Mourir d’aimer

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Les chefs nous annoncent une expédition lointaine :
Mon cœur est mon avertisseur,
Mon cœur est mon avertisseur,
Il m’annonce une mort prochaine.
Qui me verra mourir? Qui priera pour moi?
Qui fera pour ma mémoire l’aumône sur ma tombe?
Ah! Qui sait ce que me réserve la destinée de Dieu!
Ma gazelle blanche m’oubliera.
Un autre montera ma douce cavale…
O cœur, tais-toi! Ne pleure pas, mon œil!
Car les larmes ne servent à rien.
Nul n’obtiendra ce qui n’était pas écrit,
Et ce qui est écrit, nul ne l’évitera…
Calme-toi, mon âme, jusqu’à ce que Dieu ait pitié,
Et si tu ne parviens pas à te calmer, il y a la mort…[i]

(Isabelle Eberhardt)

 

« Après un séjour de deux mois au ksar de Béni-Ounif, des courses très fréquentes et sans apparat à Figuig[ii] », Isabelle était tout d’abord retournée à Béchar. Accompagnée comme à son habitude d’un mokhazni[iii] « avenant et dégourdi[iv] », elle prenait plaisir à faire trotter la jument sur les chemins de la hamada[v] ou bien à se faire « bercer sur sa selle arabe, commode comme un fauteuil[vi] », au pas calmé et régulier de l’animal. Comme la journée avait été très longue, elle avait fait halte à l’étape du « village » de Bou-Ayech pour reposer et reprendre force. Là, les sous-officiers du 1er étranger, qui l’avaient vue l’an passé en excursion à Hadjerath-M’guil, l’avaient « reconnue et fêtée[vii] », sans pour autant dévoiler son incognito. Il y avait comme cela, dans son souvenir, « des familles, des foyers et des feux de bivouac[viii] » qu’elle retrouvait « aux heures d’isolement et de rêvasserie […] dans la fumée d’une cigarette, et ce [lui était] encore plus tonique que le souvenir des grands enthousiasmes, qui laiss[ai]ent après eux des trous, et que les grandes espérances, fondées sur la valeur des êtres, qui finiss[ai]ent toujours, presque toujours, en désillusions et en faillites[ix] ».

Sur cette réflexion, elle avait poursuivi son chemin jusque dans les jardins de Béchar où elle avait retrouvé l’ineffable silence du Sud, « des sensations éprouvées jadis dans le lit de l’oued de l’inoubliable Bou-Saâda, la perle du Sud[x] », avec ses palmiers-dattiers, ses bancs de sable. Elle songeait avec tristesse à son amie la maraboute qu’elle ne comptait pas revoir d’ici peu. « Qui sait ? » avait-elle écrit lors de sa deuxième visite à Lèlla Zeyneb, qui lui avait fait découvrir le vrai sens de la solitude, de la souffrance, et l’avait préparée soucieusement à l’entrée dans l’impénétrable zaouïa de la confrérie des Ziania de Kenadsa. « Il semblerait que dans ma vie, je ne vais que deux fois dans chaque endroit : Tunis, le Sahel, Genève, Paris, le Souf… Qui sait si ce n’est pas mon dernier voyage à Bou-Saâda ?[xi] » C’était de toute façon un tournant dans sa quête. Cette retraite à Bou-Saâda lui avait révélé le sentiment qu’elle se trouvait à un carrefour et la maraboute n’avait fait que l’orienter dans une nouvelle direction. Elle avait besoin d’un lieu où se retrouver. Être soufi, c’était à la fois être capable de vivre en anachorète et en « guerrier », réaliser en sa personne la synthèse de l’amour et de l’obéissance. C’était cela être en harmonie, en équilibre. Aussi, quand à l’horizon apparut Kenadsa, « embrumée de vapeurs roses[xii] » et protégée « d’une muraille en terre sombre, sans créneaux ni meurtrières[xiii] », l’endroit lui « sembl[a] bâti pour [s]es yeux ». Sitôt la grande porte du ksar franchie, grâce à la présence du « nègre[xiv] esclave, le khartani[xv] Embarek » que « Kaddour-ou-Barka, le chef des khouan ziania de Béchar, [lui avait donné] pour guide[xvi] », car, en ces lieux, tout inconnu était appréhendé et questionné, elle découvrit avec stupeur, en traversant « le quartier salé, le quartier des juifs, qui gîtent en d’étroites boutiques à même la rue » qu’« ici, à l’encontre des mœurs figuiguiennes, les juives, qui port[ai]ent cependant le même costume, [n’etaient] pas cloîtrées. Elles jacass[ai]ent, cuisin[ai]ent, se débarbouill[ai]ent devant leurs portes[xvii] ». Même s’il est vrai que le « Mellah » fermait ses portes à la nuit commençante, cette scène, qui n’avait rien de rigide, lui avait laissé un souvenir marquant …

Enfin arrivés dans la zaouïa, après qu’ils eurent passé une dernière porte au sein du ksar, trois serviteurs noirs les reçurent. Deux d’entre eux étaient des kharatine; ils portaient « la djellaba grise des Marocains et un chiffon de mousseline blanche autour de leur crâne rasé » ; « le troisième, plus noir, plus grand, en vêtements blancs, [était] un Soudanais, et son visage port[ait] de profondes entailles au fer rouge[xviii] ». Chacun des trois était armé « de la koumia, le long poignard à lame courbe, à fourreau de cuivre ciselé, retenu par un beau cordon en fils de soie de couleur vive, passé en bandoulière[xix] ». Le guide d’Isabelle avait répété ce que Kaddour ou Barka lui avait dit : je vous présente « Si Mahmoud ould Ali, jeune lettré tunisien qui voyage de zaouïa en zaouïa pour s’instruire… [xx]»

A peine étendue dans la chambre des hôtes où après un bon quart d’heure d’attente un grand esclave noir l’avait conduite, Sidi-Brahim ould Mohamed, le marabout de Kenadsa, était entré, suivi de Si Mahomed Laredj, son neveu et homme de confiance, pour lui souhaiter la bienvenue. Si aimable qu’il fût, il l’avait questionnée « sur un ton discret », s’enquérant de ce qu’elle était. Sidi Brahim était, dit-elle, un homme d’âge « de forte corpulence, le visage marqué de variole avec un collier de barbe grisonnante. Ses gestes [étaient] lents et graves, son « sourire doux et avenant. Rien de farouche en lui[xxi]. » L’entrevue avec les deux hommes avait été courte mais lui avait laissé « une impression de sécurité ». « Déjà ils [lui avaient] apporté tout le calme de leur esprit, une ombre de paix a[vait] pénétré les replis de [s]on âme […] Une pensée de bon nirvana amolli[ssai]t déjà son cœur[xxii] ».

« Ici, Si Mahmoud fut l’hôte de la maison », de témoigner plus tard Sidi Brahim. « Pendant le jour il observait, écrivait, se reposait au crépuscule, parcourait les jardins en compagnie d’un esclave[xxiii]. »

 

La troisième « porte » qui correspond à l’élément eau et que doit franchir l’adepte soufi ouvre sur la connaissance mystique. Quatre ans plus tôt, à El Oued, Isabelle s’était « brûlée » au passage du seuil initiatique, associé à la symbolique purificatrice et transformatrice du feu et représenté par la deuxième porte, qui est celle de « la voie », autrement dit de l’engagement dans la discipline de l’ordre choisi (tariqa). Maintenant, Isabelle aspirait à passer au stade suivant (ou « porte ») du perfectionnement et devenir un gnostique (Arif). En se rendant en ces lieux illustrés par une femme, « une sainte musulmane, de la famille de l’illustre Sidi M’hammed-ben-Bou-Ziane, fondateur de Kenadsa et de la confrérie des ziania : Lella Aïcha[xxiv] », sans doute cherchait-elle à retrouver, sans le savoir, son être véritable, à soulever le voile qui l’empêchait de voir qui elle était. Durant toute sa retraite à Kenadsa, Isabelle avait éprouvé d’une part, comme un obscur sentiment de honte, de culpabilité, pour ses espoirs et ses désirs déterminés par l’anxiété qui l’empêchait de percevoir la lumière divine dans son cœur ; de l’autre, comme le sentiment que c’était parce qu’elle n’avait pas été assez bonne pour les siens que ceux-ci l’avaient abandonnée. Obsédée qu’elle était d’avoir eu « des torts envers Elle et envers Vava. Torts involontaires, certes, mais qu’il fa[llait] racheter en marchant droit, en faisant le bien pour le bien, et pour Eux, et non pour la reconnaissance de ceux à qui [elle] le fais[ait][xxv]. »

Durant toute sa jeunesse pleine de vitalité animale, elle avait eu à lutter contre « les grands incendies » qui l’enflammaient « de science, de haine ou d’amour[xxvi] », d’autant plus dévastateurs qu’ils se déguisaient en recherche de liberté. Etait-ce donc là, à Kenadsa, qu’elle réussirait enfin à « respirer sa vie d’un souffle égal[xxvii] », à assurer la jonction entre les deux pôles de sa personnalité ? Imprégnée des idées de Tolstoï, elle avait toujours pensé que le désir effréné de transgresser le plus profond interdit de l’époque en se livrant à la seule loi de la libido, à laquelle il lui était arrivé parfois de donner libre cours, ne faisait qu’engendrer la confusion et la souffrance, divisant son moi, le privant de toute faculté de jugement. Il est clair que depuis la mort de sa mère elle avait changé incommensurablement. Il y avait un abîme entre l’enfant égoïste qu’elle était alors et ce qu’elle était à présent. A cela il y avait beaucoup de raisons évidentes, mais, avec l’éloignement, elle était certaine que, sans les terribles malheurs qui lui étaient arrivés depuis Bône, sans l’attentat de Behima, son développement eût été beaucoup plus lent[xxviii]. Ce qu’elle avait découvert lors de son exil à Marseille, c’est que le mariage d’Augustin et tout ce qui s’ensuivit − l’acuité et l’amertume de la jalousie féroce qu’elle essayait de soulager en déchargeant son venin sur Hélène Long, sa belle-sœur, accrue par l’impression d’être exclue, de manquer d’amour −, avait eu une influence immense sur son caractère et un retentissement certain sur le cours de sa vie[xxix]. Le détachement des liens enfantins l’avait poussée non seulement à faire entendre une toute autre voix à ses lecteurs, féminine celle-là, mais l’avait aidée à envisager une vie d’épanouissement personnel dans un autre amour. Assurément, la cruauté, le cynisme d’Augustin, dont elle percevait soudain les médiocrités, avait causé en elle un profond ébranlement. Il est vrai qu’il n’y était pas allé par quatre chemins ! Mais jamais, au grand jamais, malgré le manque de nourriture, d’argent et un attrait certain de prédilection pour les bas lieux et les maisons de filles qui lui venait de la littérature russe, et surtout de lui, le frère dévoyé, « jamais un seul instant, en toute conscience, l’idée ne lui [était] venue d’admettre la possibilité de sortir de cette misère menaçante par la voix ordinaire de tant de centaines de mille femmes. Il n’y a[vait] même [eu] aucune tentation contre laquelle elle [dût] lutter pour cela. C’[était] impossible ! voilà tout[xxx]. » N’empêche que ce frère adoré et rejeté avec la même ferveur, admiré et jugé sans aménité avec la même lucidité, tiendra dans son roman inachevé, Trimardeur, une place centrale. Comme si elle n’en avait jamais tout à fait fini avec lui, parce que détenteur du phallus et de la grande indulgence, de l’amour (supposé) inconditionnel de la mère. Il est certain que, nonobstant l’existence de Slimène, le regret persista. La blessure restait ouverte, la souffrance était immense. Dans une autre vie, mais au milieu d’une misère tout aussi profonde que celle qu’elle avait connue à Marseille, elle note avec effroi « le changement profond que le temps destructeur a accompli en [elle] depuis lors…[xxxi] »

 

La crainte de la dépendance, liée intimement à son adoption d’un rôle masculin, était telle que, dans une certaine mesure, elle s’était éloignée de Slimène d’une façon répétée, pour se protéger des pièges de l’amour. Par ailleurs, la recherche de la liberté intérieure, qui consistait précisément à se détacher des passions sensuelles, l’avait poussée à réserver son énergie à des ambitions plus élevées, d’ordre spirituel, et à tourner son esprit tout entier vers l’Autre (divin), vers l’Infini. Trois années plus tard, à Kenadsa, elle écrit :

« Depuis que je vis dans cette zaouiya, dans l’ombre de l’islam, depuis que j’ai la fièvre et que je suis seule, volontairement seule, j’ai pris certaines heures de mon passé turbulent en horreur, mes sens ont plus de délicatesse. Après cette retraite, si je reviens vers la vie qui passe, je saurai comprendre l’amour…[xxxii] »

Comme elle avait compris qu’il n’y a rien à attendre des hommes, et qu’il n’y avait aucun espoir qu’ils changeassent, elle voyait dans cette retraite, dans ce face-à-face contemplatif avec l’Autre, paré de tous les mirages, le meilleur moyen de mettre en harmonie ses idées et sa vie, de mettre au jour son moi profond. Mais autant l’avouer : elle restait éloignée du Réel, n’ayant pas entièrement quitté le monde des rêves et des utopies !

« Grâce à la zaouiya, la misère est inconnue à Kenadsa », écrit-elle. « Pas de mendiants dans les rues du ksar ; tous les malheureux vont se réfugier dans l’ombre amie, et ils y vivent autant que cela leur plaît. La plupart se rendent utiles comme serviteurs, ouvriers ou bergers, mais personne n’est astreint à travailler. L’influence maraboutique est si profonde à Kenadsa, que Berbères et Kharatine ont oublié leurs idiomes et ne se servent plus que de l’arabe. Les disputes et surtout les rixes sont rares, parce que les gens du commun ont l’habitude de porter tous leurs différends devant les marabouts, qui les calment et leur imposent des concessions mutuelles[xxxiii]. »

A la vérité, loin d’être soumis à Dieu et au grand cheikh qui se réclamait de Lui, « les Berbères rest[ai]ent toujours jaloux de leurs libertés collectives. Ils se défend[ai]ent contre l’autocratie arabe en supprimant ceux qui os[ai]ent y aspirer[xxxiv] ». Non pas qu’Isabelle idéalisât leur révolte. Car ils étaient bien loin d’être des modèles de vertu ! Mais dans ce peuple de Nomades (connus dans l’Antiquité sous le nom de « Numides » ou de « Maures[xxxv] »), toujours armé, au caractère farouche, belliqueux et indiscipliné, parfois violent, qui ne s’en remettait ni au pouvoir théocratique ni à un chef, elle retrouvait le message libertaire, le rêve inachevé de Trophimovski. Comme tous les Arabes bédouins du pays, les Berbères étaient pasteurs, guerriers, et même parfois bandits de grand chemin, traquant les convois algériens de vivres et d’armes, les longues files de caravanes d’ânes et de chameaux chargés de sel et de dattes pour les marchés du Sud, tout en étant nourris par l’espérance d’aller quand même au paradis, pour peu qu’ils mourussent en martyrs. Au contact de ces Berbères, sans doute Isabelle Eberhardt avait-elle découvert beaucoup de choses insoupçonnées. Entre autres, qu’ils connaissaient les Hébreux depuis des lustres pour les avoir fréquentés en Egypte avant leur exode en Israël et que moult d’entre eux, des tribus entières – les « Chaouis », par exemple, dont le terme, selon Ibn Khaldoun, désignait à l’origine les « payeurs d’impôts », les Berbères Zénètes, ou bien encore les Djerawas, connus pour s’être insurgés contre la conquête arabe avec à leur tête la célèbre reine Kahina − les avaient suivis dans leur propre exode lorsqu’ils étaient venus en Numidie. D’autres racontaient même que les Juifs issus de la tribu du petit prophète Ephraïm, qui avait quitté la Judée après la destruction du temple de Jérusalem pour éviter la captivité à Babylone, étaient les habitants les plus anciens du Maroc[xxxvi]. Et pour musulmane qu’elle fût, Isabelle s’était sans doute un peu réjouie à cette pensée… Un peu partout où elle allait dans le Sud-oranais, elle s’étonnait de découvrir parmi les diverses populations autochtones, qui sillonnaient le grand désert, des « juifs de tentes » que personne ne repoussait ou méprisait, nonobstant les « oripeaux verts et noirs » qu’ils portaient, signes de leur distinction, de leur infâme condition de dhimmi.

Toujours avide de comprendre de l’intérieur le fonctionnement du lieu où elle se trouvait, elle eût aimé passer tout l’été à Kenadsa, « n’en partir que pour suivre [s]a route vers des pays plus lointains et plus ignorés[xxxvii] ». Qu’importe dès lors qu’elle tût les origines ashkénazes de sa mère, qu’il valait mieux dissimuler de toute façon, les choses de ce temps étant ce qu’elles étaient, et se fût inventé une lignée paternelle musulmane, turco-mongole. En définitive, son domaine était le désert, les grands espaces sans balises, où cheval et cavalier étaient intimement unis dans l’ivresse des courses folles. Elle avait renoncé à la vanité de ce monde, à la vie de famille, pour réaliser son rêve. Mais maintenant, elle ne se sentait nulle part chez elle ; elle était étrangère partout où elle passait et se demandait si mieux ne lui eût valu mourir. C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle elle avait décidé, après avoir considéré ces deux possibilités − opter pour la vie ou s’en détourner − qu’un autre destin s’ouvrait encore à elle, plus adapté à sa manière d’être : un destin revendiqué et assumé de pauvreté, d’errance et de solitude volontaire, pareil à celui de ces illuminés, de ces « fous » (majdhûb) quasiment nus, en guenilles, possédés des djinns et éperdus d’amour pour Allah, qui arpentaient la route du désert en murmurant « indéfiniment les mêmes invocations mystiques[xxxviii] » et n’avaient pas de domicile fixe. Elle se sentait prête à aller à Bou-Dnib, au Tafilala, à pousser sa jument jusqu’à la lointaine Tisint avec deux hommes de l’Ouest qui avaient partagé sa chambre à la zaouïa de Kenadsa, le Berbri El-Hassani, un homme de poudre, et Mouley Sahel, son compagnon noir. Mais comme elle n’avait pas la force physique de les suivre, la décision de « remonter à Béchar, Béni-Ounif, et de regagner le poste d’Aïn-Sefra, pour [s]’y soigner le reste de l’été de façon à pouvoir profiter des premiers convois de l’automne[xxxix] » lui avait paru la seule raisonnable. Au fond d’elle-même, elle espérait encore que Slimène affronterait la longue distance de Sétif à Aïn-Sefra (plus de mille kilomètres) pour la revoir. S’il l’aimait d’amour, d’un amour éternel, il fallait qu’il vînt, la soutînt, car quelque chose lui disait que ses jours étaient comptés. Peut-être souhaiterait-elle alors, sous l’influence de l’espoir recouvré et de la solitude partagée, préparer l’avenir, à savoir l’idéale vie dont, naguère, à El Oued, ils s’étaient chanté les fastes[xl]. Ensemble, ils recommenceraient dans une maison en toub, une vie entièrement nouvelle – quand même elle serait tentée, par instants, de partir loin, très loin, en solitude, « sans avertir personne[xli] ». Les oasis touatiennes, soumises depuis quatre ans, la tentaient, mais aussi d’autres contrées inconnues encore … « tout là-bas, à l’entrée du grand désert vide[xlii] » où, jadis, s’en étaient allés, pour ne jamais revenir, les enfants de Cham[xliii] (cham signifie « là-bas » en hébreu, ce dernier terme ayant donné le mot « chémite » ou « sémite ») ; ces enfants tout à la fois élus et maudits, parce que leur père avait osé manifester son esprit de rébellion en découvrant à ses frères la nudité de Noé ivre, autrement dit la faiblesse spirituelle et morale de leur père, dit pourtant « Sauveur de l’humanité ». Exilés et bannis de leur pays, ils avaient cheminé, cheminé longtemps sur les routes infinies vers la fertile et mystérieuse « terre noire » des Égyptiens (Kêmi), celle-là même qui était le berceau de l’ « Ancêtre-Mère » des Arabes, dont Isabelle avait entraperçu, au rythme d’une danse tourbillonnante, la Beauté noire éblouissante.

 

Il existe une photographie d’Isabelle Eberhardt à Aïn-Sefra, la représentant étendue, languissante, dans son lit d’hôpital. A ce moment-là, elle paraît affreusement lasse, en piteux état. Avec sa haute chéchia, qu’elle porte de guingois, sa transformation se manifeste dans son aspect physique. Elle a beaucoup maigri et ses yeux vert amande, par contraste, paraissent plus grands, écarquillés, comme tournés vers le Très-Haut. Et pourtant, le 21 octobre 1904 au matin, en dépit des conseils du médecin qui ne l’avait engagée à quitter l’hôpital que dans quelques jours, elle s’était hâtée vers la sortie, pleine d’entrain, pour courir comme un trait à la gare au-devant de Slimène, son « unique espoir humain […] réel[xliv] ». Après quoi, on les avait vus dans le « petit café tassé sous la dune » qui les avait accueillis en son creux, « brûlés de fièvre, recrus de fatigue, ivres d’espace[xlv] ». De sa voix traînante, elle avait tout dit à son doux compagnon : les crises de paludisme, le sentiment de solitude absolue qui lui avait parfois donné envie de mourir, ses illusions sur la « pacification » du Maroc et les révoltes qui se propageaient à travers le pays beraber, entraînant pillages et meurtres. A son grand étonnement, le désarroi lui sortait du cœur sans tomber dans le vide. Slimène recevait l’épanchement de ses rêves déchus avec empathie et tendresse. Il y avait tant de désespoir dans son récit que cela lui avait pincé le cœur. Pourquoi était-elle allée se fourrer là-dedans ? C’était en Algérie que se trouvait tout ce qui l’attachait. Il craignait qu’elle prît mal ses paroles, et cependant il avait parlé, parlé comme jamais. Dans deux mois, avait-il promis, il serait nommé caïd[xlvi] dans la petite ville charmante de Saïda[xlvii]. Tout allait changer. Ils auraient enfin leur propre maison, un petit lopin de terre. Ils allaient pouvoir repartir de zéro et mener une vie tranquille…

En cette lourde matinée d’automne, abrités du soleil implacable dans une masure branlante à un étage qu’elle avait louée à bas prix dans le quartier qui bordait le lit desséché de la rivière, la joie des retrouvailles les avait emportés dans les eaux du plaisir, les secouant de pleurs. Malgré toutes les incertitudes, les doutes, et tout ce qu’elle avait eu à souffrir, Isabelle avait béni « Dieu et la destinée » de l’avoir fait revenir à Aïn-Sefra « pour [la] donner à cet être qui était [s]a seule consolation, [s]a seule joie en ce monde où [elle] était la plus déshéritée des déshérités et où, cependant, [elle se sentait] le plus riche de tous, car [elle avait] un trésor inestimable[xlviii] ». Bien que Slimène fût chaque jour un peu plus confronté à la maladie et qu’il n’y eût aucun traitement qui pût le sauver, à ce moment-là, elle avait peut-être eu de nouveau foi en la vie. Mais le soir venu, au comble de l’épuisement, Slimène était toujours brûlant de fièvre. Alors, Isabelle avait été prise d’une peur épouvantable et s’était une fois encore demandé « avec une angoisse profonde si ce bonheur ne [lui serait] point enlevé par la destinée jalouse, par la mort[xlix] ». Ses nerfs et sa volonté tenaient bon dans les grandes épreuves personnelles, mais elle n’était pas du tout cuirassée contre ce qui pouvait arriver aux êtres aimés. Quoi qu’elle eût dit ou écrit auparavant, qu’il fallait trouver le bonheur en soi-même et non le chercher désespérément dans les autres ou dans des expériences nouvelles, son bonheur était étroitement lié à celui de son mari. Comment eût-elle pu trouver le bonheur pour elle-même, quand elle était impuissante à soulager les souffrances de Slimène ? Tout ce qu’elle avait fait, c’était par peur de le perdre. A quoi bon tant de paroles ! Elle avait beau se préparer à la mort, à la séparation définitive, celui qu’elle aimait si fort était maintenant près d’elle. Et elle eût voulu le garder là, toujours. Elle vivait l’instant présent avec un fol espoir qui, cette nuit-là, s’était incarné dans les soins attentifs que requérait l’état de Slimène. Mais, comme à son habitude, elle n’avait pas mis longtemps à passer de l’espérance à l’inquiétude. Sous peu, il mourrait et elle ne se sentait pas capable de porter seule le poids de l’existence. Ce qui pouvait bien lui arriver était insignifiant en comparaison des effets dévastateurs de la maladie qui les tenait cruellement en haleine depuis des années entre les rémissions et les aggravations. De quoi comprendre pourquoi elle vivait son amour de la seule façon dont elle fût capable, en le fuyant, par crainte de l’absence, de la perte sans espoir de retour, irréductible. Pensée insupportable qui avait pu l’inciter, inconsciemment, à l’erreur fatale. Voici d’ailleurs le récit détaillé que fit Slimène au militant anarchiste Ernest Girault de la mort accidentelle de sa « dévouée compagne » :

« Ma femme, qui aurait dû rentrer à l’hôpital, se fit délivrer un billet de sortie définitive, afin de rester à mon chevet. Elle me veilla ainsi toute la nuit, me prodiguant ses soins, me préparant les potions dont j’avais besoin.

Le lendemain matin, je me sentais mieux. Il était un peu plus de neuf heures, et nous prenions le café dans la pièce du premier étage, lorsque nous entendîmes des cris […] Quelques secondes plus tard, c’était un bruit sourd. Nous regardâmes d’où cela pouvait provenir : la maison voisine venait de s’effondrer sous la pression des eaux[l]. »

 

Dehors, les rumeurs se faisaient violentes. Au dire de Doyon, l’eau grossissait, se gonflait en vagues, « déval[ant] en torrents dans l’entonnoir où [était] couchée la petite ville[li] ». Isabelle, sans perdre son sang froid, avait sommé son mari, encore ensommeillé, d’enlever ses lourds habits et de la suivre. Sans plus attendre, elle s’était emparée de deux longues planches dont elle projetait de faire une sorte de radeau. Elle les avait liées et saisies par une des extrémités, tandis qu’il tenait l’autre[lii].

« Nous descendîmes ainsi et arrivâmes à la porte », se souvenait Slimène avec le visage du désarroi. « Mais il nous fut impossible de l’ouvrir, la violence du torrent nous en empêchait. Une poussée formidable, car le désespoir décuplait nos forces, nous fit triompher de cet obstacle. Nous étions dehors.

– Ne crains rien, me crie Isabelle. Je sais nager, tu verras, je te sauverai.

A ce moment, nous n’étions éloignés l’un de l’autre que de la longueur des planches. Tout d’un coup, la maison que nous venions de quitter s’écroule sur nous. Je tombe à moitié assommé, le courant m’entraîne. Un boulanger m’arrache à la mort. Tout de suite aidé de mon sauveteur, nous nous mettons à la recherche de ma femme. Je l’appelle à grands cris. Rien. Elle a disparu sous les flots[liii] ».

 

Dans le quartier de la ville qui abritait la population indigène, les hommes valides s’activaient, les jambes plongées jusqu’au-dessus des genoux dans la boue jaune, afin de sauver les bêtes de troupeau affolées et évacuer femmes et enfants qui hurlaient en se cramponnant au toit de leur habitation. Quelles avaient été les pensées d’Isabelle quand, dressée sur le petit balcon en surplomb de la chambre qui se trouvait à l’étage, tremblante de fièvre et d’angoisse, le visage amaigri, pétri par la vie et les épreuves de la guerre, elle avait mesuré l’ampleur du désastre ? Elle avait sûrement connaissance des périls mortels de ces crues impétueuses et soudaines qui balayaient très rapidement le lit débordé des oueds, se jetant dans les venelles étroites, s’engouffrant dans les maisons en terre crue qui, inévitablement, se dissolvaient dans les eaux, faisant œuvre de mort. On imagine aisément la détresse implacable qui s’empara de son cœur. Seul le Tout-Puissant eût pu arrêter le déferlement des flots de boue qui descendaient vers la ville basse pour l’engloutir ! Tout était entre ses mains. Mais Er-Rahîm s’était dérobé, il était demeuré en retrait, sourd à son appel… Alors, elle s’était dit qu’avant de périr inutilement, il lui fallait suivre son destin. Que, si vraiment elle voulait rendre témoignage à la vérité, à toutes les vérités, et se poser en défenseur de ses frères musulmans comme le lui avait naguère conseillé Brieux[liv], elle devait coûte que coûte traverser le torrent pour rencontrer au plus vite Ernest Girault à Figuig, comme convenu ! Là était sa responsabilité. Sauf que l’implacable augure, dont elle avait si souvent entretenu l’ami Randau, allait se confirmer. La maison s’était écroulée sur eux. Et Slimène avait été emporté par les eaux en furie.

Si Isabelle n’est pas morte sur le coup, a-t-elle imploré Dieu ? On peut seulement imaginer quelles furent ses dernières pensées. Pût-elle mourir à cause du mal qu’elle avait fait à Slimène ! Chaque jour, elle avait pensé à lui, chaque jour, elle avait regretté de n’avoir pas été assez vigilante, généreuse… en un mot, de ne l’avoir pas assez et bien aimé, peut-être même d’avoir nourri à une certaine époque une animosité, une agressivité à son égard difficilement avouable. La douleur, le tourment, n’en étaient à cette heure que plus grands, attisés par le fait qu’elle s’était éloignée de lui. Tout cela pourquoi ? Pour chercher le bonheur là où il n’était pas, se mêler à une cause mensongère, dont le sens lui était plus que jamais étranger. Taraudée par la culpabilité et le besoin de réparer, sa conscience était troublée.

Peut-être avait-elle même pensé, qu’ayant souffert comme elle avait souffert, elle acceptait le sacrifice, le malheur d’une courte existence, croyant ainsi que son âme était assurée d’avoir une place à la droite du « Seigneur du trône », l’un des noms donnés le plus souvent à Allah dans le Coran. (Trône qui, selon les traditions islamiques, « était sur l’Eau et l’Eau sur le Vent[lv] »). Mon Dieu oui, c’était certain, elle allait séjourner dans le Paradis des eaux. Cela devait arriver. Puisque tout ce qui advenait était écrit d’avance ! Apaisée à cette idée, elle avait sans doute éprouvé une grande sérénité. « Son corps s’anéantissait en un engourdissement presque voluptueux. Ses membres devenaient légers, flous, comme s’ils avaient peu à peu cessé d’exister. […]. L’esprit du vagabond quitta son corps et s’envola pour toujours vers les jardins enchantés et les grands bassins bleuâtres du Paradis des eaux[lvi]. »

 

Après que les eaux se furent retirées, à la tombée du jour, Slimène avait écumé tous les quartiers de la ville haute pensant qu’elle s’y était réfugiée. Isabelle était introuvable. Où donc pouvait-elle bien être à cette heure ? Il ne pouvait imaginer qu’elle s’en fût retournée dans la bicoque délabrée où ils avaient arrêté logis, qui, loin de la mettre à l’abri, l’eût exposée au danger. Cette idée, intolérable, inacceptable, le dépassait. Et s’il lui était arrivé malheur ? Il refusait de croire que l’ange de la mort fût venu la prendre, alors que lui-même était sauf ! Encore que, sans la main secourable qui, miraculeusement, s’était tendue vers lui, il se fût sans doute noyé. Malgré l’épuisement, Slimène s’était joint aux soldats de la Légion qui, à la lueur des torches, fouillaient à mains nues les débris des gourbis de la ville basse, criant des mots dans une langue qu’il ne comprenait pas. Slimène était comme abasourdi par le désastre. A ce stade, l’action était mécanique, sans pensées. « On a fait des fouilles, cherché sous les décombres, se remémorait-il. Vainement[lvii] ».

Ce ne fut qu’au matin suivant, comme les secouristes procédaient au déblaiement des ruines d’une maison voisine à la leur et habitée en temps normal par des Israélites[lviii], que des pieds humains, chaussés de bottes, avaient surgi d’un monceau de débris. Sous une grosse planche, que les jeunes soldats avaient rejetée loin d’eux, gisait le cadavre aux jambes repliées d’Isabelle, revêtu du costume de cavalier arabe[lix]. « Non, cela n’est pas possible! » avait pensé Slimène quand on lui avait fait part de la terrible nouvelle. Sur l’instant, il n’avait rien dit. N’ayant pas vu le corps de sa femme, il refusait de croire que la mort se fût produite. N’empêche. Isabelle avait été bel et bien tuée par accident. Son martyre[lx] était devenu pure réalité. Une réalité crue, amère.

 

Isabelle fut enterrée avant le coucher du soleil, selon l’usage. Quatre hommes avaient pris son corps sur leurs épaules en attestant leur foi au Dieu unique, puis l’avaient transporté « sur le long brancard en bois brut sur lequel tous les Musulmans, riches et pauvres, quittent leurs farouches demeures et s’en vont, dans la paix des cimetières, dormir parmi les ancêtres [lxi] ». Drapé dans un long kefenn[lxii] blanc, le cadavre avait été inhumé, sur l’ordre du général Lyautey, dans le cimetière musulman de Sidi-Bou-Djemaa où eurent lieu les ablutions. A l’avant du cortège marchait le grand cheikh Sidi Brahim, mais personne ne se rappelait avoir aperçu Slimène Ehnni. Mais comment ce dernier eût-il pu se sentir à l’unisson avec l’autorité militaire qui accompagnait la défunte à sa dernière demeure ? Il avait la gorge si serrée qu’il n’eût su répondre aux paroles de circonstance qui lui seraient adressées. D’ailleurs, nombreux étaient les hommes aux obsèques qui ne connaissaient pas la véritable identité d’Isabelle et il est fort probable que Slimène, soucieux de sa dignité, fût resté tout simplement à l’écart par réserve, par pudeur de ses sentiments, des larmes dont était capable son cœur. Quelle souffrance de voir cette petite pierre tombale esseulée! Quelle solitude! « Très vite, par-dessus une rangée de briques[lxiii] », la fosse avait été remblayée… puis tout le monde s’en était allé. Devant le petit tertre abandonné là, pour toujours, dans le vide du désert de sable, le délicat compagnon de sa vie s’était alors peut-être souvenu de la complainte ancienne, si mélancolique et si douce, sur le sort de ceux qui ne sont plus, qu’Isabelle avait entendue si souvent chantonner en ces lieux et que l’on peut lire dans « Mort musulmane » :

Sachez que celui qui est parti vers la miséricorde de son Créateur

Est en même temps sorti du cœur des créatures.

Sachez que nul n’a souci des absents dans la demeure des morts.

O toi qui es devant ma tombe, Ne t’étonne pas de mon sort :

Fut un temps où j’étais comme toi,

Viendra le temps où tu seras comme moi[lxiv].

Au lendemain des funérailles, Lyautey s’était rendu dans la petite chambre de leur maison, perchée comme un nid en haut de l’escalier abrupt, pour aider Barrucand à sauver les pages éparpillées des manuscrits, en partie maculées de boue, déchirées et illisibles. Ces pages qui révélaient les sympathies croissantes d’Isabelle pour les tribus insoumises, pour ce peuple indomptable, indocile comme un onagre et avide de liberté : peuple des Imazighen[lxv], des « Hommes libres », des « Fils de la terre noire », certes islamisés mais dont Ibn Khaldoun (1332-1406) faisait remonter l’origine au patriarche Amazigh, fils de Canaan et petit-fils de Cham…

 

Slimène Ehnni survécut trois ans à Isabelle. Dans la nuit étoilée du 14 au 15 avril 1907, cet être paisible, qui sept ans plus tôt présentait sa compagne avec fierté à l’un de ses supérieurs en ces termes : « Voici Isabelle Eberhardt, ma femme, et Mahmoud Saadi, mon compagnon [lxvi] », parce qu’il avait reconnu d’emblée son âme femelle dans cette âme subtile « au cœur d’homme[lxvii] »; cet être de bonté et de droiture qu’Isabelle avait rencontré et aimé à El Oued avec l’idée de se poser, de vivre « tête-à-tête en face des horizons incomparables de [leur] Sahara[lxviii] » ; cet être au grand œil d’or, auprès duquel elle avait « purifié sa pauvre âme dans la souffrance et la persécution[lxix] » et qui dans sa douceur indulgente, avait juré de l’aimer sans condition jusqu’à ce qu’ils fussent « tous deux enveloppés d’un linceul blanc des musulmans, au fond du même trou, dans le sable blanc, dans l’un des cimetières poétiques d’El Oued [lxx] » ; « cette âme toute jeune et qui était à [elle], qu’[elle] aimait jalousement[lxxi] », s’éteignait à son tour, victime de la phtisie.

Isabelle avait-elle eu jusqu’au bout la terrible impression de vouer tous les êtres qu’elle aimait à leur perte ? Naguère, à Batna, elle avait été si « souvent dure et injuste » pour Slimène. Elle l’avait souventes fois « brusqué sans raison ». Il lui était même arrivé de s’emporter d’une manière insensée « au point de le frapper, honteu[se] en elle-même parce qu’il ne se défendait pas et souriait de [s]a fureur aveugle…[lxxii] » Une fureur violente et âpre, propre à la mélancolie noire, à la désespérance. Aussi s’était-elle demandé avec angoisse le 1er août 1901:

« Pourquoi la destinée a-t-elle pris ce pauvre enfant et, l’unissant à ma perte inévitable, l’a-t-elle tiré de sa tranquille existence de jadis pour tant de souffrances et, peut-être, une fin prématurée et cruelle ? Pourquoi ne m’en irais-je pas seule ? Mais regrette-t-il de m’avoir aimée ? Regrette-t-il, lui, d’avoir tant souffert pour moi ? Qui devinera jamais l’amertume infinie de ces heures que je traverse, de ces nuits de solitude ? Si du secours me vient, tout sera sauvé. Même malade, soigné par moi, auprès de moi, il se rétablira certainement… Mais sans cela, dans le dénuement et la misère, sa faible santé faiblira et le mal héréditaire le guette…[lxxiii] »

Sans doute Isabelle fut-elle présente dans le cœur de Slimène jusqu’à la délivrance. Peut-être avait-il lu et relu avec émotion les lettres et journaliers qui lui avaient été remis en mains propres par les secouristes, lui faisant revivre les heures charmantes d’antan, les nuits de joie, de tendresse et de paix. Elle y avait mis au clair toutes les peurs qu’elle abritait. Sa peur de la mort, sa peur de la souffrance qui allait de pair avec celle de la séparation, mais aussi la peur torturante que les êtres chers eussent pu périr à cause du mal qu’elle leur avait fait en fantasme. C’était cette peur, et un certain désespoir, qui lui avait rendu insupportable le fait de dépendre d’eux, qui l’avait enjointe de repousser l’amour de Slimène, de fuir loin de l’être qui comptait le plus, pour «aller où on se bat, dans le Sud-Ouest, et chercher la mort, à tout prix attestant qu’il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et que Mohammed est son prophète ».

« C’est la seule fin digne de moi et digne de celui que j’ai aimé », avait-elle écrit, accablée d’une infinie tristesse. « Toute tentative de recréer une autre vie serait non seulement inutile, mais criminelle, ce serait une injure. Peut-être ira-t-il bientôt auprès de celle qu’il regrette de ne point avoir connue, lui dire tout ce que nos deux cœurs unis pour toujours ont souffert ici-bas[lxxiv] ».

Slimène se ressouvenait avec émotion de leur après-midi d’ivresse sous la toiture en terrasse de la petite chambre, à Aïn-Sefra, avant le délire, la nuit blanche, le désastre et l’ultime arrachement. Il n’y avait que deux ans de cela, et cela lui semblait hier. Il n’arrivait plus à donner un sens au présent. Le ressort de la vie s’était brisé en lui. Isabelle n’était plus. Et comme ce n’était qu’après la mort, hors du corps et en Dieu l’Un, Dieu de la plénitude, que leurs âmes aimantes étaient censées se rejoindre et s’unir intimement, il acceptait son sort dans la résignation. De toute manière, il n’en avait plus pour longtemps. Toute consolation sur la terre devenait dérisoire. Il y a donc lieu de supposer qu’à l’heure suprême il avait accueilli la venue d’Azraël comme un heureux dénouement. Avait-il seulement pensé à Dieu qui le rappelait à Lui ? Ou avait-il seulement pensé, espéré, que « là-bas », très loin au-delà de la mystérieuse muraille bleue de l’horizon, dans les eaux calmes et reposantes du paradis, elle et lui ne seraient plus deux âmes mais une seule, trouvant en elle-même une cause incessante de voluptés ? Plus de désir, puisque le désir c’était forcément le désir de l’Autre; plus de conscience, plus de souvenir, plus de joie, mais point de souffrance non plus, fusionnés qu’ils seraient à jamais en un seul Esprit sur le chemin de l’Infini. Acte d’amour et de retour vers cette « Présence réelle » que tout un chacun avait connue dans l’eau originelle, matricielle, ce Paradis des eaux, sur lesquelles s’élevait, dans toute sa majesté, « l’immense trône divin » (Coran 11, 9) baigné de mystère, support de la Béatitude et de la Plénitude. Une « Présence réelle » − sans l’être − invisible, assurée par la foi religieuse qui, dans la détresse de l’abandon, insufflait aux femmes et aux hommes, outre force et courage, l’espoir de devenir des « Hommes parfaits », quand elle ne précipitait pas dans le crime intégriste, crime envers l’humanité et envers la tolérance divine, tous ceux qui, par envie, vanité et volonté de toute-puissance suprême, se mettaient en place du messager divin en imposant la vérité par la force au lieu de la chercher. Il était du devoir de l’homme de respecter Dieu, autrement dit de respecter une loi qui fût supérieure à l’homme, mettant ainsi en veilleuse son immense vanité. Acte d’amour et de retour vers une présence brillante et lumineuse comme la lune (en arabe Qamar) en son plein, si magnifiquement chantée par le poète soufi, Djalâl ad-Dîn Rûmî (mort en 1273), pour qui le prophète Muhammad reflétait « Dieu comme la lune reflète la lumière du soleil ». Présence invisible en moult points semblable à la Vénérée Mère qu’Isabelle Eberhardt célèbre dans son œuvre. Non pas idole, mais source de la vie et de la connaissance, de cette connaissance qui conduit à la perfection et dérive de la mémoire, lieu sacré du savoir ; tour à tour douce colombe munie d’ailes, « âme blanche[lxxv] », Esprit blanc (ruh) tutélaire qui, là-haut, veillait toujours sur sa fille pour prévenir le désespoir ; si pareille à la lune en sa ronde plénitude, sur laquelle s’était guidé le peuple nomade des Hébreux dans la nuit enveloppée d’un voile noir où fermentait le devenir.

[i] Œuvres complètes I, op. cit., p. 166.

[ii] Id., p. 477.

[iii] mokhazni : Au Maroc, désigne le gendarme.

[iv] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 26.

[v] hamada : plateau pierreux des déserts sahariens.

[vi] Id., p. 30.

[vii] Id., p. 33.

[viii] Id., p. 34.

[ix] Id.

[x] Id., p. 46.

[xi] Journaliers, op. cit., p. 255.

[xii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 58.

[xiii] Id., p. 59.

[xiv] « nègre », écrit sans majuscule, était le terme en usage pour désigner un Noir.

[xv] khartani ou hhartani (pl. kharatine ou Haratine) : descendant d’esclaves noirs des territoires du Sud.

[xvi] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 57.

[xvii] Id., p. 59.

[xviii] Id., p. 61.

[xix] Id.

[xx] Id.

[xxi] Id., p. 64.

[xxii] Id., p. 65.

[xxiii] Témoignage du Cheikh Belaredj de la zaouïa Ziania de Kenadsa, mort en 1934. Cit. par R. Randau, op. cit., p. 222.

[xxiv] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 58

[xxv] I. Eberhardt, Journaliers, Mardi 27 août 1901, midi, p. 203.

[xxvi] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 65.

[xxvii] Id.

[xxviii] Journaliers, op. cit., p. 199.

[xxix] Id., p. 199.

[xxx] Id., p. 177.

[xxxi] Id., p. 182.

[xxxii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 271.

[xxxiii] Id., p. 265.

[xxxiv] Id., p. 264.

[xxxv] « Maure » était alors utilisé pour les noirs musulmans du Sahara.

[xxxvi] Voir Elietta Abécassis, Sépharade, Paris, Albin Michel, 2009, p. 386-387.

[xxxvii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 179.

[xxxviii] Id., p. 76.

[xxxix] Id., p. 184.

[xl] R. L. Doyon, op. cit., p. 59.

[xli] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 185.

[xlii] Id., p. 138.

[xliii] Cham : personnage biblique (Genèse, V-X), fils de Noé, père de Canaan, ancêtre éponyme des Chamites, à savoir selon la Bible : Egyptiens, Ethiopiens, Somalis.

[xliv] I. Eberhardt, Journaliers, op. cit., p. 199.

[xlv] R. L. Doyon, op. cit., p. 60.

[xlvi] caïd : chef de tribu nommé par la France pendant la colonisation.

[xlvii] M. O. Delacour/J. R. Huleu, Sables. Le roman de la vie d’Isabelle Eberhardt, op. cit., p. 299.

[xlviii] I. Eberhardt, Journaliers, op. cit., p. 122.

[xlix] Id.

[l] E. Girault, op. cit., p. 142.

[li] R. L. Doyon, op. cit., p. 60.

[lii] E. Girault, op. cit., p. 142.

[liii] Id., p. 143.

[liv] I. Eberhardt, Journaliers, op. cit., p. 239.

[lv] Dictionnaire des symboles, op. cit., VENT/997.

[lvi] Œuvres complètes II, op. cit., p. 383.

[lvii] E. Girault, op. cit., p. 143.

[lviii] Id.

[lix] R. Randau, op. cit., p. 212.

[lx] Celui qui meurt enseveli sous les décombres meurt en martyr.

[lxi] Ecrits intimes, op. cit., p. 110

[lxii] kefenn : linceul.

[lxiii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 227.

[lxiv] Id., p. 228.

[lxv] Imazighen, les Berbères; au sing. Amazigh.

[lxvi] Ecrits intimes, op. cit., p. 245.

[lxvii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 186.

[lxviii] Ecrits intimes, op. cit., p. 261.

[lxix] Œuvres complètes I, op. cit., p. 420.

[lxx] Ecrits intimes, op. cit., p. 261-262.

[lxxi] Journaliers, op. cit., p. 110.

[lxxii] Id., p. 118.

[lxxiii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 420-421.

[lxxiv] Id.

[lxxv] Id.

 

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