Chapitre 4

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Lunamatrona, dispute, première fracture

Les premiers mois de mon séjour furent une période de sociabilité intense, de fraternité affective, avant que d’être embarquée dans la vie professionnelle. Dès lors que je fus reçue au concours d’entrée à l’université, la vie prit forcément un autre tour. Une fois installée à ma table de travail, je n’ouvrais plus ma porte à tous venants. En dehors de l’enseignement de la littérature française à la faculté des Lettres, je me contentais de peu : de bavardages échangés avec la voisine, de longues promenades dans la vieille ville ou de mélodies douces, celles des vagues caressant inlassablement la plage du Poetto qui s’étirait sur sept kilomètres à la sortie de Cagliari. S. était souvent absent. Il faisait des remplacements en Allemagne comme médecin et son éloignement temporaire me permettait de chercher seule ma voie. Je voulais tout expérimenter par moi-même, y compris les choses les plus menues. Je n’avais peur de rien, mais c’étaient des semaines particulièrement éprouvantes. Je préparais mes séminaires de littérature emmitouflée dans une couverture. L’hiver se révélait froid et humide, les vents impétueux. Les Sardes n’avaient pas l’habitude de chauffer. A la campagne, ils allumaient du feu dans la cheminée, mais en ville, on était tout grelottant. Je n’avais pas encore fait l’expérience de la déprime hivernale qui, à Cagliari, se faisait collective. La langueur se traduisait soudain par un ennui profond, un dégoût de tout, voisin du spleen… « Ici il n’y a pas assez de bistrots » ne cessaient de répéter les copains. « Il n’y a rien à faire dans cette ville ! » Le manque de distractions et la victimisation allaient de pair. Et depuis que je travaillais, je ne pouvais plus combler leur sempiternel état de vacance. Ainsi, à la fin de la semaine, s’offraient-ils volontiers comme guides pour me faire découvrir d’autres contrées, au gré de leurs désirs.

D’abord la giara de Gesturi, long plateau à l’aspect sauvage, désolé, désert. Des chênes rabougris aux grandes branches tordues, tous inclinés dans un même élan par le vent, comme des galériens. D’accès difficile, elle est encore le règne des chevaux galopant à l’état sauvage. Près de Barumini, un peu en contrebas de la giara, des pierres cyclopéennes, vestiges encore debout d’un village à nuraghi. Tout y est rond. Les grandes chambres voûtées des tours de garde et de défense ont une forme de cône tronqué, les cavités sont douces, maternelles, les escaliers tournent en colimaçon. L’enroulement des couloirs évoquant celui des entrailles humaines. Au sud du site archéologique abandonné, une colline mamelonnée, absolument aride, d’aspect africain. Pas un être animé, nul bruit dans cette étendue isolée où rien ne décèle la vie. Une grande paix règne là.

Bien qu’on fût encore au mois de février, la température était d’une tiédeur printanière. Marguerites et boutons d’or fleurissaient déjà les champs. La voiture des copains se dirigeait vers Lunamatrona par une petite route gorgée de soleil, entre des murets de pierres sèches, après m’avoir montré les menhirs dispersés sur le territoire. Quand le véhicule déboucha dans l’ombre des ruelles du village, la première chose qui vint à l’esprit fut que la lune est à la fois porte du ciel et porte de l’enfer. Le nom du lieu était magique, l’accueil de leur ami plutôt froid. Il ne paraissait pas prendre garde à nous. Son visage impénétrable était lourd de méfiance; quant à la désolation du village, elle m’atteignit au vif. Des garçons à la démarche nonchalante allaient et venaient, visiblement ennuyés.

– Il y a peu de jeunes femmes à Lunamatrona, dit notre hôte, flanqué d’une petite chienne épagneule qu’il appelait Brigitte en hommage à Bardot. Mais cela n’a aucune espèce d’importance. Je suis un homme des cavernes. Je préfère vivre à l’écart des autres. D’où mon ignorance et ma rudesse.

Je ne savais pas si je devais prêter foi à ses paroles ou me vivifier au contact de sa déconcertante étrangeté. Il fallait ne pas craindre d’être dupe. Je choisis donc d’entrer dans son jeu et le décrétai tout bonnement sincère. Sa brusquerie, sa réserve teintée de superbia où se trouvaient grossis les traits du caractère sarde, rien ne les eût pu entamer de toute façon. Il était difficile de savoir ce qu’il pensait vraiment. Je me mis à rire, et davantage, je riais de celui qui se riait de moi… Sa maison était spacieuse, sans confort, dépouillée. Seuls des portraits de la Madone, accrochés aux murs, servaient d’ornements. Sans aucune gêne, mes compagnons avaient tiré de leur besace les tranches de viande à cuire sur le gril, qu’ils avait achetées en route. Il fut convenu, sans façon, que nous resterions à dîner. Nous y passâmes la nuit.

Le lendemain, nous prîmes la route d’Oristano, où vivait la sœur aînée de notre hôte. Un repas copieux nous attendait, composé de fruits de mer variés, de dorades au sel, de légumes verts en abondance : des fèves et des artichauts, le tout arrosé de Vermentino di Gallura. L’affabilité de l’accueil était sans égal, dépassant toute attente. Cet après-midi là, nous parcourûmes dans la liesse la campagne verte et odorante. Des massifs de genêts épineux et de mimosas s’y mariaient tandis que les ajoncs introduisaient l’éclat triomphant de leur jaune vif. Les pierres mises en tas dans les champs révélaient l’âme collective. Par endroits, subsistaient quelques ovili, des abris de bergers, derrière lesquels les moutons se protégeaient du vent. Sur les routes on croisait des troupeaux de chèvres paissant, des paysans à dos d’âne, coiffés de la beretta.

La crise éclata alors que le soleil s’obscurcissait. Nous nous apprêtions à quitter Oristano. Mes copains avaient bu plus que de coutume et j’avais demandé, en toute innocence, s’ils étaient vraiment en mesure de conduire la voiture. Un peu ivres, avec un œil vide que je ne leur connaissais pas, ils s’étaient tout de suite emportés :

– Comment oses-tu nous parler ainsi, douter de notre maîtrise ?

Leur visage offusqué, c’était l’expression de quelque chose de terrible que je ne voyais pas encore, mais que je devais saisir à mon tour et pour mon compte de manière violente. J’essayai tout d’abord de leur expliquer qu’il ne s’agissait pas d’un manque de confiance mais d’une simple précaution à prendre. Ils s’obstinèrent :

– Tu nous as offensés. Tu nous déçois terriblement !

Un torrent d’injures déferla sur moi, tandis que leur ami jugeait préférable de m’entraîner à l’écart de cette tempête imprévue et imprévisible. Qu’avais-je donc dit de si blessant ? Leur emportement avait quelque chose d’effrayant. Il n’était pas question de rentrer à Lunamatrona avec eux. Non que le retour en scooter avec T. fût moins périlleux. Lui aussi avait beaucoup bu. Et le vent du soir qui se levait, me donnait lieu de craindre la mort. Mais T. était pressant et devant une telle insistance, je m’étais inclinée. Sur la route qui nous emmenait loin de toute demeure, à l’intérieur des terres, entre les hauts et effilés fuseaux noirs, mon assurance se démantelait, j’avais froid. En Sardaigne, les pesanteurs culturelles restaient fortes. Un incident de ce genre ne m’amusait pas. Au fur et à mesure que nous approchions du village, je sentais battre une peur. Les copains, qui nous avaient devancés, attendaient notre arrivée de pied ferme devant le restaurant où T. avait réservé une table pour le dîner. L’expression de leurs visages fermés, leur silence trahissaient leur ressentiment. Ils ne furent pas plutôt assis que les chefs d’accusation se multiplièrent. Nous n’avions rien de commun, rien à nous donner. Fous furieux, ils m’accusaient des pires méfaits, se faisant menaçants :

– Nous, les Sardes, nous supportons la boisson mieux que quiconque. Et nous connaissons très bien nos limites. Tiens-le-toi pour dit !

Je ne m’étais pas défendue. Désormais, ils ne connaissaient plus qu’un mode de se venger : la destruction de mon image. Je percevais une étrange jalousie dans les regards embués par l’alcool. J’avais fait atteinte à leur honneur en doutant de leur puissance et choisi par surcroît de rentrer en scooter avec leur ami que je connaissais à peine. Ils étaient doublement blessés dans leur orgueil. Cet étrange orgueil qui les poussait à prendre possession de l’autre, à le mettre dans la dépendance, prêts à tout lui accorder pourvu qu’il n’eût qu’eux comme relation. Il est indiscutable que cet épisode a gravement compromis mon goût des autres. La tyrannie de leur amitié s’avérait mortifère. J’apprenais, à mes dépens, que la disponibilité sans limites n’était qu’un paravent de la vacuité qui les minait.

Ce jour-là, ceux qui avaient été depuis novembre de fidèles compagnons, décrétèrent qu’il fallait faire une croix sur moi :

– Tu n’es pas une mauvaise fille, mais en ce qui nous concerne, tu es morte !

Je ne sais plus au juste comment ils en vinrent aux mains. La voiture roulait à toute allure en direction de Cagliari, tandis que le cœur me montait aux lèvres. Je me cramponnai soudain à la portière, les priant d’arrêter la voiture. C’est alors qu’ils m’empoignèrent au bras, furieusement. Là, exactement là, je reconnaissais à travers ce geste l’agressivité paternelle avec sa haine contre la réplique. J’avais toujours eu le sentiment que mon père ne reconnaissait pas mon droit d’avoir une subjectivité propre, dont mes actes étaient l’expression autonome. Ce qui était arrivé à l’adolescence, c’est que j’avais provoqué sa colère, une fureur, chaque fois que j’émettais une opinion personnelle. En même temps, j’aspirais à ce qu’il me comprît. C’était un sentiment terrifiant que de me rendre compte qu’il ne voyait pas mon être réel et qu’il se contentait de suivre ses propres idées. C’était comme un de ces cauchemars où on essaie d’appeler au secours, sans y parvenir.

La voiture stoppa net. Je me précipitai dans la nuit en courant, avec un des garçons sur mes talons. Je l’entends encore me supplier de revenir, puis tomber dans un cri rauque :

– Tu as tout gâché. Moi, dans la vie, je m’efforce d’être gai, je me fais un point d’honneur de cacher mon malaise aux autres, et toi, tu me fais perdre la face auprès de mon ami.

Je suis revenue sur mes pas, prudemment. Il était replié sur lui et sanglotait sans pouvoir s’arrêter. Je sentais monter en lui une rage sans merci, un désespoir immense. J’aurais voulu comprendre, tout excuser, mais le pardon des injures d’un homme en furie n’avait pour moi aucun sens. Je le pris pourtant dans mes bras comme on berce un enfant malade qui appelle sa maman. Son apparente désinvolture était donc une manière d’empêcher les autres de découvrir celui qu’il se sentait vraiment. En Sardaigne, il n’était pas d’usage de faire étalage de ses sentiments. Tout seul, il avait le sentiment d’être vide, de n’être personne, confessait-il, le visage dévasté par les pleurs. Il ne disait jamais ce qu’il pensait ni ne pensait tout à fait ce qu’il disait… La susceptibilité avait été la conséquence logique de son impuissance à se mettre à nu.

Je devais retrouver cette même incapacité d’être par soi-même chez la plupart des jeunes gens que je rencontrai par la suite. Indépendamment de leur milieu social, ils ne connaissaient rien des autres, sinon par des ragots, et rien d’eux-mêmes, sinon leur image extérieure. Ainsi fermentaient en eux un mélange d’aigreurs personnelles et de griefs indéfiniment remâchés.

* * *

Défiance toute insulaire : la mer divise. Il y a du dia-bolique dans la mer qui forme une frontière. Elle fonde le sentiment de l’exil et fait divaguer la raison. Cette réserve n’est pas mépris ou indifférence; elle vient des profondeurs de l’histoire de la Sardaigne. Elle est aussi le résultat des colonisations interminables – de telle sorte qu’il y a constant ressentiment et crainte constante d’être transformé par autrui, d’être pénétré par lui, d’être en son pouvoir ou sous sa domination. L’Autre est toujours celui qui, de par son existence, pourrait se livrer à une intrusion intolérable. L’Autre, c’est l’ennemi, l’envahisseur, celui contre lequel il a toujours fallu se barricader, se protéger depuis la plus haute antiquité. Un dicton sarde, « Le diable vient de la mer » rend assez bien compte de la suspicion à l’égard du “horsain”, de celui qui arrive du “dehors”; car le mot diable (diabolos en grec) veut dire “diviseur”. C’est l’image d’une grande fracture.

 

 

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