Chapitre 2

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Marginalité, désœuvrement, exil en dedans

A l’origine de cet appel de l’île ? Sans aucun doute un goût nécessaire pour la marginalité, une exigence d’arrachement sous toutes ses formes. L’île, on le sait, a toujours été le lieu favori des utopies, lieu mythique, Atlantide, où réinventer le monde et l’amour. Je ne pouvais qu’être confrontée à une désillusion, car la Sardaigne avait été longtemps dans une position de retrait, destinée à la protection contre l’envahissement et le risque d’effraction. En fait, je ne savais rien d’elle. Absolument rien.

Les habitants de Sardaigne se révélaient moins méditerranéens que nous ne l’avions prévu, si “méditerranéens” sous-entend la couleur et la gaieté, la joie toute simple de vivre. Plus on s’éloignait de la ville et plus ils étaient réservés, d’une infinie mélancolie. Avec cette humilité qu’on ne trouvait pas à Cagliari. C’est peut-être eux que j’eusse dû aimer. La plupart des jeunes gens avec lesquels nous avions lié amitié en 1979 s’étaient éloignés, trouvant notre idée de jeter l’ancre à Cagliari tout à fait saugrenue, tandis que leurs copains, curieusement, nous rendaient visite pour se montrer nos amis. Trois séjours en Sardaigne nous avaient permis de nous familiariser avec la culture. Mais à mesure que les semaines passaient, nous nous rendions bien compte que les amitiés avaient ceci de déroutant qu’elles étaient incertaines et jamais bien durables.

Que dire de tous ces garçons qui nous surprenaient via Flavio Gioia à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ? Ils n’avaient rien à faire, ils voulaient tuer le temps et nous comblions les intervalles creux de leurs journées d’oisifs, c’est-à-dire les heures entre les repas rigoureusement préparés par la mamma ou tard le soir jusqu’à l’aube, puisque personne ne devait travailler le lendemain. Je me rends compte, à cinq années de distance, combien leur amitié fut empreinte du besoin de se fuir. Ils vivaient par procuration, par un étrange phénomène de mimétisme, se laissant posséder par notre élan d’espérance et d’enthousiasme. Tantôt nous fonctionnions comme des “Exotes”, pour reprendre un mot de Victor Segalen, tantôt comme d’étranges complices. Pour différents qu’ils fussent les uns des autres, ils avaient tous en commun une envie insatiable de nouveauté. Ils rêvaient de partir, loin de la Sardaigne. Pour gagner leur vie, vivre enfin. Alors que nous avions débarqué à Cagliari avec une valise pour simple bagage et quelques économies. De quoi vivoter quelques mois en attendant de trouver un travail.

Conscients de l’emprise étouffante de l’île et du vide de leur quotidien dominé par la noia, ces garçons qui jouaient à vivre dans une éternelle insouciance, espéraient trouver auprès de nous chaleur et idéal de vie. Quand nous cherchions désespérément à réaménager notre existence. Nous étions toujours étonnés lorsque nous constations leurs réactions; nous ne savions pas à quoi les référer ni comment les interpréter. Nous n’avions pas de clé pour saisir et comprendre ce qui nous entourait. Le long des littoraux, nous ne découvrions que des vestiges de cultures disparues, qui me laissaient sur une impression contradictoire d’écoulement et d’immobilité, en suspens entre tristesse et joie. Au sud de Cagliari, près de Pula, le merveilleux site archéologique de Nora, ville phénicienne puis romaine, un lieu sans clôtures, où rêver. Et plus loin, sur l’île de Sant’Antioco, d’innombrables jarres remplies d’ossements calcinés, découvertes sur l’aire de temples à ciel ouvert, et que l’imagination populaire rattachait à des sacrifices d’enfants, les tophets, offerts à la déesse Tanit.

* * *

Dépouillée de mon passé, je mesure chaque jour ce que je dois à mes amis lointains, témoins identitaires, au courant de chaque détail de notre existence passée. Tout ce qui remuait en moi, images, rêveries, projets, fantasmes, désirs, obsessions, n’est plus qu’un faisceau de sensations diffuses, une succession de bulles qui éclatent sans laisser la moindre trace. L’appauvrissement de ma langue maternelle est l’effet le plus évident de cette sorte d’inéluctable rendez-vous avec la mort. Je ne réussis plus à penser dans une langue précise. Dans ma tête s’entrechoquent des images, non des mots, et avec elles les parcelles d’une identité éclatée qui rend impossible tout raisonnement. La fatigue, l’épuisement que provoquent les bavardages stériles des jeunes Cagliaritains et leur besoin constant de distraction me font atteindre un état de non-pensée qui m’effraie. Je suis totalement ouverte, réceptive, vulnérable aussi. Je ne suis plus qu’un vide. J’ai l’impression de n’avoir ni poids ni matérialité personnelle, d’être coupée de moi-même, divisée du passé et du futur par un de ces trous noirs qui débouchent sur l’indéfinissable. Une nouvelle vie se réinvente certes, mais ni S. ni moi ne sommes les meneurs de jeu. Notre condition d’étrangers fait de nous l’écho des autres. Nous apprenons la langue italienne en buvant leurs paroles, nous mimons leurs gestes, imitons les sons de leurs voix nasillardes, leur accent traînant. Il nous faut mourir à nous-mêmes pour renaître à une vie nouvelle. La réalité a cessé d’être un principe. L’île n’est qu’une forme sans forme, une présence lumineuse, une simple auréole de lumière.

* * *

Assise au soleil, il m’arrivait de paresser des heures entières en contemplant l’horizon bleu ciel que perçaient des nuages roses. Je sentais confusément que ce n’était pas en toute quiétude. L’aspiration générale au divertissement de tous ces jeunes gens qui défilaient chez nous, le mélange étonnant d’ataraxie et d’entêtement, la lassitude des conversations d’où les sujets intimes étaient bannis, finissaient par tuer l’enthousiasme. Ils cherchaient tous à renverser notre mode de jugement, sans changer la conduite de leur vie figée de certitudes. Tous autant qu’ils étaient, vivaient chez leurs parents, ces derniers leur offrant une protection assurée dans ses limites. Pour eux, le monde c’était donc d’abord la famille étendue, composée de plusieurs générations, puis le clan des amis, enfin la Sardaigne qui représentait le lien cimentant les différentes existences. Au-delà, c’était “dehors”, fuori, l’inconnu, l’indéfini, l’indifférencié. Ça n’intéressait personne. Quoi qu’il en fût, la curiosité, celle qui menait à la connaissance de l’Autre, n’était pas l’essentiel dans le désir du contact avec nous. Ce qu’ils cherchaient, c’était un lieu de rencontre hors des sentiers battus, des intimités suffocantes, un espace de liberté qu’ils avaient tout loisir d’occuper pour bavarder jusque tard dans la nuit. Pour ces jeunes Cagliaritains avides de nouveauté, notre appartement, si humble qu’il fût, devenait un refuge secret, anonyme, que ne pouvait troubler aucune hantise.

Que pouvais-je bien chercher dans ces amitiés fortuites où l’on ne vivait que par et pour le groupe ? La confidence répugnait aux Sardes, elle n’était pas convenable – ou leur était impossible par suite de l’étroitesse du milieu et, par conséquence de la peur des ragots ou du jugement des autres. L’intérêt que je prenais à me raconter, autrement que sous le masque rassurant ajusté des faux-semblants, semblait à peine moins répréhensible que le péché d’orgueil dont on m’accusait. Une connotation fâcheuse semblait s’attacher à l’acte de m’exposer en toute innocence. Car ce qui importait à Cagliari, c’était l’apparence, la belle image, fare bella figura : être vu, être en vue. Idées et habitudes passaient par le regard des autres. M’évadant des schèmes tracés, je mettais en péril l’itinéraire de mes nouveaux amis, je créais l’inquiétude, le dérangement. Tous étaient liés par leur famille, leur quartier, la profession de leurs parents. Cela pesait lourdement sur eux, les empêchant d’exister par eux-mêmes. Et toutes ces sujétions s’aggravaient du poids des contraintes économiques dans une société de pénurie et d’âpreté. Pourtant, cette servitude à la conscience commune les soutenait et les réchauffait en même temps qu’elle les écrasait. Ils étaient comme exilés, chacun dans la mêlée. Exilés en dedans.

Je me souviens des longs conciliabules avec Arne avant mon départ pour la Sardaigne. Je lui avais dépeint Cagliari comme une ville-piège qui entraînait bien souvent à la dérive une jeunesse désœuvrée, parfois sa chute sans retour dans l’univers diffus et glacé de l’héroïne. Comme si la drogue avait pu avoir un effet de réintégration dans un lieu d’où tout vous portait à vous sentir exclu. Il ne comprenait pas ce qui me poussait à quitter Cologne, alors que tout un monde alternatif et effervescent était en train de surgir, avec ses bistrots, ses discothèques, ses librairies. Où l’on exaltait trop à mon goût l’union des semblables et la gloire de l’ego. D’une certaine façon, j’avais plutôt provoqué la catastrophe en me dirigeant vers le Sud que je considérais comme le franchissement d’une frontière donnant accès à une autre vie, pas forcément meilleure. Je voyais plutôt dans l’île un état transitoire entre-deux-mondes, qui était celui de l’incertitude, du doute, de l’indécision et qui pouvait se conclure bien ou mal.

* * *

A Cagliari, les liens se construisaient lentement, depuis l’enfance. Ils étaient toujours basés sur des similitudes, même langue, même culture, même histoire. Loin de ma famille et de la France, j’étais soumise depuis l’âge de vingt ans à une obligation de métamorphose, par nécessité de m’adapter à un nouveau pays, à nouvel environnement. N’ayant ni feu ni lieu, j’étais sans arrêt dans un mouvement de bascule, déchirée entre le désir de vivre mes rêves et l’impuissance à les faire partager, à me faire comprendre des autres.

Etre à la fois semblable et dissemblable, proche des amis cagliaritains et en même temps soi-même était une entreprise difficile. A une époque où nous étions libres de toute possession, les jeunes Sardes étaient encore unis par des habitudes, ils ne cherchaient pas la rupture avec leur quotidien, ils cherchaient au contraire à s’y nicher, à s’y calfeutrer. Ce qui créait entre eux et nous, qui avions tout à construire, une situation de déséquilibre affectif, voire de non-réciprocité.

* * *

Si la France fut le pays de l’enfance et de l’adolescence difficile, l’Allemagne fut indubitablement celui de la jeunesse et des dissidences. J’avais vécu huit ans à cheval entre les deux, en parcourant d’interminables fois les quatre cent kilomètres qui séparaient Cologne de Saint-Dizier, l’affreuse ville de province où j’avais grandi. Je circulais entre le pays du garçon que j’aimais et la famille que j’avais laissée, entre la langue allemande, apprise d’arrache-pied pour réussir à mes examens, et ma langue maternelle qui, lentement, s’érodait.

Dans les années soixante-dix, bon nombre d’Allemands étaient toujours xénophobes. La définition de la France dans l’histoire allemande comme “l’ennemi héréditaire” avait pénétré tous les milieux et suscitait encore un furtif sentiment de défiance, sans qu’il fût nommé, à l’égard de tout ce qui était français. L’héritage du nazisme, les excès de la chasse aux terroristes, le Berufsverbot, créaient en outre un climat de malaise, un mur de suspicion contre les singularités, qui envenimait tout. Il m’arrivait de saisir au passage les injures des vieux, du style : « sale étrangère, hippie, bacille rouge. Il y a trente ans, on t’aurait envoyé ça en camp de concentration ! » En tout état de cause, je décidai pourtant de poursuivre mes études à Cologne. Comme si j’avais voulu prouver que l’amour est plus fort que la haine. Qu’il vient à bout de tout.

 

 

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