Chapitre 3

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Expérience communautaire avec un groupe d’handicapés

A Cagliari, nos rencontres furent au départ le fruit du hasard, puisqu’elles avaient pris naissance dans un instant de vide où, dépouillées de tout statut social, on n’était personne, c’est-à-dire sans passé, sans travail, entièrement livrés à nous-mêmes.

Très vite, ce fut la rencontre avec I., prosélyte du fameux psychiatre de Trieste, Franco Basaglia. Il y avait en ce garçon des faubourgs une sorte de donquichottisme, une volonté de détourner le destin de son cours inexorable qui, d’emblée, m’avait plu. De tous les volontaires consacrant le vide de leur temps à améliorer le sort des handicapés, I. était sans doute le plus maccu. Il était entré dans notre vie comme un ouragan, le chef orné d’un bonnet de même couleur que les béquilles sur lesquelles il s’appuyait. A son retour de Trieste, il avait décidé de créer un comité de bénévolat à but non lucratif, afin de venir en aide aux jeunes infirmes des quartiers défavorisés et s’était retrouvé en porte à faux avec les organisations catholiques qui, d’après lui, se laissaient aller à des formes alarmantes de maternage. I. exécrait la pitié, la charité, il pensait qu’elles faisaient plus de mal que de bien. L’insertion des handicapés dans la société devait être menée sur un pied d’égalité. Une conversion agricole, conçue sur le type des fermes ancien modèle, pouvait se révéler efficace, un projet destiné autant aux handicapés qu’aux jeunes bénévoles, afin qu’ils découvrissent, ensemble, une réalité différente de celle qu’ils voyaient chez eux.

I. était un garçon fantasque et téméraire, toujours prêt à dépasser les frontières de sa propre vie, à s’embarquer pour des expériences qui le révéleraient à lui-même. L’essentiel étant de se réconcilier avec la folie, et avec son fou à soi. Il était déjà parti à deux reprises pour Trieste rendre visite aux malades de l’hôpital psychiatrique de Gorizia qui était pratiquement ouvert à tous les volontaires. Chacun était libre d’y circuler à sa guise. Apparemment du moins, rien ne différenciait les “malades mentaux” des médecins ou des infirmiers, Et I. y avait été heureux comme jamais, avide d’apprendre, ravigoré par la gaieté et la chaleur affective de la communauté. A l’évocation de ce souvenir, ses béquilles se faisaient vives au gré de son enthousiasme, et si, par malheur, il se prenait à parler des jours anciens alors qu’il conduisait sa moto à trois roues, il était à craindre qu’il brûlât tous les feux rouges. Assise à l’arrière, je ne me contentais pas de l’écouter, j’étais attentive au dehors, aux rues des quartiers chauds de Sant’Elia et d’Is Mirrionis et aux gens qui y vivaient, car Cagliari n’était pas seulement le centre historique étalé sur quatre quartiers, qui gardait une atmosphère toute villageoise; elle renfermait aussi le mal de vivre, de la drogue, du chômage. Les familles nous accueillaient d’un air craintif et méfiant. Du fait même de leur infirmité, les enfants n’allaient pas toujours à l’école. Nulle place, non plus, pour le divertissement des fêtes ou celui des voyages : ils passaient leurs journées à regarder la télévision, axe central de la vie familiale, claquemurés dans une marginalité passive qui les rendait étrangers aux autres. Et tous, ils avaient la même expression d’indifférence sur des faces tassées par la vie chagrine et monotone de la réclusion. Depuis des années, I. cherchait à les arracher aux griffes maternelles, le temps d’une promenade. Les pères se taisaient, se soumettaient, l’œil vitreux. Ils étaient comme absents, éteints, résignés à leur sort.

Ce fut au cours de ces visites éprouvantes, mais aussi tellement émouvantes, que je pris la décision de mettre au service d’I. ma disponibilité, par une sorte de besoin de servir à quelque chose. Ces neuf mois ressuscitent devant mes yeux, très distincts. Si une partie de la jeunesse cagliaritaine ne croyait plus à rien, saisie du vertige du vide et de la fixité, une autre continuait à se préoccuper de ce qui se passait autour d’elle, à prendre ses distances par rapport au nihilisme régnant. Pour les handicapés physiques, sortir de l’univers familial où ils vivaient en vase clos, pour aller au gymnase ou à la plage, c’était comme une gageure. La plupart d’entre eux n’avaient jamais vu la mer. Ils la regardaient avec de grands yeux peureux, effarés. En manque de supports familiers, ils flottaient, hésitaient devant l’inconnu. N’ayant pas expérimenté la vie en groupe durant leur enfance, ils étaient souvent apathiques, inaptes aux relations sociales. Ils essayaient de manipuler leur entourage afin qu’on les traitât avec commisération, qu’on s’occupât d’eux. Le moindre heurt ébranlait leur calme, leur quiétude. D’où la tentation de s’en retourner comme ils étaient venus. Parfois, j’avais l’impression de m’engager pour rien. Jusqu’au jour où I. réussit à obtenir une grande et belle maison sur les hauteurs de Gonnosfanadiga, aux environs de Guspini, qui allait devenir le havre temporaire d’une troupe pleine de fringales et de désir crâne de se jeter dans la vie. Comme s’ils avaient voulu vérifier qu’ils y avaient encore une place, même réduite. Tout au long du trajet, les vitres des portières étaient restées ouvertes. Le soleil, en décembre, n’était pas à craindre, il était doux, caressait leurs visages. Aussi rien ne les comblait-il tant que les haltes. Là résidait leur plaisir, d’autant plus vif qu’ils n’avaient jamais vu la campagne.

Au bord d’une petite route qui reliait Arbus au village, se trouvait le tombeau des géants San Cosimo où les Nuraghiens venaient jadis rendre hommage à leurs morts, sans distinction de rang, sans privilège particulier et sans apporter d’offrande de valeur. A vrai dire, I. n’en savait rien, mais son histoire avait beaucoup plu au groupe. Par contre, la légende, qui affirmait que ces tombes monumentales auraient renfermé les dépouilles de géants, avait déchaîné l’hilarité générale. Alors, les Sardes devaient avoir sérieusement rapetissé au cours des millénaires ! Cette interprétation ne pouvait porter que sur un regret, celui de ne pas être de haute taille, vu que certaines tombe di giganti avaient abrité jusqu’à deux cents corps ! Sans doute la pratique de la sépulture collective reflétait-elle une société d’abord essentiellement tribale, qui mettait doublement l’accent sur la nécessité du sentiment de clan. L’homme avait besoin de sentir autour de lui d’autres hommes pour vaincre les embûches du monde terrestre et de l’au-delà. L’âme d’un homme seul était faible, mais si elle s’ajoutait à toutes les autres âmes des corps amoncelés dans la tombe, elle accéderait sûrement, après la tourmente, au salut !

Arrivés sur l’île par la route maritime, ce peuple d’éleveurs de bétail, d’agriculteurs et d’artisans avait probablement conservé des relations commerciales avec les contrées lointaines, au-delà de la mer. Il me plaisait à imaginer une Sardaigne pleine d’animation bruyante et bigarrée, ouverte aux autres, pour le plus grand profit de l’île. Malgré l’amour inconsidéré des indépendantistes pour l’autosuffisance et cette obsession des origines qui visait à dénier les influences mêlées, j’avais alors la conviction qu’un mouvement inverse était déjà à l’œuvre. Les vingt ans prétendaient aimer le voyage et l’échange; ils étaient curieux de connaître des étrangers. Il semblait que le choix ne fût pas entre abandonner sa propre diversité culturelle ou s’y enfermer. Il s’agissait plutôt de gérer les coexistences et les contradictions entre des identités relatives forgées par une lourde histoire qui pesait. Une île s’offrait plus facilement aux envahisseurs et les Sardes n’avaient pu échapper à cette règle intangible. Lequel d’entre eux eût pu exclure le Phénicien, le Romain, le Vandale, le Byzantin, l’Arabe, le Pisan, l’Espagnol, le Piémontais de l’enchevêtrement de ses ancêtres ? Et combien désespérant le principe de clôture, cette défense de l’identité unique, de l'”autochtonie” qui visait à éliminer les traces de l’Autre !

Toute autonome que soit la Sardaigne en tant que région, elle se situe pourtant vis-à-vis de la langue du pouvoir continental, fondant dans son être propre une autre identité et découvrant, qu’à cause de cet Autre, elle ne peut plus retourner à l’état antérieur, à l’état originel. Toujours en lutte contre elle-même, séparée d’elle-même, ou bien elle ne sait plus qui ou ce qu’elle est, ou bien elle est devenue cet autre qu’elle est/hait. Cela crée un terrible désarroi identitaire qui va de pair avec un défaut de vivacité, d’authenticité dans l’expression des sentiments et des relations en général. Dans ce contexte, je n’ai pas l’impression que le mouvement séparatiste offrira une réponse aux aspirations contradictoires des îliens.

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Les anciens conquérants aux yeux allongés, aux visages pâles et aux traits sombres, continuent de sourire à travers les millénaires. Les jeunes Cagliaritains sont beaux comme des icônes, d’une beauté tout à fait impersonnelle. L’idée de la singularité ne les a pas encore gagnés et leur moi change en fonction de la mode à laquelle ils se rattachent assidûment. Il leur suffit d’apparaître pour être. Mais la force assimilante du masque n’est pas sans danger pour la persona qui le porte et ne peut plus s’en défaire. Tel est, semble-t-il, le grand dilemme des trentenaires qui confondent le jeu et la vie, comme s’ils ne réussissaient pas à s’identifier avec ce qu’ils font; comme si la vie était vide, insaisissable.

Au-delà de leur apparence frivole et enjouée, je perçois comme un certain désemparement ou, du moins, une tenace mélancolie. De la Sardaigne, ils ne savent presque rien. Ils construisent leur vie autour d’un trou, d’une amnésie, qui leur fait perdre toute conscience d’eux-mêmes.

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Tout au long du séjour à Gonnosfanadiga, j’oubliais Cagliari et le halo de mystère dont cette ville s’entourait. La maison était vaste et bien tenue, ombragée d’orangers en pleine nature et constamment égayée par le chant des oiseaux. La cuisine était merveilleusement propre et les ustensiles au complet. Nous étions environ une vingtaine de personnes à occuper les lieux, chacun remplissant des tâches domestiques, selon ses possibilités. Tandis qu’un groupe s’occupait de la cuisine, faisait la vaisselle, l’autre lavait, à grande eau, le carrelage des chambres ou préparait le bain pour les paralytiques et les spasmophiles. Quant à Giorgio, un garçon trisomique à l’air éveillé, il était chargé journellement de raser la barbe de l’homme cloué dans son lit par la maladie de Bechterew. La paralysie totale rendait le quarantenaire facilement exécrable. Tout était prétexte à de nouvelles récriminations. Il n’arrêtait pas de râler, s’emportant contre le pauvre Giorgio qui savait pourtant manier la lame avec une dextérité remarquable ! Il n’acceptait pas son état de dépendance, d’infériorité physique qui croissait avec les ans, le rendant invalide pour la vie. Ni le dévouement de sa femme ni la chaleur du groupe ne l’empêchait de se sentir terriblement seul, de sombrer dans un défaitisme morose.

Les autres, en revanche, savouraient les joies de la campagne. Le beau soleil de janvier, l’arôme des herbes méditerranéennes qui s’exhalait dans la brise, les troupeaux de moutons et les chiens qui les accompagnaient, tout les intriguait. Davide, l’enfant autiste, jouait dehors avec l’eau des arrosages, sous le regard vigilant de son père. Il cherchait toujours la présence de l’eau, qu’il écoutait dans le ravissement. Elle racontait tant de choses ! Elle disait les secrets cachés de la terre, elle donnait une réalité à ses gestes coulants…

Un beau jour, les femmes du village, qui nous apportaient généreusement leurs offrandes dans de grands paniers d’osier, s’étaient adressées à lui par inadvertance. Aussi le cri strident que Davide poussa soudainement avec un air penché en guise de réponse, déclencha-t-il le fou rire dans la communauté. Complètement désemparées, les visiteuses ne purent cacher leur embarras. Leur confusion était pourtant tout à fait justifiée. Davide était un bel enfant, grand, mince, aux attaches fines. Une seule chose lui manquait : le désir de se trouver au cœur de la réalité tumultueuse. La plupart du temps, il ne faisait pas attention à nous; mais à mesure que les jours passaient, il s’isolait de moins en moins. Les tensions régressaient.

Plus que les mots importait le fait d’être ensemble. Les repas étaient copieux, essentiellement composés de pâtes et de légumes que l’on agrémentait au besoin de sauce à la tomate. Et le vin ne devait surtout jamais manquer sur la table. Les techniques de conservation n’étant pas toujours appliquées par les paysans du coin, celui-ci se piquait rapidement, râpait les gorges, il engendrait l’ivresse. Et le soir, la fête battait son plein. D’aucuns dansaient en rond le ballu sardu, d’autres regardaient, émerveillés. Enrico, un garçon schizophrène à la face ronde, avec quelque chose de mongol, donnait le tempo. Du reste, il avait l’oreille juste et improvisait, les yeux fermés, des sortes de mélopées infiniment tristes et monotones, sans parole et sans langue, qui semblaient venir de la nuit des temps. Je n’avais jamais rien entendu d’aussi sépulcral… jusqu’à ce que je découvrisse, par la suite, les polyphonies des tenores de la Barbagia, cet autre monde sarde qui défrayait la chronique et nous était encore inconnu.

 

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