Extrait 22: Nourriture

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L’obsession de la nourriture court dans toute la Sardaigne, où rien n’est plus recherché que la genuinità des aliments mis à nu, l’arrosto conservant de fait l’apparence de l’animal, et les légumes leur forme primitive. Ce qui importe, c’est que les aliments demeurent dans leur état de nature. Ainsi la cuisine sarde réserve des surprises : on sert souvent le poisson sans avoir retiré les entrailles ni les nageoires frangées de rose. Le vert du fiel peut tout d’abord répugner le touriste français, attaché au plaisir des yeux. Outre le fait que les viscères de la femelle œuvée, où se fondent germination et putréfaction, le dégoûtent aisément. Ce plat de poisson ne s’applique pas à séparer nettement le pur et l’impur, ce qui est fait pour être vu de ce qui est fait pour être caché. Plus les fromages sont fermentés et grouillants de vers, plus ils sont prisés… Comme s’il ne fallait pas gommer la chair renaissant de la pourriture et de la mort. Cela explique peut-être la perpétuation du quaglio, sorte de lait caillé, extrait de l’estomac du chevreau qui tète encore sa mère. Une nourriture, donc, qui porte la marque d’une impossible séparation, d’une fusion mortifère précisément, où se confondent l’amer et l’amor, la mère et la mort.