Chapitre 26

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Révolte et solitude

Quand mon frère puîné téléphona à une heure du matin pour m’annoncer que maman était de nouveau terrassée par la fièvre, je fus prise d’une angoisse panique. Son médecin traitant avait cherché à la rassurer. Il s’agissait d’une mauvaise grippe. Rien d’alarmant. Elle avait seulement besoin de repos. Il disait vrai. Elle était fatiguée, elle ne rêvait plus que de jeter sa machine à coudre par la fenêtre.

Dans la solitude de la nuit, truffée d’énormes cancrelats ailés qui couraient en zigzag le long des murs du couloir, et que je retrouvais le matin sur le dos, les pattes en l’air, rien n’était plus terrifiant que songer à l’avenir. Le pronostic de deux ans s’avérait d’une exactitude redoutable, et je ne savais que faire. Comment mon père allait-il continuer à vivre sans ma mère ? Elle allait bientôt nous quitter, c’était certain, et il ne voyait rien. D’ailleurs l’idée qu’elle pût mourir ne l’effleurait même pas, tant il vivait par elle. A soixante ans, il était encore dans les langes, lui qui avait toujours refusé de composer avec sa propre progéniture, de se laisser chasser du giron protecteur de ma mère. Un père sensible à hurler, grouillant d’angoisse et de mouvements violents, prêt à exploser sous la terreur de l’abandon.

Par chance, je ne restai pas seule durant la période des examens qui m’obligeaient à terminer l’année universitaire . L’appartement était bondé. Et tout ce petit monde devait boire et manger ! La Festa dell’Unità avait débuté dans une singulière atmosphère de liesse et de retrouvailles au milieu du Tout-Cagliari jeune qui s’était donné rendez-vous pour assister au concert de la libre et provocante Nina Hagen. Je ne refusai pas d’y aller, de crainte d’incommoder mon entourage, mais j’étais présente sans l’être. Dédoublée en quelque sorte. Face à l’impensable, je n’avais peut-être pas fait ce qu’il fallait en cachant le pronostic à mon père, à mes frères, pour protéger et défendre maman des mensonges et des leurres, lui épargner cette solitude immense. Même si le secret que je gardais en moi ne recouvrait jamais parfaitement la triste réalité. On était et on mourait toujours seul.

En face de moi, dans le bleu noir de la nuit venteuse, la découpure sombre de la citadelle située en haut, prenait la forme d’un vaisseau renversé au fond de la mer, et il me semblait que j’entendais les lamentations sinistres des pleureuses sous terre. Maman allait si mal qu’elle était retournée à l’hôpital. Le médecin disait qu’elle n’en avait plus que pour quelques semaines. Chaque seconde qui s’écoulait me rapprochait de la séparation définitive. Sans espoir de retour. Grâce à son acharnement à combattre, elle avait bénéficié d’un sursis de deux ans, mobilisant toutes ses forces pour résister, tenir… ne pas nous laisser. Mais cette fois elle n’en pouvait plus. J’étais “préparée” à sa mort, puisqu’elle avait été pronostiquée d’une façon si évidemment irrévocable, mais, en fait, je n’étais pas prête à la quitter, jamais je ne le serai.

Le jour de mon arrivée je la trouvai au fond de son lit, immobile, les yeux emplis d’une tristesse inhumaine, la mine défaite. Son état s’était considérablement détérioré depuis la dernière fois que je l’avais vue. Ť Je craignais de ne plus te revoir, ma chérie, dit-elle tout doucement. Je n’ai plus envie de lutter. Un nouveau traitement ne pourra rien y faire, tu sais… ť

Accablée par la saveur amère de l’échec, ses forces l’abandonnaient, elle ne se sentait capable de plus rien. Elle regardait le plafond comme si je n’existais pas, déjà étrangement loin. Puis elle ferma lentement les paupières tandis qu’une larme perlée descendait le long de sa joue. Une larme de chagrin, de solitude, de désespérance. Ť Aller de l’avant ť, tel avait été le but. Et maintenant, tout rêve était achevé, elle n’avait plus que son triste passé. C’était trop injuste ! Je ne supportais pas de la voir souffrir en silence. J’aurais voulu la rassurer, la serrer dans mes bras, la câliner comme on fait avec un enfant qui a peur dans le noir, mais son visage scellé, la crainte d’une réaction de rejet arrêta l’élan de mon cœur. Assise au pied de son lit, je me désolais de la voir ainsi se terrer dans son trou pour échapper à mon regard chargé de douleur, de ne pas trouver comment dire ce que j’avais à lui dire, par peur d’en dire trop, et mal, d’être inconvenante, de l’effrayer davantage. Alors, mieux valait me taire. Ne pas me relâcher.

Tout au long d’une existence affligée par la mort tragique des siens et son mariage calamiteux, maman s’est retranchée derrière une orgueilleuse humilité. Toujours droite, si étroitement fidèle à elle-même et dévouée aux autres jusqu’au bout de son chemin. Aussi les plus belles images que je conserve d’elle sont peut-être celles d’un équilibre où se mêlaient la présence et l’absence, la tristesse et la joie, l’orgueil et la générosité.

Indéfiniment, maman s’évadait l’œil perdu, tourné vers l’intérieur, entraînée malgré elle dans les méandres de ses souvenirs parfois insaisissables, de la vie restée en arrière qui n’avait rien à voir avec nous, forcément. Elle parlait avec elle-même, longtemps, beaucoup, dans un ordre sans ordre, oubliant l’heure présente et s’apercevant à peine que j’étais là, car elle n’appartenait déjà plus à ce monde. Elle était ailleurs, absente, détachée de son corps souffrant, tout au bout de ses illusions perdues. La Bourgogne revenait toujours comme une fuite, un espoir de ne pas croupir dans l’Est de la France où le ciel était toujours gris et les gens si frustes. Il fallait bien faire des projets, rêver, sinon à quoi bon ? A présent que l’avenir était coupé, elle repassait le miroir dans l’autre sens, où elle avait laissé une partie d’elle-même, et se demandait ce qu’elle était venue faire dans cette Champagne pouilleuse, minable, sans joie. Elle ne s’était pas vraiment mariée par amour, soutenait-elle, mais sur un coup de tête – elle avait peut-être choisi de le croire parce qu’elle avait très peur. Peur qu’un homme pût avoir quelque pouvoir sur elle, peur de tomber dans la dépendance, l’égarement, la souffrance. Et puis l’amour était né avec la naissance des enfants, s’était approfondi dans l’adversité, mon père avait tellement besoin qu’on l’aime !

Elle disait : Ť Personne n’est ce dont il a l’air. Je n’ai pas toujours été d’un caractère conciliant. J’étais têtue, rebelle, orgueilleuse. C’est la vie avec votre père qui m’a obligée à changer, à me bonifier. Je ne pouvais rien lui dire : tout le blessait. Il ne décolérait pas, lui qui eût donné jusqu’à sa chemise plutôt que de voir un mendiant miséreux. ť Sans doute ne savait-il pas nous aimer comme il eût voulu, il était si mal dans sa peau, si peu à sa place dans sa condition d’ouvrier, différente de celle de ses parents qui étaient restés sourds à ses aspirations. Et il avait gardé au cœur, toute sa vie, aujourd’hui encore, à presque soixante ans, la marque de l’injustice subie et une puissante rancune. Devant ses mâchoires serrées, ses yeux qui lançaient des flammes, ses méchancetés, ses litanies, ses chantages au suicide, maman souffrait, mais sans se démonter, elle le regardait droite, hautaine et impassible, évitant de donner prise, attendant la fin de l’orage. De toute façon, il avait beau faire et beau dire, c’était elle la nautonière qui menait la barque dans la traversée du monde, l’homme de la maison. C’était terrible de penser que bientôt elle ne pourrait plus redresser la barre contre ces rages qui montaient en lui, que maman partie, mon père s’en irait inéluctablement à la dérive.

– Ai-je vraiment mérité ce maudit cancer ? murmura-t-elle dans un souffle de détresse avant de plonger dans un demi-sommeil. De quoi se sentait-elle fautive ? Qu’appelait-elle Ť ses mauvais fonds, son fol orgueil ť ? Quelle était la raison de ce remords, de ce fiel remâché qui avait entraîné un irrépressible besoin de réparation en vue du salut ? Elle avait passé l’essentiel de sa vie à se saigner aux quatre veines, pour nous, pour les autres, prenant sur elle la souffrance de mon père maladivement jaloux, toujours en quête d’attention. Il devait y avoir un secret intangible au cœur de son être qui la consumait, comme un ver ronge un beau fruit charnu. Toute jeune elle avait appris à ravaler sa peine, à s’assurer elle-même, dominant la houle qui n’avait pas de fin. Je savais que mon grand-père l’avait suppliée de revenir à la maison quelque temps avant son assassinat. Sa traîtresse de femme, assujettie aux caprices de la chair, l’ayant quitté pour un autre. Maman l’avait trouvé caché au grenier, solitaire et malheureux, le visage enfoui dans les énormes nattes de cheveux blonds vénitiens de son Antoinette, sa tendre épouse chère et perdue, touchée aux poumons, qu’il baignait de ses larmes amères et de sa repentance. Mais elle ne pouvait oublier sa dureté et les torts qu’il lui avait causés. Elle n’avait pas cédé à ses prières, à ses incantations. Non, elle ne lui servirait pas de bonne. A Pernand, elle s’y trouvait bien, Madame P. était plus conciliante depuis que maman avait atteint sa majorité. Pour peu qu’on eût quelque expérience du malheur, on sentait bien qu’il y avait là de la révolte, la révolte d’une toute jeune fille sacrifiée à une mégère sur une croix aux bras d’airain, dont les lamentations refoulées au-dedans d’elle-même en rappelait une autre : Ť Père, pourquoi m’as-tu abandonnée ? ť Etait-ce là l’origine de la faute dont maman s’accusait ?

Elle était recueillie, insaisissable, mais aussi terriblement exigeante, parce qu’elle n’arrivait pas à se pardonner sa faiblesse, ses erreurs, ses défauts – quels défauts ? – elle avait une telle générosité ! Les flots de la mort l’enveloppaient, mais elle ne se rendait pas. Elle était comme dans un vaisseau battu par l’orage, abandonné aux caprices des vagues démontées qui l’entraînaient loin des rivages de la terre, elle voguait à travers mille périls, évitant les écueils, les portes de l’enfer, se dérobant aux poursuites des harpies et des démons errants, des fantômes ricanants, des esprits du mal, vils criminels aux longs couteaux, qui avaient volé, tué, enfoui son père dans la terre comme un chien misérable. Elle affrontait la mort comme elle avait affronté la vie, debout, la tête haute, avec une altière pudeur.

 

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