Extrait 14: Obsession des Origines

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De tous les temps, les îles ont attiré les hommes, qui les associaient à une sorte de paradis perdu ou de cité idéale. Mais l’originalité des Sardes tient à l’idée qu’ils présidèrent eux-mêmes à l’Age d’or avec les générations de bronze. C’est que les nuraghi (du mot sarde nurage qu’on rattache aux racines hébraïques nour “lumière” et hag “toit”) fascinent indéniablement par leur mystère. La question demeure toujours ouverte de savoir si ces techniques de construction, qui supposaient une organisation sociale hiérarchisée et un niveau technique avancé – l’élévation des tours nécessitait qu’on hissât de colossaux blocs de pierre – furent importées ou développées sur place. Quelle que soit la vérité, c’est dans le souvenir de cette civilisation, singulièrement évoluée, qu’émerge l’obsession des origines, la quête aveugle de l’identité sarde. Comme s’il fallait gommer les réalités crues, amères du passé colonial, perçu comme un énorme trou dans la continuité du temps.

On sent bien qu’il y a là de la révolte : la révolte d’un peuple sacrifié à des intérêts qui n’étaient pas les siens, à des puissants qui le méprisaient ou, qui pis est, l’ignoraient. Mais le passé inscrit au fond d’un peuple ne s’oublie pas impunément; il continue de le tourmenter sous toutes formes de malédictions sans compter, en sus, les imprécations des janas, des génies, des spectres, des sorcières infernales, dont l’âme rôde inapaisée dans les campagnes, à l’image de ces incendies criminels qui réduisent à rien l’espérance de la fertilité. Invoquer l’immuabilité de cette ancienne culture de pierre, c’est nier la longue histoire des dominations étrangères, mais aussi des interactions entre les populations, des mondes mêlés. L’Orient est là, mais sa présence est impalpable, absente de la mémoire collective. En dehors de ce qui est exposé dans les musées, les traces laissées par les Phéniciens sont peu visibles, puisque les Romains détruisirent pratiquement tout. Où que j’aille, je sens un climat oppressant d’absence au monde, de paranoïa. Paranoïa de gens qui, de tout temps, furent poussés malgré eux vers une absolue marginalité, n’ayant de choix que la défense et la fuite.