas de faim. L’aide de la famille était un fait. Pourquoi se soucier de l’avenir ?

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Au commencement, il y eut donc les Nuraghiens, race des géants mis au monde par la terre, paradis des élus, cordon ombilical jamais tranché. Et la modernité n’avait pas eu raison de ce fantasme totalisant, de cette automythification qui les aidait à se forger une identité conforme à ce qu’ils eussent voulu être : un peuple vaillant, résistant, héroïque au combat, ne dépendant de rien ni de personne et trouvant ses lois en lui-même. Sera donc rejeté, à toute force, ce qui empêche d’atteindre cet état idéal, autarcique, totalement gratifiant. C’est tout ce qu’ils ont découvert pour se rapprocher d’eux-mêmes. Seule issue, seule parade à l’anéantissement.

 

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