Chapitre 5

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L’histoire et son impact sur l’île

Fondée par les Phéniciens, Kalaris était un abri sûr contre les vagues et les vents dominants, en particulier le mistral, qui soufflait souvent sur le Golfo degli angeli, le golfe des anges. Des ports de commerce se bâtirent alors tout le long des côtes, supposant des échanges de marchandises, d’idées, d’hommes avec toute la Méditerranée. Transformée en base navale et grenier à blé de Carthage qui avait pris la tête d’un vaste empire maritime, la grande île suscitait les convoitises. Les Romains comprirent rapidement que la situation de la Sardaigne en faisait, pour leurs ennemis, un point stratégique qu’il ne fallait pas sous-estimer et décidèrent de le leur enlever. De durs combats s’engagèrent.

Il semble que la plupart des populations locales hésitèrent à s’allier aux Carthaginois pour défendre leur île contre les troupes du préteur romain. Cette résistance à l’union, inhérente à la culture sarde – ils s’étaient toujours battus entre tribus – fut peut-être le signe de leur faiblesse, puisqu’ils allaient, une nouvelle fois, assister, impuissants, à leur propre déchéance, ainsi qu’à l’écroulement de la vie d’avant… Kalaris fut rasée, les anciens dieux exilés, les temples anéantis et la population mise à la besogne bon gré mal gré. Le travail ne fut pas mince : l’amphithéâtre a laissé des ruines imposantes; mais Rome ne gagna le peuple sarde ni à ses idées ni à ses méthodes, malgré toutes les avances qu’elle lui prodigua.

Sur le plan culturel, les Carthaginois avaient laissé derrière eux une influence durable et les Romains se heurtèrent très vite à des révoltes, des insoumissions et des rebellions. Barbaria fut le terme dont Rome qualifia la Sardaigne profonde, car à ses yeux étaient barbares non seulement les Phéniciens de Carthage, mais encore les montagnards sardes résolus à défendre leurs coutumes, qui lançaient des razzias dans la plaine jusqu’à ce que l’armée romaine les repoussât. Le fait est que Rome ne put jamais soumettre l’île complètement. Le penchant de ce peuple de cavaliers pour l’indépendance d’esprit, leur ardeur guerrière, leur fierté démesurée, les rendaient rebelles à toute subordination et, comme conséquence, toute union, toute vie socialisée devenaient irréalisables. Des conflits incessants les opposaient aux agriculteurs sédentarisés qui exploitaient les terres romaines, l’ivresse de la colère les soulageant du sentiment de l’humiliation, de la différence.

Après la chute de l’empire romain, la Sardaigne subit des dominations plus ou moins brèves de Vandales, de Byzantins, et Cagliari mit longtemps à se relever. Assez longtemps pour voir à nouveau fondre sur elle, après l’an 711, les premières incursions arabes. Ce dont on préfère ne pas parler… C’est un passé enfoui dans la mémoire qu’on cache comme un secret de famille.

D’aucuns trouvèrent d’abord refuge dans la lagune de Santa Gilla, enclose par le marais, acculée contre la mer; donc, facile à défendre. D’autres s’enfuirent dans les collines pour échapper aux rapts, qu’on nommait razzias, tandis que, dans une ruée effrénée, les cavaliers sarrasins se lançaient sur la plaine, piétinant et saccageant les cultures, avec le mépris des pillards pour les travaux de la terre. Mises à sac, les villes cessèrent d’être des centres d’échanges humains ou commerciaux pendant près de trois siècles. Tout lien avec Byzance fut coupé. Et la Sardaigne, délaissée, abandonnée de tous, fut alors contrainte à l’autarcie, retranchée dans une solitude absolue.

Devant cette dévastation, les Sardes se trouvaient dans la plus exaspérante impuissance. Interloqués par le désastre, leur détresse était extrême, d’autant plus que des pertes antérieures étaient ravivées. Combien de souffrances, d’injustices et d’humiliations un peuple pouvait-il supporter ? Dans cette privation radicale, il ne restait plus d’espoir, c’était un vide immense. L’île résonnait intérieurement comme un rien sans possibilités, comme un silence sans avenir, sans l’espérance même d’un avenir…

La Barbagia, bientôt investie, offrit une résistance plus opiniâtre. Force est pourtant de reconnaître que les Maures réussirent à ouvrir une brèche dans cette contrée réputée imprenable, car tout évoque là-bas les coutumes sarrasines. Dans la société barbaricine, la vaillance est la plus importante des valeurs morales et c’est toujours de la justice que se réclament les hommes, rebelles à toute discipline, pour justifier l’abigeato, héritage de la bardana, razzia des vaches et des biens d’autrui, à l’aide des armes et de la tuerie. Fiers et nobles, indépendants et braves, voilà ce qu’étaient les Maures – on disait aussi les barbares – au plus haut degré. Leur haine indomptable des règles, leur humeur belliqueuse, leur générosité envers les hôtes, leur amour de la poésie sont légendaires, ainsi que l’importance qu’ils attribuaient aux chevaux de pure race, aux cavalcades et au maniement des armes. Leur présence modifia certainement les mœurs des Sardes; à moins que les nouveaux conquérants n’eussent déjà eu quelque chose de commun avec cette aristocratie d’antan, héroïque au combat, qui ne connaissait pas d’autre loi que la sienne. Toutes les histoires de la Barbagia sont empreintes du code de courage, des devoirs de l’hospitalité, du sentiment de l’honneur, du souci de justice, de vengeance par le sang, de clan à clan, de famille à famille… qui aiguillonnaient également les Maures. Et pourtant les Barbaricini s’entêtent à dénier toute ressemblance. Cette période de probable cohabitation n’est plus que désignée, partout sur l’île, comme incursion sanglante, cruauté et carnage. Pourquoi ? On peut facilement penser qu’il fut utile à l’Eglise, dans la suite, de pouvoir montrer les Arabes du doigt, d’en faire des monstres qui menaçaient le Tout-Puissant, de les désigner comme l’esprit du malin. Car si l’Eglise recruta volontiers les déesses-mères de la civilisation nuragique pour en faire des saintes, il est clair qu’il lui fallait aussi désigner les Arabes en repoussoir. Soit. Cela suffit-il pour autant à passer sous silence ou, pis encore, à oublier une époque qui demeure, encore aujourd’hui, largement inexplorée ?

Quand la victoire des Pisans et des Génois fut finalement remportée en 1015-1016 sur les vaisseaux de la flotte sarrasine, la Sardaigne était alors divisée en quatre royaumes autonomes appelés giudicati, constitués initialement sur la base d’une alliance défensive. Ce partage du pouvoir avait créé plus d’unité, dans un sentiment de fierté de la justice rétablie. Hélas ! les zizanies intestines, attisées par l’antagonisme séculaire entre Gênes et Pise, eurent tôt fait de rompre l’équilibre ! Les divisions fratricides et les règlements de comptes entre grandes familles finirent comme toujours par ruiner toute velléité de résistance.

Pise vaincue à son tour par les forces navales d’Aragon, la voie fut ainsi ouverte à la conquête espagnole, précipitant la Sardaigne dans la misère et l’effroi, la répétition du malheur. Quiconque s’attardait au château de Callaris, après le cri “Foras los Sardes !“, était jeté du haut des remparts. Derechef privés de leurs droits, traités ni plus ni moins que des chiens, courbés sous le joug étranger, les habitants de Cagliari, trop faibles pour défendre leur ville, étaient de nouveau condamnés à n’être rien, à renier leur passé, à oublier ce qu’ils étaient et, comme chaque fois, ils cherchaient à échapper à la servitude en s’enfuyant dans les montagnes, désormais promues au rang de refuge contre toute invasion et calamité.

Réduits à commettre ces larcins pour survivre, les plus fougueux d’entre eux eurent tôt fait de piller et de voler le bétail. Le banditisme se développa et les insurrections se succédèrent dans toutes les régions de l’île. Descendus des montagnes, des bandes de bergers balayaient les plaines à cheval en quête d’un butin, tandis qu’à Cagliari, outre une affreuse famine, il y avaient les fièvres et la malaria. Certes, le Giudicato d’Arborea avait réussi à préserver son indépendance en s’alliant au clan Doria de Gênes, mais la Sardaigne était restée exsangue, rendue inculte à force de spoliations, comme l’était aussi sa population vaincue, effondrée, qui roulait dans l’abîme de la résignation et de la honte de soi.

Les longs siècles d’insécurité eurent un impact sur les caractéristiques du peuple sarde. Au milieu d’un monde à l’hostilité imprévisible, celui-ci devait adopter une attitude de repli et de retraite vers l’intérieur, et accomplir ses travaux tout seul. Les maisons, rigoureusement de pierre, étaient autant de miniforteresses, la vie une lutte sans pitié pour la survie. Dire “non” était la seule manière d’être, de résister, de ne pas accepter l’humiliation, jamais.

Tout au long des siècles qui suivirent, l’île connut une forte dépopulation à cause de la famine et des vagues successives d’épidémies de peste. C’est ainsi que les colons espanols arrivèrent massivement de la péninsule ibérique et qu’au XVIème siècle, la ville d’Alghero fut entièrement repeuplée d’immigrants catalans, fidèles au trône d’Espagne. Blessure qui allait saigner pour longtemps, d’autant que des incursions rapides d’écumeurs de mer, soutenus par les Turcs, se multiplièrent de nouveau sur les côtes, mettant les riverains à rançon. Si la somme demandée n’était pas versée, il arrivait que les victimes fussent vendues sur les marchés d’esclaves d’Afrique du Nord. Les Carlofortini n’ont pas oublié l’affolement qui s’empara de la petite île dans la nuit du 2 au 3 septembre 1798, quand les corsaires débarquèrent sur le rivage. Le butin fut considérable : neuf cents personnes environ furent capturées et emmenées en esclavage. Et dans l’immense malheur qui accablait les îliens, il ne leur restait qu’à implorer la compassion de la Madonna dello schiavo, elle aurait sûrement pitié d’eux. Croyons, car la plupart des infortunés furent rendus à leur île cinq ans plus tard !

Au sommet des collines qui dominent le littoral de la Sardaigne, on voit encore les anciennes tours rondes de guet espagnoles, observatoires et postes de défense contre les sièges et les coups de main des pillards. Comment s’étonner de ce que les Sardes ne furent ni des marins ni de grands pêcheurs ? Ils apprirent à leurs dépens que Léviathan est toujours vivant dans la mer.

Même si les forces étrangères façonnèrent, inévitablement, la physionomie de l’île, il apparaît clairement que les Sardes ne veulent pas se reconnaître dans ce passé trop dur dont ils ont hérité. Ils préfèrent se bander les yeux, ne rien voir ni rien savoir. D’où un fort sentiment d’exil qui n’offre aucune promesse de Canaan.

 

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