« Voyage en toi-même »
(Shabestari)
Ce premier périple au Sud oranais fut une véritable « illumination » en ce sens qu’il permit à Isabelle de voir avec clarté la réalité telle qu’elle était. Elle s’était affranchie insensiblement des modèles antérieurs qui troublaient sa vue et posait désormais un regard neuf, critique, sur le monde arabo-musulman; un monde complexe, disparate, jamais en accord avec lui-même, qui changeait constamment de couleur pour faire face aux circonstances mouvantes, ainsi qu’aux aléas de l’existence. Captivée par « les caprices sans cesse changeants de la lumière sur le sol pierreux et rougeâtre, sur les montagnes arides[i] », elle retrouvait dans ces variations la marque du mouvement incessant de la vie errante et de l’infinie diversité de la vie. Voilà pourquoi, en Mai 1904, après un long et morne séjour à Alger où elle éprouvait à chaque instant « une déprimante impression de troupeau[ii] », elle se remit en route pour Oujda, au nord-est du Maroc, où bivouaquait le cheikh des insurgés, Bou-Amama, avec ses hommes armés de dagues et de fusils. Les appels au djihâd de ce « Grand Seigneur » de la tribu des Ouled Sidi-Cheikh contre les forces coloniales françaises et leurs alliés marocains ne la laissaient pas indifférente, car il y avait selon un hadîth rapporté par Tirmidhi et Abu Dâwûd, un dit du prophète qui affirmait sans ambiguïté que « le meilleur des Jihâd est une parole juste adressée à un despote inique[iii] ». Le spectacle de la misère humaine, de cette guerre meurtrière et sanglante, l’avait assommée, l’espérance d’une entente autour d’une « parole commune » (Kalima Sawa) s’avérant tout à fait illusoire. Dans l’incapacité de faire quoi que ce fût pour aider au rétablissement des pourparlers, elle avait donc préféré battre en retraite. Les marabouts ziania de Kenadsa étaient réputés pour être enclins à la « paix » (l’un des sens du mot « islam »). « Les disputes et les rixes » étaient rares en ces lieux, « parce que les gens du commun [avaient] l’habitude de porter tous leurs différends devant les marabouts, qui les calm[ai]ent et leur impos[ai]ent des concessions mutuelles[iv] ». Cependant, depuis que ces derniers, comprenant qu’ils n’auraient aucune chance face à la machine répressive de l’armée coloniale, entretenaient « des rapports de bon voisinage et même d’amitié croissante avec les Français, un sourd mécontentement envahi[ssai]t les cœurs dans le bas peuple[v] ». Isabelle de noter à ce propos : « Personne n’ose élever la voix et critiquer les actes des maîtres. On s’incline, on répète les opinions de Sidi Brahim (marabout de Kenadsa), on les loue, mais, au fond, n’était sa grande autorité morale, on serait tout prêt à le considérer lui et les siens, comme des m’zanat[vi] » (renégats).
Cette expérience du lien d’autorité dans le monde arabo-musulman avait sans doute pesé lourd dans sa destinée. La grande préoccupation d’Isabelle avait toujours été de ne pas se situer du côté des plus forts qui détenaient les rênes du pouvoir, de se tenir près de ceux qui étaient dominés par eux. Certes, Sidi Brahim pensait et agissait avec poids, ordre et mesure, répondant par là même à sa fonction organisatrice, mais comment Isabelle eût-elle pu défendre aveuglément la position de l’autorité du cheikh quand il était « le seul seigneur héréditaire du ksar » ? Sous prétexte qu’il avait mis l’ordre en lui d’abord et qu’il se considérait, de ce fait, comme un « homme parfait », il estimait avoir le droit d’imposer l’ordre autour de lui. « C’[était] lui qui tranch[ait] toutes les questions, et qui, en cas de guerre, nomm[ait] les chefs militaires[vii] ». Certes, l’islam aussi avait une tendance à l’expansion universelle. Ainsi « l’influence maraboutique a[vait] été si profonde à Kenadsa, que Berbères et Kharatine [avaient] oublié leurs idiomes et ne se serv[ai]ent plus que de l’arabe[viii] ». Une fois convertis à la religion musulmane bon gré mal gré, ceux-ci avaient subi la domination arabe et s’étaient adaptés à la loi appliquée par les chioukh[ix] ; les uns, parce que toute résistance n’eût été guère réaliste et qu’il était plus sage de « baiser la main qu’on ne pouvait couper » ; les autres, les esclaves ou les personnes asservies, pour être affranchis. En revanche, si le Coran était fait pour être lu, il se présentait pour être récité et entendu, respectant par cet aspect oral la vieille tradition, qu’elle fût berbère ou africaine, où chacun y allait de son conte, de sa légende ou de sa mélopée, de sa musique de paroles, lors des longues veillées autour du feu. Cela faisait deux siècles que Kenadsa dominait le pays beraber, depuis Bechar jusqu’à Tafilalet[x]. Sans doute la transition s’était-elle avérée longue et difficile. Si bien que les Berbères restaient « toujours jaloux de leurs libertés collectives[xi] ». « La djemâa, l’assemblée des fractions ou des ksour[xii] » était partout souveraine dans le pays. Sauf à Kenadsa, où « l’esprit théocratique arabe avait « triomphé de l’esprit berbère, républicain et confédératif [xiii]». Seulement voilà ! Maintenant qu’on demandait au peuple de se soumettre aux forces coloniales en marche, une colère sourde grondait. A Oujda, le Hadj Mohammed ould Abdelkhaut, chef des Kadriyas, venait d’être sauvagement assassiné par les gens de Bou Amama, au grand dam de Sidi Brahim qui aimait la paix. A présent, une lutte sans merci allait s’engager contre les partisans du vieil agitateur. La « pacification » tournerait à la terreur, vouant la mission d’Isabelle, sa splendide illusion, à l’échec. Ses interlocuteurs n’avaient pas les mêmes idées sur la question, puisqu’ils refusaient d’engager le dialogue. Elle avait embrassé une cause perdue d’avance. Le rôle de « passeur » qu’elle avait assumé de bonne grâce n’était pas réalisable. Il n’y avait pas d’entente possible entre les insoumis, dispersés depuis le ksar de Beni-Ounif jusqu’au M’zab algérien, et les envahisseurs français. De toute évidence, Lyautey, qui incarnait pourtant le courant réformiste de la colonisation, avait occulté une grande partie de la vérité : ce qu’il appelait « conquête pacifique » n’était en fait qu’une autre guerre coloniale, avec sa volonté d’expansion, de puissance, sa longue série de violences, d’exactions meurtrières. Une guerre sale, comme toutes les guerres, et sournoise, par surcroît… Isabelle en avait le cœur tout barbouillé. Ses dernières notes, loin d’être le récit d’un accord, sont le compte rendu tâtonnant d’une chaîne de pensées qui reflètent la confusion mentale dans laquelle elle se trouvait depuis « la dureté figuiguienne et le chaos sombre d’Oudjda [xiv] ». D’autant plus qu’elle se rendait compte que les Seigneurs de guerre, ceux vers lesquels elle avait levé ingénument les yeux, se comportaient en contradiction flagrante avec les principes moraux de l’islam qu’ils prétendaient professer. A la vérité, ils continuaient d’appliquer l’ancien code tribal qui ignorait les notions de Bien et de Mal. Razzier les villages ne provoquait en eux aucun remords. Il était admis qu’on pût tuer, outrager son voisin, par avidité. Hors de la silencieuse et secrète zaouïa, il se passait en effet des choses étranges et effrayantes, de folles actions que les tabous sexuels ne faisaient qu’alimenter. Malgré que l’islam eût condamné ces coutumes tribales ancestrales, il arrivait encore qu’un bel et orgueilleux nomade, qui aimait à jouer sa vie pour les femmes d’une autre « race », prît de force, par la ruse, une belle du ksar, au mépris de sa dignité et de l’honneur de sa famille. Ce qu’Isabelle voyait la conduisait à soulever un problème métaphysique et moral, à savoir le problème du Mal, si angoissant pour elle qui n’avait jamais pu résoudre ses nombreuses contradictions à l’égard de l’« instinct sexuel ». La confrontation avec la façon de faire de ces hommes, affectés par la concupiscence de la chair, lui instillait des doutes, des incertitudes. Pour eux, le sexe, fut-il imposé par la force, ne portait aucun poids moral. Il était moins question du Mal que du Démon qui était partout à l’œuvre. Sur les terrasses des cahutes en pisé où couchaient pêle-mêle les esclaves, Iblîs[xv] poussait inexorablement les corps les uns vers les autres d’un mouvement direct, inquiétant l’esprit troublé d’Isabelle. « La langueur de la nuit chaude mêle des chairs renaissantes de désir[xvi] », écrit-elle. « Une haleine troublante me vient des terrasses. Je sais, je devine, j’entends : ce sont des soupirs, des râles dans la nuit parfumée au cinnamome. Sous les étoiles tranquilles, le rut ardent. […] Sentir que les dents grincent dans des spasmes mortels, que les poitrines râlent… Quelle angoisse! Il me semble que je mordrais la terre chaude, mais la véritable volupté est plus haute, dans la scintillation des étoiles, dans le souvenir des yeux retrouvés et des heures vécues, des heures si bellement perdues[xvii]. »
Isabelle, à qui le désir n’était pas étranger, n’en était pas moins effrayée. Elle savait que l’instinct sexuel ne bornait pas la libido féminine et que sans cette idée que le désir est intimement lié à l’éthique elle eût pu devenir elle-même une débauchée effrénée, car elle était une créature sensuelle. Sa conclusion en matière érotique était chaque fois la même : seule importait la volupté dans l’extase où se mêlaient plaisir des sens et plaisir de l’âme, où était possible la relation singulière entre les subjectivités, les yeux dans les yeux, hors de la coupure maître-esclave. Le véritable amour n’avait rien de commun avec la « rage superbe[xviii] » de la puissance masculine, avec le rut universel qui fomentait la perpétuation de la race humaine. Dans le même temps, cependant, elle était bouleversée par la volupté des « souffles nocturnes » qu’elle attribuait aux esclaves noires affectées par la jouissance des sens. La beauté et la liberté des corps minces et souples, l’enivrement des parfums apportés par le vent, « les émanations africaines » qu’elle respirait « dans les nuits chaudes comme un encens qui montera toujours vers de mystérieuses et cruelles divinités[xix] », l’appelaient irrésistiblement à pénétrer dans un autre monde, un monde inconnu, chthonien (du gr. khthôn, « terre »), gros de « pratiques d’une antiquité fétichiste[xx] », de rites idolâtres, qui la projetaient malgré elle dans l’imaginaire du plaisir originaire de la vie féconde. En effet, bien que rattachés à l’islam, les esclaves soudanais, relativement nombreux en ces lieux, s’adonnaient librement à leurs cultes ancestraux, si contraires à la morale de l’islam, actualisant, par la danse, au rythme du « bondissement sourd des tambours » et « des doubles castagnettes de cuivre, liées aux poignets par des lanières de cuir[xxi] », la mémoire de ce qui paradoxalement était invisible à chacun, mais enraciné au plus profond depuis des siècles, des millénaires: à la fois réminiscences du culte de la jouissance maternelle lors de la conception et de la puissance matricielle de vie et de fécondité de la Terre-Mère perdue.
« Amour signifie renoncer à la pudeur[xxii] », disait une vieille sentence soufie, qui voyait dans le noir la couleur absolue, la lumière divine par excellence. Pourtant, les Arabes passaient leur temps à tourner le dos à leur propre idéal en possédant des esclaves noirs, en s’arrogeant le droit de leur refuser la liberté et la « dignité » (au sens de dignitas, rang civil). Aussi, quand « les Africains noirs chantaient […] un grand hymne d’amour à la fécondité[xxiii] », Isabelle saisissait-elle, émue, que « tout n’est pas grossièreté dans l’exaltation des sens ». Que, si l’affichage du désir était inconnu à l’islam, c’est que « tout jeunes, les Marocains lettrés [étaient] préparés à cacher leur joie[xxiv] » afin de ne pas s’exposer au blâme de la communauté à laquelle ils appartenaient.
Tiraillée qu’elle était elle-même entre les élans les plus profonds de sa sensualité exacerbée qui l’avait mise souventes fois à la merci de la tyrannie du désir, et la pratique de l’ascèse mystique qui portait avec elle « la quiétude des choses qui semblent durer indéfiniment, parce qu’elles s’acheminent doucement vers le néant, sans fracas, sans révolte, sans agitation, sans même un frisson vers l’inévitable mort…[xxv] », elle en était arrivée à penser que, finalement, le lien d’autorité autour duquel s’articulait également le lien entre la femme et l’homme n’était pas si mal. Aussi écrit-elle : « tout amour d’un seul, charnel ou fraternel, est un esclavage, un effacement plus ou moins profond de la personnalité. On renonce à soi-même pour devenir un couple. […] L’amour le plus décevant et le plus pernicieux semble être surtout la tendance occidentale de l’âme sœur. La belle flamme d’Orient dévorante n’a rien de commun avec l’égalité et la fraternité des sexes. Le musulman peut aimer une esclave et l’esclave peut aimer son maître. Cette constatation d’ordre naturel renverse bien des systèmes[xxvi]. »
Par amour, le soufisme entendait un amour infini pour tous les êtres humains sans distinction, ce qui impliquait un certain détachement envers l’amant[e]. Ainsi le mystique jouissait-il d’une force d’âme qui le rendait apte à avancer en solitude, au milieu des circonstances diverses, sans être le jouet des passions exclusives, totalement « libre » et « au-dessus de la mort[xxvii] ». L’unité restait l’objectif absolu. Pour devenir « un autre », à savoir un « homme parfait » (al-insân al-kâmil), toujours attentif au bien d’autrui de manière impartiale, elle devait nourrir une ambition infinie, celle d’aller seule dans la vie, comme « les forts et les saints, les seuls êtres… Les autres [n’étant] que des moitiés d’âme[xxviii] ».
Isabelle d’ajouter, remettant ainsi en cause la possibilité de reconstituer l’unité originaire avec celui qui était la partie masculine de son être: « Qu’à un détour de notre route l’être semblable se soit dressé devant nous, que nous l’ayons rencontré et reconnu, ce qui est rare, une exaltation subite s’emparera de tout notre pauvre moi. Nous croirons à la possibilité de nous compléter et de nous doubler, nous tendrons les bras vers notre image… et ce sera le grand amour… la grande faiblesse! Aimons au-dessus de nous, aimons encore davantage ce qui nous est inférieur. Elevons à nous celui qui saura nous adorer, ou sachons désirer notre élévation[xxix] » – ces recommandations indiquant par là même qu’aimer d’amour, c’est aimer Dieu totalement, le prendre en soi et s’anéantir en Lui, et c’est également chercher à se transcender. Et plus loin :
« Ne jamais donner son âme à la créature, parce qu’elle appartient au Dieu unique ; voir dans toutes les créatures un motif de jouissance comme un hommage au créateur ; ne jamais se chercher dans un autre, mais se trouver en soi-même. Et, sans doute, le plus ignorant des êtres sera déjà très savant si comme tout bon Musulman, il peut unir, sans péché, la Foi à sa sensualité[xxx] ».
Il semble que le rêve (impossible) d’atteindre à l’unité indissociable et divine se soit estompé à la fin de sa courte existence pour laisser uniquement place aux efforts déployés pour l’atteindre. Il ne s’agissait plus pour elle de s’acheminer vers la perfection nomade, avec l’immense solitude pour compagne, mais de se mettre au service de la société musulmane en écoutant son cœur. Telle était l’ambition d’Isabelle à ce moment-là. Suivant le Coran, s’entend, où il est dit que « l’encre des savants est plus précieuse que le sang des martyres et le Jugement dernier s’exercera sur la compréhension des choses bien plus que sur la foi des êtres[xxxi] ».
Son ultime voyage témoigne, comme on le voit, d’une crise profonde qui a le mérite de la rendre à sa Féminité, habitée par le désir de la « connaissance ». Plus sensible aux paroles du prophète qu’aux commandements appliqués par la communauté des dignitaires religieux – les oulémas -, elle commence à renouer confusément avec le monde lointain dont elle est issue, à reconnaître d’où elle vient, revenant du même coup à la première personne du féminin, comme à ses débuts, quand elle signait ses lettres « Mériem » (qui signifie « Marie » en yiddish), sans se sentir juive pour autant. C’est une véritable transformation de l’intérieur, doublée d’un retour à soi, qui se manifeste durant son séjour de trois mois à la zaouïa de Kenadsa. Trois mois de retraite durant laquelle elle observe rigoureusement les jeûnes, allant au bout de son effort pour atteindre l’ « état d’extase mystique » qui la jette dans un ravissement et une félicité tels que, sans l’aide de Sidi Brahim, elle n’en fût point sortie, mettant sa vie en danger. Dans cette recherche d’union intime avec une altérité divine, il y a chez elle, même dans les moments de profond abattement, une foi de l’intériorité qui se rapporte directement à Dieu, mais aussi un espoir imperturbable, entretenu au fond d’elle-même : celui de trouver la « paix » avec elle-même, assurée par la méditation solitaire et la résignation. Le soufisme lui offrait à cet effet un éventail de techniques ésotériques pour vivre mieux la vie de tous les jours et accepter les imperfections du monde. La compréhension de soi acquise durant la retraite, loin d’être un rempart de protection contre la souffrance et les tracas de la vie ordinaire, éveillait à une éthique de la « présence réelle » qui aboutissait au devoir de se dévouer à l’intérêt d’autrui. L’expérience de la « voie » ou « chemin » de la connaissance (mots qui renfermaient une idée de droiture et d’excellence dans la perspective de la foi monothéiste[xxxii]) était l’opposé même de l’ataraxie, de l’indifférence envers le monde, déclenchée par le kif. Au contraire, celui qui réussissait à se déprendre des passions imposées par le « Moi tyrannique » était non seulement en état de jouir sereinement de la beauté du monde et des êtres, mais encore de déployer toutes ses ressources de compassion pour autrui.
En effet, Isabelle aime à noter la beauté des paysages et des ciels du Sud oranais qu’elle trouve « d’une profondeur religieuse[xxxiii] ». Elle parle aussi beaucoup de la beauté des chants, de la beauté noire des esclaves soudanaises, ainsi que de « l’art de porter les haillons[xxxiv] », propre aux femmes douï-menia pour qui « la pauvreté [était] une chose naturelle et non une déchéance[xxxv] ». L’intérêt qu’elle porte à la Beauté est particulièrement intéressant. Car il est peut-être permis d’y voir une allusion à la parole du prophète, tant chérie par les soufis : « En vérité, Dieu est beau et aime la beauté[xxxvi]. » Ainsi, elle écrit:
« Dieu est Beauté. En ce mot se résume tout : le Bien, la Vérité, la Sincérité, la Pitié… Tous ces mots ne sont faits que pour désigner, selon les manifestations diverses, la Beauté qui est Dieu lui-même. Avec cette foi-là, animé de cet esprit, l’homme devient fort […] Pour employer le mot vulgaire, il devient marabout. « Quoi que tu fasses, d’où que tu sortes, où que tu entres, dis : ‘Bismillahi, Rahmani Rahimi’, a dit le savant et inspiré cheikh Ecchafir’r, prophète de Dieu. Mais ce qu’il enseigne, ce n’était pas, en commençant une action, de dire : ‘Au nom de Dieu !’ Il enseignait de ne rien faire, si ce n’est au nom de Dieu, c’est-à-dire de toujours faire uniquement ce qui est beau, donc bien et vrai. Inutile, en effet, de dire ‘Bismillah’ en commençant une action laide, donc contraire à Dieu ! En toute chose, il faut s’attacher à trouver d’abord ce qui est divin : l’Immanence divine et éternelle[xxxvii] ».
Il faut se rappeler que dans l’œuvre du plus grand des maîtres soufis, Ibn Arabi, appelé al Shaykh al-Akbar[xxxviii], la Féminité est la forme sous laquelle Dieu se manifeste le mieux[xxxix]. Lui-même allait jusqu’à se reconnaître dans la posture d’être « la femme de Dieu[xl] » quand il se livrait à l’expérience mystique. Aussi, pour de nombreux soufis, la grossesse et les douleurs de l’accouchement servaient-elles à évoquer l’évolution spirituelle de l’homme[xli]. D’ailleurs, cette insistance sur la nécessité de l’effort et de la douleur pour prendre le chemin de la connaissance, se manifeste très clairement dans les derniers écrits d’Isabelle Eberhardt. Elle considère qu’il n’y a pas d’autre possibilité pour goûter aux bienfaits des plaisirs de la vie féconde et connaître la félicité.
Certes, elle s’emmêle, comme toujours, dans ses contradictions. D’une part, elle admet que, pour écrire, il faut s’arracher à « la vie contemplative, la plus douce mais aussi la plus stérile de toutes » en s’appliquant à faire ce que l’on dit. Et d’illustrer sa réflexion par la citation biblique : « ‘Tu enfanteras dans la douleur’, fut-il dit à la première femme, et pareille obligation pesa sans doute sur les destins des premiers Prométhée de la pensée, du premier Héraclès de l’art. Une voix secrète a dû lui dire : ‘Quand ton esprit ne sera plus à la torture, quand ton cœur ne souffrira pas, quand ta conscience ne te fera pas subir d’interrogations sévères, tu ne créeras pas[xlii].’ »
D’autre part, cette façon de penser restait sans doute l’unique réponse qu’elle avait eu à opposer à sa nostalgie (du grec nostos, « retour », et suffixe – algie) d’une plénitude qui rendait inutile la fécondité de l’esprit et menait nombre de voyageurs à la quête de l’oubli dans les fumeries de kif, à l’assoupissement critique, à l’ataraxie susceptible d’apaiser tous les troubles, toutes les douleurs.
[i] Œuvres complètes II, op. cit., p. 355.
[ii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 28.
[iii] Cf. A. Al-Juhayni/ M. Mustafa, L’islam & L’autre, op. cit., p. 93.
[iv] Œuvres complètes I, op. cit., p. 265.
[v] Id.
[vi] Id.
[vii] Id., p. 264.
[viii] Id., p. 265.
[ix] Chioukh (pl. de Cheikh) : chefs de confrérie.
[x] M. O. Delacour/J. R. Huleu, Sables. Le roman de la vie d’Isabelle Eberhardt, Paris, Liane Levi, 1986, p. 277.
[xi] Œuvres compètes I, op. cit., p. 264.
[xii] Id.
[xiii] Id.
[xiv] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 103.
[xv] Iblîs : ange déchu qui séduisit Adam et Eve pour les faire chasser du paradis.
[xvi] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 121.
[xvii] Id.
[xviii] Id., p. 140.
[xix] Id., p. 174.
[xx] Id., p. 116.
[xxi] Id.
[xxii] A. Schimmel, op. cit., p. 191.
[xxiii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 121.
[xxiv] Id., p. 128.
[xxv] Id., p. 129.
[xxvi] Id., p. 181.
[xxvii] Id.
[xxviii] Id., p. 182.
[xxix] Id., p. 181.
[xxx] Id., p. 182.
[xxxi] Elie Faure, L’âme islamique dans L’islam, passion française, op. cit., p. 50.
[xxxii] Le Coran I, trad. de D. Masson, Lexique, DIRECTION, Paris, Folio, 1967.
[xxxiii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 29.
[xxxiv] Id., p. 153.
[xxxv] Id., p. 155.
[xxxvi] A. Schimmel, op. cit., p. 211.
[xxxvii] I. Eberhardt, Journaliers, op. cit., p. 178.
[xxxviii] Ibn Arabi : Murcie, 1165 − Damas, 1240. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont les plus célèbres sont le Futûhât al-Makkiya (les révélations mecquoises) et le Fuçuç al Hikam (La sagesse des Prophètes).
[xxxix] Journaliers, op. cit., p. 122.
[xl] F. Benslama, op. cit., p. 229.
[xli] Journaliers, op. cit., p. 113.
[xlii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 304.