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« Où pourrions-nous aller pour être loin ? »

    (Tolstoï)

 

A chacun de ses déplacements, de ses découvertes de régions nouvelles, Isabelle apprend à se connaître toujours plus et donc à mieux connaître les autres. Elle élargit sa réflexion, apportant, par ses actes, la preuve répétée qu’elle n’admet point qu’il y ait une culture dominante en Afrique. Dans le même temps, cependant, le contenu de ses échanges avec les Arabes bédouins contraste fortement avec ce qui a précédé. Semaine après semaine, elle prend conscience d’un bouleversement en elle devant « la tourmente qui gronde à travers le Maroc pourri[i][…] A présent que les armées des imposteurs ont envahi le pays…[ii] »

Il est clair qu’en passant continuellement d’un lieu à l’autre, d’une langue et d’une culture à l’autre, Isabelle occupait une place de choix pour reconnaître qu’il n’y a pas une seule vérité absolue mais, pour reprendre une formule de Milan Kundera « un tas de vérités relatives qui se contredisent[iii] » . Que l’individu ne possède pas une identité figée et homogène mais des identités multiples ou, comme le souligne à son tour Marc-Alain Ouaknin, « des possibilités d’identité. Des identités possibles[iv] ». Entendons par là que la place où Isabelle se tenait était changeante et incertaine, en perpétuelle mutation, à l’instar de son cœur intelligent qui faisait la part belle à l’inachèvement, à l’imperfection. De tenir la réalité à distance, de l’examiner d’un point de vue décalé, l’aidait à mieux la comprendre comme ambiguïté et à maintenir un équilibre au milieu de ses multiples contradictions. C’était comme si, poussée, portée, emportée à remonter au-delà de l’enfance vers le point d’origine, si angoissant fût-il, elle eût goûté une paix profonde et accepté son destin. C’était dans le berceau sensoriel de la matrice maternelle que s’ouvrait toute existence et, spirituellement, c’était de la matrice universelle qu’Isabelle renaissait à une nouvelle vie. Ainsi, en entendant une juive chanter « d’une voix grêle pour endormir son enfant qui pleur[ait] aigrement. Un âne brai[re] mélancoliquement dans une écurie voisine[v] », elle se ressouvenait de ce qu’elle avait oublié. Ce chantonnement était comme le souvenir de la voix de l’Autre (maternel) à travers la paroi utérine. Fût-il voilé d’une insondable tristesse, il faisait monter de toutes parts la lumière originelle d’une présence consolatrice. Si bien que, cette nuit-là, Isabelle avait dormi du sommeil du juste.

Néanmoins, à ce qu’en dit Barrucand, « ce fut un de [s]es derniers soirs de tranquillité et de santé. Peu de temps après, la fièvre [la] terrassa et [la] jeta dans d’étranges rêves[vi]. » C’étaient des rêves de ruisseaux d’eaux vives, de sources jaillissantes, qui fécondaient un jardin paradisiaque et annonçaient le séjour de l’au-delà réservé aux Elus, ainsi qu’il est dit dans le Coran (46, 14) : « Ceux-là seront les Hôtes du Jardin où ils seront immortels, en récompense de ce qu’ils faisaient sur terre. » En s’ouvrant à la connaissance mystique, grâce à une ascèse, Isabelle effectuait progressivement un retour en arrière dans des « régions vagues, peuplées d’apparitions étranges, où coulaient les eaux bénies[vii] ». Heureuse expression d’un retour à la source divinement maternelle. « Peu à peu, je sens les regrets et les désirs s’évanouir en moi. Je laissais mon esprit flotter dans le vague et ma volonté s’assoupir », écrit-elle. « Dangereux et délicieux engourdissement, conduisant insensiblement, mais sûrement, au seuil du néant[viii]. » Au cours de cette communion avec l’eau originelle, matricielle, toutes les causes de déchirement entre le rêve et la réalité, entre l’être et l’Autre de l’être, avaient disparu comme par enchantement. Dans ce bonheur que la force du souvenir rendait béat, elle retrouvait l’espoir entretenu au fond d’elle-même de coïncider avec son être le plus intime, de trouver enfin le courage de jeter le masque, la partie essentielle de son être étant, comme nous le verrons, encore loin, très loin, « là-bas » (Cham, en hébreu). Résultat : après la dernière étape d’une purification de son moi, grâce à l’extase, elle revient à son nom de jeune fille, Eberhardt[ix]… Somme toute, une façon de rentrer en possession de sa judéité recouvrée, de sa généalogie maternelle, non plus subie, mais pleinement assumée, ou mieux encore, pour reprendre une formule de Marc-Alain Ouaknin : « une façon de revenir à soi par le biais de l’autre, par l’épreuve de l’étranger[x] ».

 

Appelée à servir de « passeur » dans le but d’apaiser les tribus berbères dissidentes encore sous l’influence de Bou-Amama, ses articles critiques et petites études de mœurs du Sud révèlent pourtant encore, et toujours, le désir profond d’être la messagère du vieil islam, un islam tolérant, humaniste, appelant au dialogue avec l’Autre et infiniment plus ouvert à l’individu qu’on ne le pense en Occident. Il n’est pas si aisé de se laisser emporter par les pensées d’Isabelle Eberhardt qui transmettent l’idée d’un monde à l’égal d’un srab (mirage), pareil à « cette maudite eau de mensonge[xi] » dont elle doit se défier pour retrouver son chemin. Le but fondamental de la Voie, c’était d’être toujours d’une parfaite vigilance. Non pas qu’elle fût peu attentive aux maux dont souffraient à cette heure les groupes de nomades en maraude qui, exaspérés de misère, recouraient au rezzou[xii], inspirant de la terreur dans le cœur des ksouriens, loin s’en faut, mais une telle attitude était à ses yeux dénuée de sagesse. Ce combat n’avait rien du djihâd. Au contraire, en agissant ainsi, ces hommes tournaient le dos à l’idéal islamique qu’ils professaient. Comment osaient-ils se dire musulmans ? La sagesse, n’était-ce pas de vivre en accord avec les prescriptions morales de l’islam, de vivre ce que l’on proclamait ? Du coup, il apparaissait, à travers ce qu’elle percevait quotidiennement dans sa vie nouvelle, que la vie errante, désertique, celle que menaient notamment tous « ces déracinés sans famille, sans métier fixe, si nombreux dans le monde musulman[xiii] » qui se déplaçaient sans cesse, allant d’une zaouïa à l’autre à la recherche de la vérité, sans se fixer nulle part, « impassibles à la ruine de tout ce qui les entour[ait] et qui se crois[ai]ent les bras devant la maladie et la mort en disant : ‘Mektoub!’ [xiv] » était en définitive la seule vie qui fût digne d’admiration : « Médecins sorciers », qui circulaient à pied de village en village sous le lourd soleil du désert pour vendre des remèdes à base de plantes et amulettes ; poètes « en quête de légendes et de littérature arabes[xv] » ; anachorètes fous et illuminés, dits majdhûb (« les aspirés en Dieu »), qui « cherch[ai]ent dans l’extase la satisfaction de cet impérieux besoin d’éternité qui sommeill[ait] au fond de toutes les âmes simples[xvi] ».

 

Seule, volontairement seule, c’est-à-dire loin de ses amis et de son mari, Isabelle oscillait entre sa vie intérieure, la méditation la conduisant à l’introspection, et cette prédisposition qu’elle avait hérité de sa mère à être, comme par une force d’attraction, constamment orientée vers les autres. La retraite, si rigoureuse fût-elle, était le gage du détachement, la méthode pour s’assurer qu’elle ne dépendait pas d’autrui. Selon les enseignements de l’islam soufi, c’était un précepte éthique, une valeur. Il fallait à la fois être capable de vivre à part, « seul », en anachorète, c’est-à-dire de vivre une « solitude partagée » en s’unifiant intérieurement grâce à une vie communautaire, et être engagé dans l’action qui signifiait nécessairement aimer la justice et combattre l’iniquité. En somme, Isabelle devait tenter d’allier liberté et communauté dans (et par) l’amour. Or, non seulement les cheikhs, pour qui la vengeance était un devoir sacré, continuaient à appliquer l’ancien code tribal que l’islam condamnait, mais ils étaient enclins à considérer comme juste et naturelle l’abomination de l’esclavage qui se maintenait au Maroc. En Afrique, des enfants étaient encore enlevés et vendus aux familles bédouines pour le travail aux palmeraies. A Kenadsa, nombreux étaient encore les esclaves de descendance soudanaise qui vivaient et travaillaient au service des grands cheikhs tribaux et des marabouts. Et fort peu se préoccupaient sincèrement de leur libération. En fait d’égalité et d’équité, ils insufflaient à leurs fils le mépris des serviteurs ou des esclaves domestiques avec lesquels ils vivaient au quotidien. On comprend aisément la déception d’Isabelle qui s’était représenté l’islam comme une religion égalitaire. Mais le fait même d’avoir rencontré une autre différence encore, une différence méprisée et maudite, puisque c’était aussi cela la malédiction – l’oubli du passé, ne plus avoir de fondations sur lesquelles bâtir son espérance – approfondissait et renforçait son attention et son empathie (c’est-à-dire dans le lexique islamique, sa pitié) envers les Africains noirs. C’est vraiment une nouvelle Isabelle que les pages marocaines de Kenadsa révèlent, même si elles laissent entrevoir ici ou là toutes les facettes habituelles de sa personnalité comme sa peur d’aimer et de souffrir, sa fascination de la misère humaine (physique et morale) et surtout sa liberté d’esprit qu’elle paya d’une vraie solitude. Son discernement aussi s’était affûté en s’exerçant sur des idées proclamées dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Il est certain que pour être au plus près de la vérité, Isabelle devait soutenir hardiment l’expérience exceptionnelle de l’entre-deux contemplatif, ambivalente et complexe, souvent même déchirante, et faire ce qu’elle estimait juste. Au risque de perdre l’équilibre conquis, de s’abîmer dans le vide ouvert par le scepticisme et le doute. Tout à fait étrangère à ce monde esclavagiste fait de filiations, de hiérarchies, de tribus et de « races » différentes, elle s’apercevait de combien de fausses idées elle avait été victime jusque-là. En définitive, les croyances, qui étaient en réalité des coutumes de la société en question, ne s’étaient pas évanouies dans la mémoire. « L’ancestralité reprenait tous ses droits et ne permett[ai]t guère à l’individu de se développer[xvii] ». En dépit de l’islamisation, celle-ci restait vivante en chacun, au fond de chacun. Il ne pouvait en être autrement par le fait même que la communauté des oulémas la tolérait.

 

Regardant en arrière le chemin parcouru et prenant acte de la grande transformation accomplie, Isabelle souffrait plus que jamais d’un « mal de l’infini », comme eût dit Durkheim, résultant de l’ouverture des horizons sans limites, toujours mouvants, et du doute, de l’incertitude des repères religieux qui avaient fondé sa sensibilité et son action. Sa quête infatigable d’une autre vie, d’une autre expérience, dans ou vers un espace considéré comme celui d’une origine infinie, si loin qu’elle l’eût menée, disait d’abord sa désunion des êtres grégaires. Désunion à partir de laquelle aucune fusion − confusion − avec une « patrie » n’était dorénavant possible. Contre le rêve fou de cohésion, d’unité, qui comportait un élément de clôture sur soi, dur aux étrangers, l’identité diversifiée d’Isabelle sauvegardait la liberté de son esprit et sa responsabilité personnelle : celle de construire sa propre histoire.

L’important ici est de noter que si sa langue d’origine fut le russe, « langue jadis aimée de [son] autre patrie[xviii] », la vraie interrogation, pour elle, se posa surtout entre la langue française littéraire qu’elle avait aimée suffisamment pour avoir l’ambition de la servir et la langue arabe dont elle avait saisi toute l’harmonie et qui, pour être « étrangère », n’en était pas moins, affirmait-elle, « la plus belle et la plus appropriée à exprimer la mélancolie religieuse de la terre d’Afrique[xix] ». Double appartenance, sinon triple, double et infini mouvement qui, suivant le Messager de la parole de Dieu, décourageait tout ce qui pût ressembler à un retour définitif à l’unité (mensongère) de l’Origine :

« L’islam a commencé étranger et il finira étranger. Le Paradis est aux étrangers[xx]. »

Ou plus exactement, si l’on en croit l’interprétation de Fethi Benslama à propos de Hagar l’Egyptienne, mère d’Ismaël: « L’islam provient de l’étrangère à l’origine du monothéisme, demeurée étrangère dans l’islam[xxi]. »

Rappelons à ce propos que, d’après la généalogie arabe, les descendants du fils unique de Sarah, Isaac, sont devenus les Juifs, tandis que son demi-frère Ismaël a « engendré » les Arabes, comme si la descendance ne participait pas de la Mère, mais du fils seulement. Et c’est bien là le hic ! Puisque, toujours selon Benslama, en effaçant du Coran le nom, l’existence, et tout ce qui pourrait rappeler les origines de Hagar (Hagar ne venait-elle pas de l’Egypte pharaonique ?), « c’est de sa propre féminité que l’islam a essayé en fait de se couper[xxii] ».

De ce point de vue, on comprend à quel point cet effacement de « l’Ancêtre-Mère[xxiii] » du Coran, au profit de la seule figure du fils fait Père, au sens où avec « le Nom de l’entendu de l’Autre[xxiv] » que Ismaël porte à lui seul, « quelque chose qui est supposé être proprement arabe commence[xxv] », peut être encore aujourd’hui pernicieux pour les femmes musulmanes. Est-ce pour avoir ignoré l’altérité féminine, maternelle, dont il est issu que l’islam a fini par imposer le port du voile à toutes les femmes, alors que le prophète ne les y avait pas obligées au commencement ? Ou bien s’agit-il tout bêtement d’une haine jalouse à l’égard de ce qui constitue l’autre sexe comme Autre, cet Autre féminin imaginaire, si beau (c’est-à-dire aimable et aimé, digne d’ « être regardé » par Lui), si lumineux et « voyant » (aux deux sens du terme : en tant qu’il est supposé voir ce qui est inconnu de l’homme, et en tant qu’il attire la vue, qu’il est l’objet-cause du désir de l’Autre) ? N’oublions pas que, dans l’Exode, Dieu ne parle à Moshé[xxvi] que derrière un voile : « Tu ne saurais me voir et vivre ». Symbole de la séparation et de la distanciation, entre le fidèle et son Dieu. C’est d’ailleurs en ce sens que l’on dit, en terre d’islam, que la face de Dieu est « voilée par soixante-dix-mille rideaux de lumière et de ténèbres faute de quoi serait consumé tout ce que son regard atteint[xxvii] ». De même que Dieu a revêtu les créatures du voile de leur nom car « s’il leur manifestait les sciences de sa puissance, ils s’évanouiraient et, s’il leur découvrait la Réalité, ils mourraient[xxviii] ». Ou pour l’exprimer en d’autres termes : le voile du nom préserve la créature de l’éblouissement de la Lumière qui vise à faire de la Vérité un absolu.

Est-ce la raison pour laquelle Hagar, dont les yeux voilés de larmes furent dessillés par Dieu, afin qu’elle vît parfaitement ce qui était caché, inconnu des autres, apparaît dès le départ comme une menace pour l’homme ? Il n’est pas impossible, en effet, qu’à un certain moment le port du voile ait été la réponse dans le réel à cette lumière du regard de l’Autre (divin) qu’ Hagar portait dans ses yeux, à cette (supposée) puissance « voyante » que l’homme tente depuis lors, par tous les moyens, de contrôler ; cette si exceptionnelle puissance de voyance, figurée par un long œil omniscient empreint de la « source » (symbole de la maternité, mais aussi de la connaissance) et fendu au sommet de la tête, que Benslama appelle « l’œil entête[xxix] » et qui, à en croire les musulmans, défierait imaginairement l’altérité divine, entrerait en compétition avec elle…

Quoi qu’il en fût réellement, le port du tchador fut prescrit par les ayatollahs sous le prétexte que l’imâm Ali, gendre et successeur du prophète, avait dit : « Les regards jetés sur les atours féminins sont des flèches de Satan ». Remarque qui pourrait faire référence à l’engouement du prophète pour l’épouse de son fils adoptif, Zeyneb, qu’il convoita sans retenue, tant la vision de son corps dévoilé lui avait paru irrésistible par sa beauté. Si l’on considère que « l’éternel féminin » représente, dans la poésie islamique, la Lumière, La Beauté divine, on serait tenté de dire que tous les croyants qui se situent en place du prophète cherchent à nier l’altérité féminine en s’appropriant le rayonnement de cette lumière, dans l’espoir de mobiliser sur eux l’attention, le regard de l’Autre divin, dont ils ont tant besoin pour se sentir « beaux », c’est-à-dire dignes d’être aimés et respectés. Mais pour cela eût-il encore fallu qu’ils eussent introjecté ce que, dès le commencement, ils ont échoué à être, parce que « l’Ancêtre-Mère », premier miroir, première référence quant à eux-mêmes, fut comme rayée de leur conscience, déracinée d’eux-mêmes, laissant un vide dans leur âme. Il semblerait, en effet, que l’Autre féminin, maternel, soit devenu un objet extérieur, qu’il ne soit plus partie du Moi. D’autant moins que, dans la tradition arabe, les imagos parentales ne sont pas différenciées. Les deux parents sont ressentis au contraire comme un seul bloc ou pis encore comme « les deux pères[xxx] » (abawayn), suprême Patriarche, tandis que l’imago maternelle apparaît absente, comme si elle devait être masquée, non-dite, non-nommée. Ce qui pose évidemment problème.

On peut se demander si ce n’est pas l’absence du nom-de-la-mère qui rend si intense et dangereux le désir de restaurer l’unicité originaire qu’évoque Isabelle Eberhardt et que véhicule le fantasme du retour dans le corps maternel. Du coup, quand le sujet ne bascule pas dans la mouvance islamiste extrémiste qui se constitue en Autre sans faille, exclusif, auquel il s’identifie et pour lequel il se prend, se trouvant ainsi investi de la « souveraine puissance » totalitaire d’une imago archaïque illimitée dont on sait la violence, il doit peiner sans trêve pour s’arracher à la présence effective de la mère corporelle, personnelle, à laquelle, encore bien immature, il s’accroche comme au rocher d’où coule la source de vie, s’imaginant que le rôle de la génitrice ici-bas est de le combler et de le satisfaire en tout point. De son côté, la mère fait souvent tout ce qui lui est imaginable pour répondre aux demandes et exigences infantiles narcissiques de son fils, afin de le garder près d’elle, ignorant son désir à lui de sortir du nid maternel où il se sent trop à l’étroit pour exister comme un « dividuum » (du lat. dividere). Or il est dit dans le Coran que les parents n’ont pas le droit de gêner le cheminement de l’enfant, quel que soit son projet, car ils entravent alors son expérience de la vie[xxxi] (le regard favorable de la mère dans ce processus de séparation étant primordial pour garder la bonne distance) : « Nous avons recommandé à l’homme d’être bon envers son père et sa mère. Mais s’ils le contraignent à m’associer à ce dont tu n’as aucune connaissance, ne leur obéis pas » (sourate 29, verset 8). Une idée qui fait son chemin depuis qu’Abraham reçut l’ordre de Dieu de quitter la maison familiale, de s’éloigner de sa terre natale, pour aller vers une terre inconnue (Genèse 2, 24), disant la nécessité du départ du fils, du travail de séparation, de deuil, d’avec le premier objet d’amour, de désir, qu’est la mère, et, plus encore, la nécessité de renoncer au propre désir de la mère qui, en ne se détachant pas de son fils pour le donner au monde, ne lui permet pas d’atteindre le stade d’autonomie qui est la condition sine qua non pour qu’un Homme digne de ce nom puisse un jour investir une femme clairement distincte de sa mère[xxxii] et apprendre à connaître la vérité de l’Autre féminin semblable et mystérieux, égal et différent, qui l’habite. Interprétation qui correspond curieusement à l’idée, toujours présente dans le Coran, que la vérité n’est pas un état mais un mouvement, et que ce mouvement tend vers l’horizon inaccessible dont dépend notre être. Ainsi le cheikh Abd al-Karim al-Jili s’exclame-t-il : « En dehors de Sa demeure, la troupe erre dans le désert. Que de limites insurpassables se montrent à la caravane qui tend vers Elle[xxxiii] ».

Illustration poétique à la fois d’un savoir de l’éloignement infini de l’Un originel qui se trouve « ailleurs », dans un lieu caché, invisible et lointain, qui nous est destiné − puisque Celui qui a donné la vie la reprendra − et d’un savoir profond de l’humilité qui n’est jamais que l’écho de ce rappel à l’ordre du prophète, si souvent évoqué par Isabelle Eberhardt, révélant la vanité d’une existence ignorant le désir de l’Autre divin: « Tout ce qui est en ce monde est vanité, et rien n’en subsistera, sauf le visage de Dieu[xxxiv]. »

Avancer dans l’exil et l’errance, à la quête de la vérité, sans en être jamais le détenteur, voilà le véritable fondement de l’identité en mouvement, inachevable, qu’incarne Isabelle Eberhardt face à l’horizon éloigné, impossible à franchir, « non pas parce qu’il est infranchissable, mais parce que, au-delà, il y a l’impossible[xxxv] ». Merveille ! Car cette impossible étreinte avec l’Autre divin nous renvoie du même coup à ce que l’on peut relever au commencement de l’islam, concernant un Dieu hors-père (et hors pair), irreprésentable, « impénétrable » et inaccessible. Libre alors au sujet de croire en ce qui le console ; ce qui importe, c’est de ne pas aborder Dieu à partir de la paternité, la devise étant en islam : Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu l’Unique. « Lui Dieu l’Un. Dieu de la plénitude. N’engendre pas. N’est pas engendré. Nul n’est égal à Lui[xxxvi]. »

Il va sans dire que le fait de vouloir posséder la « Vérité », celle révélée directement par Dieu lui-même, et s’arroger la place du Créateur en tentant de ravir, tel Prométhée, « le feu du ciel et le donner […] à la race infortunée des humains[xxxvii] », a de tout temps été considéré comme un acte d’orgueil propre aux humains. Aussi l’humilité est-elle d’autant plus une obligation que, si le silence et la vacuité du désert sont propices à rapprocher les hommes de la présence divine, « rien n’assure », comme nous le rappelle Jean Starobinski « que dans le vide parfait où se préparent les noces, le visiteur ne sera pas le Démon[xxxviii] ». S’entend le Démon destructeur et séducteur du fanatisme religieux, fauteur de meurtres et d’actes de violence – le vide favorisant les entreprises des faux prophètes autant que des bons.

Sans compter que, faute d’avoir mis de côté la haine jalouse à l’égard de l’œil de l’Autre (féminin, maternel) en tant qu’il était susceptible de leur ravir quelque chose, ainsi que la volonté de vengeance (incitée par l’ancien code tribal, ignorant « les principes de tolérance de l’islam pur[xxxix] »), rares sont hélas les croyants qui surent puiser au plus profond de leurs cœurs le meilleur de la religion musulmane. De sorte que, face à la croyance dans la « perfection de l’origine » et à la volonté politique de retour aux fondements de la Loi des courants islamistes, doublée en Europe de la vague alarmante de la xénophobie et de l’antisémitisme, savamment entretenue de son côté par une partie des médias et des hommes politiques pour qui la question de l’identité nationale est devenue une obsession, l’œuvre d’Isabelle Eberhardt demeure en ces temps présents d’intolérance un exemple éclatant des résultats prometteurs que peut engendrer le mouvement infini du pur désir nomade du vieil islam, ouvert à la pluralité des mondes, sans se fondre dans un seul absolument.

[i] Id., p. 254.

[ii] Id., p. 253.

[iii] Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Folio, 1986, p. 17.

[iv] Marc-Alain Ouaknin, Bibliothérapie, Paris, Seuil, coll. La couleur des idées, 1994, p. 139.

[v] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 159.

[vi] Id.

[vii] Id., p. 165.

[viii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 297.

[ix] Dans la tradition juive, Heber ou Eber était l’arrière-petit-fils de Sem, fils de Noé et ancêtre d’Abraham.

[x] M. A. Ouaknin, Bibliothérapie, op. cit., p. 139.

[xi] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 40.

[xii] rezzou (pl. de razzia): expéditions de pillards contre une tribu.

[xiii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 143.

[xiv] Id., p. 166.

[xv] Id., p. 144.

[xvi] Id., p. 77.

[xvii] Id., p. 128.

[xviii] Ecrits intimes, op. cit., p. 109.

[xix] Id., p. 85.

[xx] Voir A. Maalouf, op. cit., p. 119.

[xxi] F. Benslama, op. cit., p. 171.

[xxii] Id., p. 218.

[xxiii] Id., p. 171.

[xxiv] Id., p. 123.

[xxv] Id., p. 122.

[xxvi] Moshé: Moïse pour les chrétiens ou Mûsa pour les musulmans, de loin le plus fréquemment mentionné dans le Coran, parce qu’il eut pour privilège unique parmi les prophètes de parler à Dieu seul à seul et non par l’intermédiaire d’une présence angélique comme Muhammad.

[xxvii] Dictionnaire des symboles, op. cit., VOILE/1026

[xxviii] Id.

[xxix] F. Benslama, op. cit., p. 202.

[xxx] Id., p. 294.

[xxxi] Cheikh Bentounès, op. cit., p. 172.

[xxxii] Aldo Naouri, Les filles et leurs mères, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 127.

[xxxiii] J. Chevalier/A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., DESERT/349.

[xxxiv] I. Eberhardt, Lettres et journaliers, op. cit., p. 236.

[xxxv] F. Benslama, op. cit., p. 320.

[xxxvi] Id., p. 120.

[xxxvii] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 64.

[xxxviii] J. Starobinski, Vide et création, op. cit., p. 42.

[xxxix] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 72.

 

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