Expérience mystique

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« L’amour n’est pas définissable. Il est une aspiration, une énergie qui attire l’être tout entier vers son origine divine. »     

     (Ibn Arabi, Traité de l’amour)

 

Outre un antidote à la peur de disparaître, de sombrer dans un néant infini, les écrits d’Isabelle Eberhardt furent un acte d’amour vis-à-vis de l’islam. « J’écris comme j’aime », se plaisait-elle à dire avec l’idée de transcender les cloisonnements, les frontières, les limites, tout ce qui nous divise de l’Etranger. Mais elle savait aussi que sa « vocation » de l’écriture ne donnerait rien si elle n’était pas cultivée par une pratique de tous les jours, un effort constant. Une lecture attentive de sa correspondance de février 1896 est à ce propos révélatrice: « En trois ans de travail régulier, on peut se tirer, absolument et pour toujours de cet intolérable [état de] ni d’ici ni d’ailleurs[i] ». Ce qu’elle tend à démontrer, c’est que la transformation de soi, aussi infime soit-elle, est possible par l’expérience de l’étude. Néanmoins, on peut dire que son désir de changer, de se construire « ailleurs » que dans le lieu où elle vivait et se sentait en butte à la persécution des hommes, ne fut pas seulement entraîné par un approfondissement de l’étude du Coran, mais principalement et initialement par la rencontre avec Slimène Ehnni, puis par l’affiliation à la confrérie des Kadriyas qui associait son cheikh à la figure du Père idéal dont elle cherchait éperdument la reconnaissance.

« Souvent, depuis que j’ai quitté Slimène, écrit-elle en Mai 1901 lors de son exil forcé à Marseille, j’ai ressenti un désir torturant de franchir la distance qui nous sépare, le besoin absolu, intime, de l’avoir près de moi, lui et rien que lui, et l’irrémédiable désespoir d’être exilée, de ne pouvoir courir à lui, une soif âpre et douloureuse d’entendre sa voix, de voir son regard se poser sur le mien, de sentir sa présence, d’éprouver encore cette sensation d’absolue sécurité qui nous est commune[ii]. »

 

L’exil, pour Isabelle Eberhardt, c’est d’abord d’être séparée du bien-aimé dont elle chérit le souvenir du regard plein de lumière, si compensateur, où elle a puisé la sécurité d’être aimée. Comme tout amour se rejoue sur la base du premier amour porté à la mère, elle assimile d’emblée le regard de Slimène au regard de l’Autre maternel. Au point de vouloir façonner la personne de son amant non pas à l’image idéale telle qu’elle-même la voudrait, mais bien « telle qu’elle aurait plu à l’Esprit blanc[iii] » ! Au fond, cette forme d’amour de l’Autre, en tant qu’il est notre reflet, pourrait être à l’origine de la « soumission » d’Isabelle à l’Autre divin et transcendant, tel qu’il est dans le Coran : Clément et Miséricordieux[iv] et, somme toute, suffisamment bon pour ne pas lui faire expier les fautes de chacun des membres de sa famille dont elle portait le poids. C’était à Lui qu’elle devait d’avoir rencontré l’autre moitié de son âme qu’incarnait Slimène. Et s’il lui était parfois arrivé de penser qu’il n’y avait pas de vie après la mort, qu’on naissait de rien et qu’on retournait à rien, elle en demandait pardon à Allah le très Grand car « jamais, au grand jamais » elle n’eût pu concevoir Dieu tel qu’il était dans la Bible : « jaloux et fourbe […] et – inutilement cruel et pleurard – dans l’Evangile[v] ».

Il faut dire que Yahvé ne s’était pas toujours montré clément envers le peuple élu, n’hésitant pas à le châtier impitoyablement lorsqu’il s’éloignait du droit chemin; tandis qu’Allah, dans sa bonté et sa miséricorde, avait donné à Ismaël, l’enfant illégitime d’Abraham et de Hagar, « le nom de son entente ». Il avait dessillé les yeux de la mère éplorée, pour qu’elle pût voir dans la terre la source cachée qui était connue de Lui seul et les avait sauvés. (La « source » est « œil » en arabe : ‘ayn[vi]). L’entente de l’appel de Hagar assurait à celle-ci combien son état de détresse avait été pris en considération. Elle Lui en savait gré et avait voulu Lui prouver sa profonde reconnaissance. C’est ainsi que, redevable à Dieu de l’avoir épargnée, elle «fera un acte qui la distinguera de toutes les autres femmes de la Bible : donner un nom à Dieu. El Roi : le ‘Dieu de vision’[vii]. » Non seulement parce que Dieu avait entendu ses appels au secours, qu’il avait vu son regard tourné vers Lui, mais aussi et surtout parce qu’il avait eu un regard sur elle (« Tu es le Dieu qui me voit », dit-elle). Un regard où elle avait puisé tout l’amour dont elle avait besoin, lui permettant d’édifier sa confiance dans le présent et dans l’avenir. Mais ce privilège, elle l’aura payé cher. Car il est probable qu’en arrière-plan de l’effacement, pour ne pas dire de la disparition de Hagar des textes fondateurs de l’islam, il y ait eu aussi déni de la Grande Mère trinitaire d’Arabie (Allât, Menât et Uzza[viii]), représentant la Déesse de la Fertilité comme dans l’Egypte ancienne, dont l’un des trois aspects (Al-Uzza, « déité » particulière et protectrice des femmes) avait été, à l’époque préislamique, adoré et servi à La Mecque par des prêtresses d’amour, sous la forme d’une grande « pierre noire ». Une chose est sûre : Hagar venait elle-même du pays des pharaons noirs aux idoles innombrables, ce qui ne fit qu’attiser l’animosité des dignitaires religieux à l’égard de l’Etrangère. Même s’il est avéré que l’ancien objet d’adoration fut pieusement conservé à La Mecque, dite jadis « Mère des Cités » (Umm al-Qurâ) (Coran, 6, 92 ; 42, 5), la tradition de l’islam veut que l’archange Djibril (ou Gabriel) soit descendu du ciel pour donner cette « pierre noire » à Abraham au moment où, avec l’aide de son fils Ismaël, celui-ci rebâtissait l’édifice de forme cubique qu’est la Kaaba (Ka’ba signifie « cube »)[ix] qui avait été ruiné par le déluge. Du coup, le Patriarche suprême l’avait enchâssée de ses mains à la place qu’elle occupe encore aujourd’hui. Or, il s’avère que l’islam surnomma la pierre noire (al-Hadjr al-Aswad) « la main droite de Dieu » (yamîn Allâh) – la droite étant considérée comme la place d’honneur, celle que d’aucuns fanatiques en mal de reconnaissance rêvent encore d’occuper en tant que martyrs regardant leur Seigneur (Coran, 75, 22-23) – et que celle-ci fût parfois comparée à l’œil (‘ayn). D’où l’analogie inspiratrice du poète et mystique persan, Hafez de Chiraz entre le regard de Dieu et celui de la Mère, doué de propriétés de consolation et d’édification, qui permet à l’enfant de se tenir debout, seul, et de supporter l’absence à défaut de la combler: « c’est sur le jeu magique de ton regard que nous avons posé le fondement de notre être… »

On peut naturellement se demander pourquoi une pierre, censée avoir été envoyée du ciel par le Créateur, fut finalement dissimulée à la vue de tous sous un drapé de soie noire (la keswa). Comme si ce drapé devait l’empêcher de s’afficher en pleine lumière et préserver les hommes de son éclat redoutable. La pierre revêtit alors l’aspect de la « tente noire » rectangulaire, celle des Juifs et des Arabes, très liée aux apparitions de Dieu dans le désert quand il « déplo[yait] les cieux comme une tente » (Psaume 104) et qui deviendra le prototype du Temple que le roi Salomon bâtit à Yahvé, c’est-à-dire de la Maison de Dieu sur la terre, évoquant le fameux vers du Cantique des cantiques : « Je suis noire et désirable, filles de Jérusalem, comme les tentes de Qedar, comme les tentures de Salomon[x]. »

Ajoutons ici que, selon le Coran, les assises de la Ka’ba furent élevées sur les fondations du Temple[xi], autrement dit à l’endroit même où Abraham, éprouvé par Dieu, s’était apprêté, par soumission envers Lui, une soumission combien folle et aveugle, à sacrifier Ismaël (plutôt qu’Isaac, selon la tradition musulmane), malgré que la vision qu’il eût reçue ne lui intimât pas d’immoler matériellement Ismaël mais de le consacrer à Dieu et, par là même, de le laisser aller à son destin qui n’était qu’à Lui. Aussi, l’islam rejoint-il également sur ce point la tradition judaïque qui enseigne que le père n’a pas le droit d’attenter à la vie de son fils, parce que c’est là un rite païen et que la vie elle-même n’appartient qu’à Dieu.

 

Le renvoi de ses écrits intimes à la Tora[xii], c’est-à-dire « au livre d’Israël[xiii] », ainsi que sa prédilection pour « cette Palestine africaine[xiv] » et pour le vagabondage dans une contrée « où tout sembl[ait] dater d’Isaac[xv] et de Yacoub[xvi] » sont d’ailleurs autant d’indices d’une transmission maternelle qui s’accomplissait en creux, d’un désir de faire retour à sa racine « orientale ». Sans doute fut-ce à bon escient qu’elle échafauda pour un moment, dans l’angoisse des lendemains, le projet de s’exiler en Palestine. Cette idée de rechercher très loin un refuge ne pouvait surgir que dans l’esprit de quelqu’un qui avait peur. Elle avait entendu dire qu’en Russie, durant l’été 1903, l’injustice des saccages, la brutalité des pogroms, avaient atteint leur paroxysme. De même qu’il est fort probable qu’elle ait été également alarmée par la publication du faux antisémite, un faux devenu célèbre sous le titre Protocoles des sages de Sion[xvii] et paru à l’époque sous une forme abrégée, en feuilleton, dans le journal d’extrême droite Znamia (« Le Drapeau ») que dirigeait à Saint-Pétersbourg l’agitateur anti-juif Povalachi, en vue de discréditer le mouvement sioniste, fondé par Théodore Herzl en 1897, qui commençait à prendre de l’importance. Ce document racontait comment les juifs tramaient un complot libéral. Or une telle théorie ne pouvait avoir été inventée que par l’Okrana, les services de la police secrète du tsar, qui détenait à l’époque les pleins pouvoirs. Au bout du compte, les motivations de l’Okrana pour traiter le « problème juif » n’étaient qu’un prétexte. Vu l’opprobre attaché au judaïsme en Russie et un peu partout où Isabelle passait, comment n’eût-elle pas rêvé à la « Terre promise », à ce lieu imaginaire, nourricier et sécurisant, où elle serait enfin à l’abri des convulsions du monde, au moins pour un temps. Encore que sa fascination pour l’islam, le « vrai, celui du Coran et de la Sounna[xviii] », fût telle qu’une adhésion au judaïsme était pour elle une chose complètement exclue. Car c’est l’Autre qu’elle voulait être, c’est la Différence (furqân) de l’altérité qu’elle recherchait, rien d’autre que la Différence, qui est l’un des grands noms du Coran même[xix].

Néanmoins, on peut se demander si la négation de ses origines ashkénazes, en vertu de laquelle elle voulait exister « autrement », n’était pas, somme toute, ce qu’avait déjà réalisé avant elle Nathalie de Moerder en suivant la stratégie de l’assimilation totale… Le sentiment d’étrangeté, de n’appartenir à aucun lieu, d’être « en exil loin de je ne sais quoi, reléguée dans un vide à part[xx] », sans parentèle ni mémoire, avec la sensation de passer au milieu des hommes et des choses « comme un étranger et un intrus », de n’éveiller autour d’elle « que réprobation et éloignement [xxi] », montrent, en l’occurrence, combien le secret « honteux » de sa naissance avait pesé sur sa vie, au point de la hanter, de l’anéantir parfois. D’ailleurs, les Anciens le savaient déjà lorsqu’ils disaient : « Les parents ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en sont agacées » (9. Jérémie 31). Certes, elle avait tiré du réconfort en entrant dans la « Maison de l’Islam » où elle se sentait davantage chez elle que parmi les Européens, pouvant aisément passer pour un taleb turc ottoman de la haute société. Là, elle avait appris à lire la Lettre de la religion et à réciter le Coran (Qur’ân signifie « Récitation »), attentive au chant naturel de la langue arabe. Ce que Dieu commandait avant toute chose, c’était de pratiquer le jeûne, la prière, et de bien se conduire, selon la justice et avec charité. Ce faisant, elle avait réussie à être admise, comme on sait, auprès des cheikhs de la confrérie des Kadriyas, l’une des plus puissantes du Maghreb. Il n’empêche qu’à Kenadsa, cela n’avait rien changé à sa condition de berrani, d’« étrangère », au-delà de la vieille muraille de terre qui entourait la zaouïa de toutes parts. Sitôt la porte franchie, et malgré sa nouvelle tenue − pour sortir, elle s’était transformée en Marocain, « quittant le lourd harnachement des cavaliers algériens pour la légère djellaba blanche, les savates jaunes qu’on chausse sur les pieds nus, et le petit turban sans voile, roulé en auréole autour d’une chéchia »[xxii] −, étrangère elle était, étrangère elle resterait. Loin de Slimène, elle se sentait seule sur la terre. L’individuation, lentement, se poursuivait, la projetant dans des régions de son être, insoupçonnées, extrêmement complexes et touffues. L’idée de « Maison de l’Islam » était vaine. Une simple rêverie. De fait, les Marocains détestaient profondément les musulmans algériens et les traitaient ouvertement de « M’zani[xxiii] », parce qu’ils croyaient, à tort, que ceux-ci avaient abjuré l’islam. Alors, dans sa solitude, nous dit Robert Randau, « au cours de ces périodes de dépression, sinon de désespoir, accrues par de fréquents accès de paludisme, elle souhaitait la mort[xxiv] » qui lui paraissait comme la seule destination possible.

Aussi loin qu’elle remontât dans ses souvenirs, sa vie avait été dominée par l’ombre de la mélancolie maternelle, la laissant aux prises avec le « mal de l’infini » qui sous-tend toute son œuvre. Bien que les détracteurs du dogme du péché originel eussent refusé d’admettre que l’homme était maudit pour toujours, quelles que fussent les conditions extérieures dans lesquelles il vivait, Isabelle n’en avait jamais fini avec ses morts et ses remords et ne parvenait pas à dénouer les différents liens qui l’enserraient, l’empêchant de jaillir et de fleurir dans la lumière comme le palmier-dattier. Avec le temps, le combat entre le désir de vivre et celui de mourir était devenu inégal, au détriment du premier…. Chaque échec, chaque désillusion, la rendaient malade, l’exposaient au danger de s’abandonner au désespoir. Mais comment eût-elle pu trouver la paix quand les êtres autour d’elle vivaient d’une manière opposée aux prescriptions morales ? (« la résignation – la résignation surtout -, la tolérance la plus large, la charité […], la pitié et la douceur envers les faibles, la probité, la véracité, tout cela sans aucun esprit d’ascétisme…[xxv] ») Son esprit était agité. Elle avait du mal à calmer le flot de ses idées noires. Elle revoyait « la triste Oudjda en proie aux soldats affamés et exaspérés, la tourbe quémandeuse et menaçante piétinant dans la boue où pourrissaient des charognes et, au bout de cette épouvante, derrière des ruines où fleurissaient les pêchers roses, la zaouïa blanche des Kadriyas, recueillie, si calme, que dirigeait Hadj Mohammed qu’on [venait] d’assassiner traîtreusement et chez qui, il y a à peine trois mois, [elle avait] trouvé un refuge sûr et fraternel[xxvi] ».

Face à la violence qui triomphait, elle demeurait inconsolable. Incapable de donner un sens à la guerre civile, à la famine, aux vols, aux saccages, elle se trouvait ébranlée dans ses convictions, ballottée par des sensations contraires, des sentiments confus de colère. Alors que les ksouriens pliaient l’échine, acceptaient sans révolte les brimades avilissantes des tribus nomades. Et puis elle en était arrivée à la conviction que, de toute manière, « il vaut mieux se résigner, car celui dont le bras n’est pas fort et qui ne sait pas tenir un fusil n’a qu’à s’humilier et à se taire au pays de la poudre[xxvii] ».

Comme par désenchantement, sa volonté de porter témoignage vacillait dangereusement. A quoi bon vivre ? A quoi bon écrire ? Tout apparaissait soudain sans utilité. Mieux valait qu’elle se préparât à la mort, comme disait l’enseignement soufi. Mais « mourir avant de mourir » requérait un apprentissage. Il fallait traverser d’autres épreuves, dont celle du jeûne surérogatoire qui la plongeait dans un état de semi-inconscience, lui donnant accès à un chemin intérieur, à des rêves prémonitoires. A moins que ces derniers ne fussent provoqués par le kif qu’elle fumait régulièrement pour anesthésier solitude et amertume. Qu’importe ! Affaiblie par la privation, le délire s’emparait d’elle, exacerbant l’angoisse, la sensation irrépressible de manque. Elle avait rêvé d’un royaume dépourvu de remparts, de frontières, de tout ce qui divisait d’autrui, mais partout se dressaient des murailles, se refermaient des portes qui retenaient la vie prisonnière. Il n’y avait pas de vraie communication entre les familles tribales, entre les différentes populations, entre le peuple et son cheikh. On eût dit qu’il y en avait une mais, en réalité, elle était coupée. La voix ne portait pas jusqu’à la compréhension de l’autre.

Robert Randau raconte comment, début 1903, alors qu’Isabelle venait de se désaltérer à un ruisseau, quelque part entre Ténès et Alger, le destin s’était soudain imposé à elle sous la forme d’un spectre « aux yeux vitreux », armé d’« une hache à manche court[xxviii] » : « Un homme de taille démesurée, vêtu d’une côte de mailles rouillées aux bords en loques, à la tête coiffée d’une capeline polonaise de bronze à mentonnières[xxix] ». L’apparition avait surgi de derrière les montagnes rocheuses et s’était dressée devant elle, effrayant sa monture. Isabelle prétendait l’avoir identifiée. Ce cavalier de l’Apocalypse, et rien ne pouvait l’en faire démordre, était un de ses ancêtres, « venu des steppes russes avec une horde de ces vandales qui conquirent l’Afrique », répandant la terreur. Elle prétendait avoir vu, en spectateur, les mises à sac et les carnages perpétrés par ces conquérants barbares de l’Autre monde et en avait été pétrifiée d’horreur. D’autant plus que « le Mongol » incarnait aux yeux des grands poètes soufis l’avidité et la violence du Soi inférieur[xxx], tapi au fond de chaque être; un Soi d’une inquiétante étrangeté qui surgissait de l’inconscient et inspirait une peur épouvantable, comme une panique, devant des forces incontrôlées. Isabelle n’avait jamais fait de mal à personne, bien au contraire, mais elle avait fini par se dire, pour trouver une justification à ses misères, que celles-ci n’étaient pas dues au hasard. Elles étaient bel et bien le fruit des actes passés de l’ancêtre mongol − si tant est que ce dernier eût vraiment existé − et Isabelle ne récoltait que ce qu’il avait semé. Décidée qu’elle était à prendre sur elle la totalité de la dette impayée par ce groupe humain qui n’avait rien d’humain (et pouvait contenir une allusion à la domination de la grande Asie qui avait réduit l’Autre à soi sans lui laisser de liberté) afin de briser la roue des perpétuels recommencements. Sans doute n’était-ce qu’un rêve mythologique. Mais la tradition russe qu’Isabelle portait en elle exigeait la nécessité d’un rachat, basé sur le sacrifice, qui lui permît de gagner pour elle-même et pour ses morts, « la possibilité d’une vie autre, d’une vie de l’amplitude[xxxi] ». Autrement dit, l’accès à la paix éternelle.

A bien y regarder pourtant, ce revenant « à l’allure mongole » ne représentait-il pas aussi et surtout, inconsciemment, la partie reniée, rejetée, « indicible », liée au secret inavouable des origines de Nathalie de Moerder sur qui avait pesé, physiquement et moralement, la répétition du malheur, et indubitablement ressentie comme destructrice en raison de la crainte du châtiment que la mère inspirait et de la domination inconsciente qu’elle exerçait ? Reste qu’à compter de ce jour, toute à la conviction que le « don de prescience s’affirm[ait] de plus en plus en [elle][xxxii] », Isabelle tint pour assurée l’approche imminente de sa mort.

« L’aïeul m’a appelée ; je sais maintenant que je n’ai pas longtemps à vivre[xxxiii] », avait-elle annoncé à Randau en se laissant aller aux pleurs comme une enfant, le visage caché dans ses mains. S’agissait-il d’une vision divinatoire ? D’un délire de l’imagination ? D’une crainte superstitieuse ? (Le 4 mai 1902, à Alger, après avoir consulté un sorcier, elle avait « acquis la preuve certaine de la réalité de cette incompréhensible et mystérieuse science de la Magie…[xxxiv] »). Ou s’agissait-il encore une fois de son envie de mourir, de faire retour à la matrice, quand le monde était trop dur ?

Isabelle avait toujours été comme obsédée par le suicide qu’elle considérait comme « une ivresse de volonté[xxxv] », quoique le Coran le condamnât d’une manière très claire (29ème verset de la sourate « Les femmes »). Non pas qu’elle eût chéri la mort plus que la vie, bien au contraire. Elle tenait à la vie, « pour la curiosité de la vivre et d’en suivre le mystérieux[xxxvi] », outre le fait qu’il lui semblait tout à fait impossible que l’esprit humain pût « réellement, sincèrement, se représenter la Mort comme une cessation réelle, absolue de la vie ». D’autant moins qu’elle avait cru longtemps « sentir en [elle]-même une certitude d’éternité[xxxvii] ». Jusqu’au jour fatidique où l’aïeul lui était apparu pour qu’elle n’oubliât pas sa mortelle destinée. Depuis lors, elle savait que la Mort pouvait survenir à n’importe quel moment et elle en était glacée d’effroi. Elle gardait toujours à l’esprit la vision du revenant: « Encore une année qui a fui. Une année de moins à vivre[xxxviii]. » Mais, dans son obstination à écrire, à porter témoignage sur les « évènements », à rétablir des vérités certaines, elle affirmait toujours un espoir. L’espoir d’être lue, de faire savoir à qui voulait bien l’entendre ce qu’elle avait vu, avant que son heure fût venue. Le tout était de ne pas succomber aux crises de découragement, en se disant : « A quoi bon ? ». La route suivie vers l’islam n’était pas achevée. De nouvelles marches caravanières s’ouvraient. Certes, une nouvelle halte semblait de rigueur, une pause de réflexion, de recueillement, avant la poursuite du « chemin ». Et à cet effet, la zaouïa de Kenadsa lui paraissait l’endroit privilégié pour parvenir au calme, au silence, et méditer sur la bonne voie à prendre.

Quoi qu’il en fût exactement, dans l’ultime version de Trimardeur qu’Isabelle ne cessait de retravailler depuis un an, le thème de la Foi est quasi absent. Jusque-là, elle avait vécu à l’encontre du nihilisme russe de Trophimovski, incompatible avec l’éthique islamique. Mais lorsque, dans la demeure d’un certain Polin, elle avait croisé le militant Ernest Girault, l’un des plus ardents parmi les anarchistes français, ces libertaires frondeurs qui rêvaient d’une société libre, elle n’avait pu s’empêcher de découvrir le fond de son cœur en lui confessant que « le fond de notre colonisation n’était autre chose que la plus stupéfiante des inquisitions[xxxix] ». C’est ainsi qu’elle l’avait incité à se rendre dans l’extrême-Sud oranais pour faire un reportage sur les réalités de « la pénétration pacifique » du Maroc, toute disposée à lui servir de guide à l’automne 1904. Un noble projet qui sera, hélas, exaucé sans la « précieuse collaboration[xl] » d’Isabelle, puisque Girault débarqua à Alger, accompagné de la célèbre Louise Michel, au moment même où notre pauvre héroïne disparaissait à Aïn-Sefra. C’est au terme d’un séjour de près d’un mois à l’hôpital militaire, qu’Isabelle avait entrepris pour se soigner et guérir de ses accès paludéens, que précisément il était arrivé ce qu’elle pressentait. René-Louis Doyon de s’interroger : « Le vent sonore qui pousse les nuages va-t-il l’emporter vers cette immensité, ce néant dont elle sort et à quoi elle aspire? Qui le dira? On l’a vue regarder le désastre[xli]. »

Les mois passés dans la saleté et les postes du Sud oranais l’avaient épuisée. Sous l’effet de l’inanition et de la fièvre persistante, elle avait précipité dans « l’autre monde » de ce monde, là où le temps et l’espace outrepassaient les frontières de l’humain. La mort rôdait, guettait. Pût-elle ne pas l’emporter avant qu’elle n’eût accompli ce qu’elle avait résolu de faire !  Maintenant qu’elle était passée par-dessus l’enfer de la guerre, elle rêvait de dominer son égo puéril et d’accéder à la paix avec elle-même grâce au voyage intérieur, censé conduire au fana, à la « dissolution » du moi dans le nirvana. Pour ce faire, elle se laissait porter par l’exploration de zones inconnues en s’abandonnant « aux visions nombreuses, aux extases lentes du Paradis des eaux, où il y avait d’immenses étangs glauques sous des dattiers gracieux, où coulaient d’innombrables ruisseaux clairs, où des cascades légères ruisselaient des rochers couverts de mousses épaisses et où, de toutes parts, des puits grinçaient, répandant alentour des trésors de vie et de fécondité[xlii]… ». Cependant que « quelque part, très loin, une voix mont[ait], une voix blanche qui glapissait dans le silence[xliii] », elle redécouvrait au tréfonds de son être le ravissement dans lequel elle avait été prise avant la déchirure de la naissance.

Quelques mois plus tard, elle note, au terme d’un long, long voyage intérieur, harassant et solitaire :

« A cette heure, je souffrais, loin de tout secours […] Ah, certes, c’était écrit ! […] Ma tête déjà lasse retomba sur l’oreiller ; mon corps s’anéantissait en un engourdissement presque voluptueux ; mes membres devenaient légers, comme inconsistants.

La nuit d’été, sombre et étoilée, tombait sur le désert. Mon esprit quitta mon corps et s’envola de nouveau vers les jardins enchantés et les grands bassins bleuâtres du Paradis des Eaux[xliv]. »

 

Si les eaux primordiales précédèrent la création, il est bien évident, sans qu’il soit nécessaire de se rapporter à des textes sacrés, qu’elles demeuraient présentes pour la résurrection, après le bain dans l’eau purificatrice. Ce rêve initiatique, destiné à introduire l’âme dans l’autre monde par un voyage imaginaire, faisait partie d’un thème qui revenait constamment dans la tradition mystique islamique. Toutefois, dans le cas d’Isabelle, on ne peut s’empêcher de penser que la vision hallucinatoire de son propre corps, couché « dans une seguia, sur de longues herbes aquatiques, molles et enveloppantes comme des chevelures[xlv] », véhiculait le fantasme du retour dans les eaux amniotiques de la cache utérine, satisfaisant son besoin infini de repos, de tendresse maternelle et de ressourcement. « Dans l’ombre chaude de l’islam », comme dans la Bible, les puits alimentés par les ruisseaux d’eau vive, les sources qui s’écoulent dans le désert, répandant l’abondance, sont autant de lieux de joie et d’émerveillement. C’est à la fontaine que naissent les amours, que se nouent les intrigues, « tandis que les chevaux, las, [tendent] leurs naseaux au jet frais de l’eau souterraine ![xlvi] »

La connotation de fraîcheur qu’introduit le bruit de l’eau, la présence des chevaux qui passent pour avoir le don de faire jaillir les sources du choc de leurs sabots, contiennent les promesses des retrouvailles avec la plénitude perdue. Cela s’entend, suivant le Coran (86, 6), qui dit que la créature a été créée d’une eau « se répandant » et qu’elle y fera retour.

La fièvre, « une fièvre ramassée dans un pays marécageux[xlvii] », quittait Isabelle « par répits » mais elle se sentait « encore lasse et sans appétit d’action ». Rejetée dans cet inconnu de la solitude absolue, elle n’éprouvait plus aucun élan, aucun désir. Seule « une soif brûlante, une soif atroce que rien ne pouvait apaiser, [la] dévorait[xlviii] ». Que Dieu du moins entendît l’appel au secours de son humble serviteur ! suppliait-elle. Quant à Slimène, il restait sourd à sa voix. « Voilà très longtemps qu’[elle] n’avait pas reçu de lettres[xlix] » et, résignée, elle n’en attendait plus. Tout se passait comme si son âme, desséchée par les épreuves et les doutes, eût cherché à se détacher tout doucement du monde qui l’entourait pour trouver « l’eau, l’eau bienfaisante, l’eau bénie des rêves délicieux [l] », associée au Souffle du Dieu Miséricordieux qui lui permettait de continuer à vivre. C’est cependant à cette phase de retraite volontaire, de recueillement, que sa foi en l’amour, et l’espérance qu’il suscitait, s’était ravivée. Peu à peu, elle recommençait à avoir l’ouïe sensible, comme si quelque esprit eût soufflé à son âme : « Oublie ![li] », afin de l’arracher à ses fantasmes. Alors prêtant l’oreille, elle avait entendu les paroles de celui qui veillait à son chevet et chantait :

« Fais-moi connaître ce qu’est devenue ma bien-aimée. Vit-elle ou est-elle morte ?

Si elle se souvient de moi, et si elle pleure, j’en mourrai.

Et qu’alors ses larmes servent à laver mon corps.

Si elle m’a oublié, si elle rit, si elle joue, si elle défait ses cheveux, j’en mourrai. Et qu’alors ses cheveux servent de linceul pour m’ensevelir [lii]».

S’en remettre au Destin ou à Dieu risquait fort de l’entraîner dans une attente interminable et passive. Mieux valait refaire corps avec le Réel et s’efforcer de faire, une fois pour toutes, ce qui lui importait. Elle avait donc repoussé avec force l’envie de disparaître dans la profondeur des vastes étendues d’eaux calmes qui s’était infiltrée dans son esprit, fermement décidée à remonter à Béchar, Beni-Ounif, et de là regagner Aïn-Sefra pour s’y soigner le reste de l’été « de façon à pouvoir profiter des premiers convois de l’automne[liii]». Mais auparavant, dans un soudain élan de confiance et en dépit de sa crainte de n’être pas entendue, elle avait fait appel à Slimène avant qu’il fût trop tard, l’invitant par courrier à la rejoindre au plus vite à Aïn-Sefra (« la rivière jaune » ou « la source jaune », qui arrosait le ksar, lui donnant son nom) − lieu au nom magique qui évoquait la chaude et insondable lumière des larges yeux d’or de l’Aimé… aussi nécessaire pour elle que la lueur du soleil.

 

Robert Randau de rapporter un propos du colonel Le Loustal, qui avait fait la connaissance d’Isabelle Eberhardt à Aïn-Sefra, peu de temps avant sa mort :

« Elle ne se plaignait pas, mais on devinait une amère déception. C’était une femme qui n’attendait plus rien de la vie. Elle n’avait pas trente ans et toute séduction en elle avait disparu. L’alcool la ravageait. Sa voix était devenue rauque, elle n’avait plus de dents et elle se rasait la tête comme un musulman[liv]. »

De Tlemcen, le 27 mars 1904, Isabelle écrit en effet : « A travers les années errantes, l’œil blasé s’habitue aux plus éclatantes couleurs, aux plus étranges décors. Il finit par découvrir la décevante monotonie de la terre et la similitude des êtres – et c’est un des plus profonds désenchantements de la vie[lv]. »

Malgré que toute son œuvre témoignât du fait qu’elle ne pouvait accepter le nihilisme négatif russe, parce qu’elle croyait en la vie, les « ailes noires de la Mort[lvi] » planaient au-dessus d’elle inexorablement, où qu’elle fût, portant une ombre funeste sur sa pauvre existence. Une ombre qui avait d’abord pris racine dans la douleur d’être, une douleur blanche, spectrale, sans nom, liée au secret inavouable que ses chers vieux aimés avaient emporté dans la tombe… et l’avait ensuite amenée à « fuir, fuir enfin pour toujours[lvii] » le monde sexué des adultes et, par-là même, sa propre finitude. Elle était comme hantée par l’ombre de la mère qui l’avait abandonnée trop tôt à l’inconnu, la précipitant sans armure vers son destin d’esseulée. Jusqu’à l’enlacer, à l’étreindre amoureusement, cette ombre qui, dans l’enfer de l’épreuve, de la perte irréparable s’était élevée vers Dieu, transmuée en Esprit blanc, pour la guider, la mettant jusqu’au bout en contradiction avec elle-même. A quoi s’associait le thème de la dépossession de soi, si tant est qu’elle se fût jamais appartenue, du dédoublement (à quoi la prédisposait le fait de porter alors le nom de jeune fille de sa défunte mère) et du « martyre » de cette « Sainte » qui, après l’avoir fait vivre à l’écart de la société, en l’attente des lendemains révolutionnaires, l’avait entraînée vers cette terre africaine, accueillante mais lointaine, dans laquelle elle avait trouvé une nouvelle mère. Une terre solaire, hospitalière et resplendissante dont elle avait d’emblée saisi toute l’immensité immémoriale, si propice au recueillement et aux révélations, celles de l’impuissance, de la résignation et de la mort. Une Terre-Mère, « où régn[ait] la paix depuis longtemps […] inconnue des Européens depuis des millénaires [lviii] » ; où la mort apparaissait comme un prolongement de la vie, un autre état de l’existence. « Tout cela dans les lueurs roses, irisées, nacrées, au ras du sol blanc de l’immense plaine des Ouled-Touati[lix]. » Au reste, le Prophète n’avait-il pas dit que « toute chose retourne à son origine » ? suivant le schéma de l’émanation de l’Un et du retour à l’Un originel ou, pour le moins, du retour à un lieu atemporel, paradisiaque, qui, pour être celui d’une volupté de tout instant, n’était pas celui du désir mais du plus beau des jardins, « un jardin bien clos » aux verdures et ombrages éternels, assimilé à la matrice et, par conséquent, à la possibilité d’une plénitude, d’un bonheur simple et vrai, d’une vie saine et totalement libre, où le corps serait sans sexe, sans désir, « pur de toute souillure[lx] ».

Isabelle n’était pas seulement partie au désert à la découverte de l’altérité, où le je n’est plus je mais « un autre » plus vrai, plus authentique. Elle était aussi à la recherche de la pure simplicité de la vie nomade qui répondait à son goût du dépouillement. Aussi était-elle arrivée à cette conviction : « Ma pauvreté est ma fierté[lxi]. »

« Il fait bon s’endormir ainsi, n’importe où, à la belle étoile, en sachant qu’on s’en ira le lendemain et qu’on ne reviendra sans doute jamais, que tout ce qui est ne durera pas… tandis que chantent les bédouins, tandis que pleurent les djouak[lxii], tandis que s’évapore et s’éteint comme une flamme inutile, la pensée[lxiii]. »

C’est ainsi qu’à force de « mourir avant de mourir », selon le vieil adage des soufis, Isabelle avança, sans savoir où elle allait, vers ce lointain qui conduit pas à pas vers la lumière matricielle du « grand soleil rouge », lequel s’abîme chaque soir « dans un océan de sang, derrière la ligne noire de l’horizon[lxiv] », donnant tout son sens à la mort. Dès lors que, pour tout musulman, « la mort est un cadeau du Très-Haut et l’on ne peut maudire ce qui vient de Lui[lxv] ».

Mieux ou pis encore, c’est selon : la mort en tant que telle est l’initial du sens pour les musulmans, comme l’indique le passage coranique sur le cycle de l’existence :

« Vous étiez mort et il vous a fait vivre, puis il vous fera mourir et vous fera revivre, puis à lui vous reviendrez[lxvi]. »

Ce qui fait dire, non sans ironie, à l’écrivain algérien Boualem Sansal : « On ne peut être un musulman sincère que si à la naissance on est déjà mort[lxvii]. »

Sans compter, en sus, que le don immense de la vie et de l’amour n’est pas vraiment un don sans retour en terre d’islam, loin s’en faut ! Car Dieu n’avait pas créé les humains pour eux-mêmes mais « pour recevoir d’eux l’amour en retour[lxviii] ». Aussi ces derniers avaient-ils une « dette » (dîn) de reconnaissance envers le créateur par le fait même d’être vivants et aimés de Lui. Ainsi, le sacrifice de soi, à savoir le martyre, que d’aucuns faisaient par amour (mais aussi et surtout pour exister enfin un peu dans son regard), était essentiellement lié à la volonté de s’acquitter. Si bien que la rencontre de la transcendance était fatalement doublée par l’acceptation de la mort, le système fonctionnant « selon le principe d’un double renvoi vers Dieu dans l’amour et dans la mort [lxix] ». Il ne faut donc pas s’étonner que le désir d’aimer, chez Isabelle Eberhardt, se confonde avec le désir de mourir, ou plus précisément avec le désir de faire retour à la matrice (en arabe, rahîm, la matrice, a la même racine que le Nom divin ar-rahmân, le Clément), dans un renversement de l’évolution mystique, telle qu’imaginée par un esprit occidental. D’où l’abandon enfantin au sommeil, « à la douceur infinie de s’endormir seule à même la terre, la bonne terre berceuse, en un coin du désert qui n’avait pas de nom[lxx] », pendant qu’un homme, « la tête renversée, les yeux clos, comme en rêve chanta[it] une cantilène ancienne où le mot amour alternait avec le mot mort[lxxi] »

Il est important de noter que depuis son dernier séjour à Sétif auprès de Slimène (janvier 1904), Isabelle était submergée par une sourde appréhension proche de l’épouvante. Elle savait pertinemment que son mari était atteint de tuberculose et que ce mal incurable était, à tout moment, une menace constante pour sa vie. Aussi le quitter avait-il demandé beaucoup de volonté. Elle vivait constamment dans l’angoisse de le perdre, mettant à nu et à vif une vieille peur qu’elle avait gardée en elle : la peur d’être abandonnée, de ne plus avoir un refuge sûr. C’était terrible de penser que son amour, ses prières, n’y pourraient rien. La seule digue qu’elle sût opposer à sa douleur, informulée le plus souvent, devant l’inacceptable, devant tout ce à quoi elle préférait ne pas penser, avait été la dérobade.

« Aussi me suis-je gardée dans les abandons », note-t-elle. « Pauvre, j’ai possédé la richesse divine, et j’ai mis ma jouissance la plus enivrante dans la magie d’un crépuscule ardent sur les terrasses d’un village au désert[lxxii]. »

Ayant pleinement conscience du fait que, dans un avenir prochain, les jours passés loin de l’Aimé se compteraient par milliers, Isabelle semblait être arrivée à cette disposition d’esprit d’inspiration mystique qui faisait qu’elle voulait apprendre à aller seule dans la vie pour refaire d’elle « un être simple et d’exception, résigné à son destin[lxxiii] ». Il y a ainsi des moments où son amour se reporte exclusivement sur l’Unique, l’Infini, l’Eternel, exhortée qu’elle était, dans l’incrédulité, à se pencher uniquement vers son cœur pour trouver en elle-même l’écho de Ana-l-Haqq (la Réalité suprême, divine et transcendante, cachée par le voile de dualité qui la séparait de l’Autre divin).

 

Au début de l’année 1904, une photographie la montre assise, ses longues mains vigoureuses posées sur les genoux, et revêtue d’une simple djellaba de laine blanche, habit de l’islam soufi. Autour de sa haute chéchia, elle a enroulé en gros turban un foulard noir sur un foulard blanc et noué un voile également blanc sur le menton. Son visage tanné et brûlé de soleil évoque celui d’un pèlerin à la fin d’un long voyage harassant. Elle a la tête baissée, l’air absorbé et abattu. Elle savait désormais l’inutilité du rôle de passeur que sa raison l’obligeait quand même à remplir. Mais au nom de quoi ? Cette guerre de guérillas qui se poursuivait entre l’armée française et les nombreux partisans de Bou-Amama lui faisait horreur. Plus que jamais y avait-il, par conséquent, une nécessité vitale de faire face au désarroi radical enfoui dans son cœur et à la déréliction consécutive qui la corrodait, la détruisait peu à peu, comme un ver ronge un fruit. Par ailleurs, elle savait pertinemment qu’elle n’en aurait jamais fini avec la solitude. Qu’il y aurait toujours « un moment noir, celui de la séparation. […] Pour nous deux », s’inquiète-t-elle, revenant à Slimène, « il viendra un jour… Et moi, alors, je vois bien que je retomberai dans le vague et l’angoisse[lxxiv]. »

En dépit des innombrables images poétiques de lumière, de vie et de beauté, d’ardeur et de force impulsive et généreuse de jeunesse, d’Eros libre et de joie, qui résident en elle et jaillissent de ses écrits en sources d’eaux vives, toujours changeantes, abreuvant les liseurs altérés, avant que de se transformer, dans l’indignation, en torrent furieux qui court vers une mer de sable, arrachant sur son passage les piquets des tentes, rompant ses cordes, l’œuvre d’Isabelle Eberhardt a la couleur du soleil couchant. D’autant plus qu’en terre d’islam la journée commence non pas à l’aube, comme c’est le cas en Occident, mais au crépuscule et s’achève avec le crépuscule suivant[lxxv]; que les horizons empourprés portent l’évidence d’une mort annoncée, non pas comme une fin mais comme un retour à la source de la lumière de Dieu comme condition même de la « vraie vie » dont chaque instant présent se détache sur fond de disparition, de mélancolie et de nostalgie. Nostalgie d’un lointain et sauvage pays, d’un « Orient » imaginaire de l’unité, avant la division des juifs et des autres peuples sémitiques; un Orient enfoui à l’intérieur d’elle-même qui laissait percer la fidélité à ses racines, dissimulées dans l’invention ingénieuse des ancêtres « mongols ». Mieux que le Coran, le mouvement soufi qui s’en réclamait laissait voir que l’islam était un Orient de synthèse, donc d’héritages multiples. Ainsi le soufi Djalâl al Dîn Rûmi : « Je ne suis ni d’Orient ni d’occident, ni juif, ni chrétien, ni musulman, ma place est d’être nulle part. » C’est sans doute la raison pour laquelle la maraboute Lèlla Zeyneb avait dirigé Isabelle vers la confrérie des Ziania à Kenadsa, vouée au rapprochement des cultures, passant outre l’origine.

[i] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 48.

[ii] Notes de route, op. cit., p. 309.

[iii] Id., p. 111.

[iv] Ecrits intimes, op. cit., p. 78.

[v] Id., p. 85.

[vi] F. Benslama, op. cit., p. 173.

[vii] Id., p. 133.

[viii] Citées dans le Coran dans la sourate « L’étoile ».

[ix] Esther Harding, Les mystères de la femme, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1976, p. 51.

[x] Le Cantique des cantiques. Calligraphies de Frank Lalou, Paris, Albin Michel, 2000.

[xi] Sourate II, 125.

[xii] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 91

[xiii] Notes de route, op, cit., p. 112.

[xiv] Troisième Journalier dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 399.

[xv] Isaac, fils d’Abraham et de Sarah.

[xvi] Yacoub ou Jacob, fils d’Isaac. Voir Ecrits intimes, op. cit., p. 85.

[xvii] Selon l’hypothèse « classique », les Protocoles furent fabriqués à Paris, au plus tard en 1900-1901, par des agents de la police politique secrète du tsar, l’Okrana, dont la section étrangère était dirigée de Paris par Pierre I. Ratchkovski. En réalité, la première édition de 1903, publiée à Saint-Pétersbourg, serait la traduction d’un texte originellement écrit à Paris en 1897, et se présentant comme le compte-rendu d’une vingtaine de conférences politiques et sociales (ou « protocoles »), que des agents secrets de la police tsariste auraient volé puis déformé au gré de leur imagination pour dénigrer les juifs. Traduits dès 1905 dans de nombreuses langues, les Protocoles ont été dénoncés comme un faux par le Times de Londres en 1921.

[xviii] I. Eberhardt, Journaliers, op. cit., p. 158.

[xix] F. Benslama, op. cit., p. 277.

[xx] R. Randau, op. cit., p. 132.

[xxi] I. Eberhardt, Lettres et journaliers, op. cit., p. 397.

[xxii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 72.

[xxiii] Id., p. 71.

[xxiv] R. Randau, op. cit., p. 136.

[xxv] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 150.

[xxvi] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 252.

[xxvii] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 193.

[xxviii] R. Randau, op. cit., p. 145.

[xxix] Id.

[xxx] J. Baldock, op. cit., p. 187.

[xxxi] Voir Anne Dufourmantelle, La femme et le sacrifice. D’Antigone à la femme d’à côté, Paris, Denoël, 2007, p. 41.

[xxxii] I. Eberhardt, Journaliers, op. cit., p. 247.

[xxxiii] R. Randau, op. cit., p. 146.

[xxxiv] I. Eberhardt, Journaliers, op. cit., p. 220.

[xxxv] Œuvres complètes I, op. cit., p. 270.

[xxxvi] Journaliers, op. cit., p. 249.

[xxxvii] Œuvres compètes I, op. cit., p. 219.

[xxxviii] Id.

[xxxix] E. Girault, op. cit., p. 21.

[xl] Id., p. 22.

[xli] R. L. Doyon, op. cit., p. 62.

[xlii] Œuvres complètes II, op. cit., p. 381.

[xliii] Id.

[xliv] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 166-167.

[xlv] Id., p. 163.

[xlvi] Id., p. 151.

[xlvii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 402.

[xlviii] Id., p. 165.

[xlix] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 173.

[l] Id., p. 163.

[li] Id., p. 170.

[lii] Id., p. 172.

[liii] Id., p. 184.

[liv] R. Randau, op. cit., p. 203.

[lv] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 216.

[lvi] Rakhil, op. cit., p. 47.

[lvii] Quatrième Journalier dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 423.

[lviii] Ecrits intimes, op. cit., p. 85.

[lix] Notes de route, op. cit., p. 295.

[lx] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 176.

[lxi] Cit. par A. Schimmel, op. cit., p. 210.

[lxii] djouak : flûtes bédouines en roseau.

[lxiii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 201.

[lxiv] Œuvres complètes II, op. cit., p. 377.

[lxv] A. Maalouf, op. cit., p. 107.

[lxvi] S, II, 27, cit. par F. Benslama, op. cit., p. 50.

[lxvii] Boualem Sansal, Le serment des barbares, Paris, Folio 1999, p. 176.

[lxviii] F. Benslama, op. cit., p. 83.

[lxix] Id.

[lxx] I. Eberhardt, Œuvres complètes II, op. cit., p. 378.

[lxxi] Id., p. 377.

[lxxii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 181.

[lxxiii] Id., p. 183.

[lxxiv] I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit., p. 422.

[lxxv] M. Chebel, Jour et nuit dans Dictionnaire amoureux de l’islam, op. cit., p. 310.

 

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