Dépouillée de mon passé, je mesure chaque jour ce que je dois à mes amis lointains, témoins identitaires, au courant de chaque détail de notre existence passée. Tout ce qui remuait en moi, images, rêveries, projets, fantasmes, désirs, obsessions, n’est plus qu’un faisceau de sensations diffuses, une succession de bulles qui éclatent sans laisser la moindre trace. L’appauvrissement de ma langue maternelle est l’effet le plus évident de cette sorte d’inéluctable rendez-vous avec la mort. Je ne réussis plus à penser dans une langue précise. Dans ma tête s’entrechoquent des images, non des mots, et avec elles les parcelles d’une identité éclatée qui rend impossible tout raisonnement. La fatigue, l’épuisement que provoquent les bavardages stériles des jeunes Cagliaritains et leur besoin constant de distraction me font atteindre un état de non-pensée qui m’effraie. Je suis totalement ouverte, réceptive, vulnérable aussi. Je ne suis plus qu’un vide. J’ai l’impression de n’avoir ni poids ni matérialité personnelle, d’être coupée de moi-même, divisée du passé et du futur par un de ces trous noirs qui débouchent sur l’indéfinissable. Une nouvelle vie se réinvente certes, mais ni S. ni moi ne sommes les meneurs de jeu. Notre condition d’étrangers fait de nous l’écho des autres. Nous apprenons la langue italienne en buvant leurs paroles, nous mimons leurs gestes, imitons les sons de leurs voix nasillardes, leur accent traînant. Il nous faut mourir à nous-mêmes pour renaître à une vie nouvelle. La réalité a cessé d’être un principe. L’île n’est qu’une forme sans forme, une présence lumineuse, une simple auréole de lumière.