Les enfants du pays de Cham

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« Tu comptes les pas de ma vie errante. Recueille mes larmes de ton outre. Ne sont-elles pas inscrites dans ton livre ? »

(Ancien testament. Psaume LVI, 9)

 

En parallèle à son réel souci d’œuvrer au perfectionnement moral pour elle-même, Isabelle se préoccupait donc activement et parfois démesurément de tous ceux qui avaient eu leur lot de malheurs et de souffrances. Elle cherchait à comprendre les petites gens sans les condamner, à les aimer comme ils étaient en dépit de leurs travers, de leurs faiblesses spirituelles et morales, au point de choquer profondément l’opinion qui lui était contemporaine. Avec cette force de volonté singulière d’honorer, de rendre justice à ceux qu’on n’écoutait pas, en s’engageant à trouver la juste traduction de leurs maux (ou mots). Fortement influencée par le courant soufique, elle écrivait parfois simplement pour cela. C’était pour elle une exigence éthique. Là était sa responsabilité vis-à-vis de la communauté musulmane. Très vite, néanmoins, son enthousiasme fut mis à mal par l’incompréhensible violence de la guérilla, « les mois de querelles sanglantes, de djiouch, de harka, d’escarmouches, toute une épopée étrange et surannée que les improvisateurs bédouins, chameliers ou mokhazni illettrés, commen[çaient] à chanter en des complaintes naïves[i] », dont elle copiait et traduisait patiemment les paroles afin de les faire connaître aux futurs lecteurs. La division entre communautés nomades et sédentaires, les inimitiés entre caïds, les razzias entre tribus, les affaires de butin mal partagé, la désolaient. De plus, « les Marocains abhorr[ai]ent les Algériens, qu’ils considér[ai]ent comme des renégats. » Et suprême consternation : « oubliant les principes de tolérance de l’Islam pur, [ils] nourriss[ai]ent une haine irréconciliable contre chrétiens et m’zanat[ii] ».

Si l’on y regarde de près, ce texte témoigne d’une vision incroyablement désabusée des rapports humains. Tout ce qui lui avait permis de s’ouvrir pleinement à la vie avec confiance et amour se dérobait maintenant sous ses pas. Au comble du dégoût, elle était témoin de la cruelle réalité d’une guerre de coups de main entre musulmans et, laissant libre cours à son amertume, elle reconnaissait qu’il n’y avait pas grand chose à attendre de ce bas-monde. Il fallait en convenir, tout était désillusion. Sa seule protection contre les pensées sombres était l’avertissement de son vieux maître Abou Naddara qui, des années après, retentissait encore à ses oreilles : « Méfie-toi du désespoir ! Car il ouvre la porte à Azraël, l’Ange noir de la Mort ». Alors, elle poursuivait la tâche qui lui était destinée, sans grande illusion. Pourtant, au-delà de la violence et de la faiblesse humaines, quelque chose de lumineux, d’extatique, ressemblant à une plénitude, planait sur la réalité du Sud oranais ; de sorte que, en dépit de la fatigue, de l’abattement, Isabelle était prompte à s’émerveiller, à vivre des moments de joie et d’exaltation enfantine, à se griser de Beauté. Elle se disait que malgré « la sinistre impression de l’arrivée et de l’effroi (que lui avaient inspiré) ces êtres exaspérés, poussés à bout, retournant à l’animalité sauvage[iii] », il était encore par bonheur des coins de pays qui pouvaient « rendre aux âmes les plus lasses le frisson qu’elles croyaient perdu à jamais »[iv]. Ainsi, Oudjda, « en ces quartiers éloignés où ne grouill[ait] plus la tourbe famélique, […] relev[ait] ses voiles de deuil et d’épouvante, Oudjda souri[ai]t, blanche et rose, enserrée de murailles sarrasines aux créneaux élégants et d’oliviers murmurants[v] ». C’était un peu comme la sérénité de la nature quand elle s’apaise après l’orage.

Insensiblement, la solitude amenait Isabelle à s’interroger plus lucidement. Si elle voulait remplir son rôle de Témoin, il lui fallait accepter l’imperfection du monde, la finitude de l’homme, ses limites. Être sincère et droite et faire ce qu’elle estimait juste et vrai. Mettre en lumière les dérives de la société marocaine, son dédain envers les Algériens, ainsi que son refus de traiter les « minorités » sur un pied d’égalité, en les reléguant dans un Mellah, ce « quartier où s’entass[ai]ent les Beni-Israel besogneux, prolifiques, courbés sous le joug musulman, sans voix à la djemâa », ou bien encore en ne faisant pas cas des kharatine noirs, moins bien traités que n’importe quel autre musulman.

Les coups de main et les rivalités entre tribus l’obligeaient à réviser certaines idées chimériques sur le monde arabo-berbère. Abasourdie, elle découvrait non seulement que les habitants des ksours étaient contrôlés par des tribus nomades, voire frappés d’une contribution de guerre, payant de leur vie leur refus ou même leur mauvaise grâce à s’exécuter[vi], mais encore que les élites traditionnelles restaient favorables à l’institution de l’esclavage !

Il est important de noter que l’horrible sort des Noirs d’Afrique, brutalement arrachés à leurs villages, enchaînés, cravachés, vendus sur les marchés d’esclaves de Tombouctou et de Gao, ou bien échangés à Ouargla comme une marchandise, un bétail, pour la satisfaction des besoins des nomades et des sédentaires sur toutes les terres d’islam, avait suscité très tôt l’intérêt d’Isabelle Eberhardt. Déjà en Mai 1898, dans une lettre adressée sous le nom d’emprunt Mériem[vii] bent Abdallah à son ancien ami Ali, elle mentionne en effet être en possession de « notes sur l’esclavage[viii] ».

 

Les voies terrestres empruntées par le trafic caravanier transsaharien des esclaves capturés en Afrique noire sont aujourd’hui assez bien connues : de Tombouctou et de Gao, une route se dirigeait au nord vers le Touat, où elle bifurquait d’un côté vers le sud-est du Maroc et la région de Marrakech, de l’autre vers Tripoli via Ghadamès. Et plus au nord-est du Touat, vers Ouargla. Même s’il est avéré que l’esclavage a préexisté bien avant l’avènement de l’islam dans le monde arabe et africain, l’on sait désormais que c’est avec l’apparition d’un empire musulman au VIIème siècle qu’est né le cadre du système économique, générateur de profit, qu’on appellera la traite arabo-berbère ou la traite négrière. Un phénomène historique et culturel complexe qui bouleversa tout particulièrement le continent africain et fit, selon le journaliste Jérôme Gautheret[ix], le lit du racisme, véhiculant l’image d’un Noir africain inférieur, proche de l’animalité et, à ce titre, appelé à être acheté, loué, vendu à des commerçants de passage ou échangé contre un sac de dattes, de sel ou d’épices, à la guise du maître, sinon émasculé, transformé en eunuque, une fois amené en Egypte. Aux seules fins de légitimer la traite, si lucrative, les dignitaires religieux – les oulémas − n’hésitaient pas à faire appel à la loi islamique, c’est-à-dire à la sharia, laquelle n’interdisait pas l’esclavagisme des populations vaincues (blanches incluses) lors d’une guerre ou d’une razzia et allait, pour se justifier, jusqu’à invoquer la suprématie de « la race prédestinée de Sem[x] » qui se fondait sur le récit biblique de la malédiction proférée par Noé contre son petit-fils Kanaan[xi] (Genèse 9 : 20-27). Tout cela pour une faute que le père de ce dernier, appelé Cham et considéré dans la tradition juive comme l’ancêtre des Noirs, avait commise. (« Maudit soit Kanaan, il sera serviteur des serviteurs de ses frères ! » (Genèse IX, 25)). Malédiction que suivaient les bénédictions pour les deux frères, Chem et Yaphet, qui s’étaient interdit de regarder leur père nu en le couvrant d’une tunique[xii]: « Béni soit l’Eternel, Dieu de Sem, et que Kanaan soit leur esclave ! » (26) « Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit leur esclave ! » (27)

Or, du point de vue du Coran, il est tout à fait inacceptable de punir une personne pour une faute commise par un proche, une personne ne pouvant être sanctionnée pour la faute de son frère, de son père, de son fils ou de son ami[xiii]. Mais, pour aussi précis que puisse être le verset de la sourate qui fait dire de la bouche du prophète Yûsuf (Joseph) : « A Dieu ne plaise, que je retienne un autre que celui chez qui notre coupe a été trouvée! Nous serions alors vraiment injustes[xiv] », l’interprétation douteuse du récit ne fut pas vraiment remise en cause par la communauté des oulémas. Malgré le fait que le prophète eut proposé d’améliorer le sort des esclaves en encourageant l’affranchissement de tous ceux qui prononçaient le Témoignage de l’Islam, comme il l’avait fait pour Sidi Belal, son compagnon noir, il n’en demeure pas moins que les esclaves (abid en arabe), une fois libres juridiquement, restaient au service de leur ancien maître, sous le nom de kharatine (serviteurs), par héritage de père en fils.

 

Sitôt entrée dans les ruelles étroites de Kenadsa, Isabelle s’était étonnée de ce que les Noirs fussent si nombreux. « A part quelques familles berbères, tous les habitants du grand ksar [étaient] kharatine noirs. A la zaouiya, l’élément soudanais ajout[ait] encore une note de dépaysement plus lointain[xv]. »

Quelle ne fut pas ensuite sa stupeur de découvrir que ceux qui vivaient et travaillaient à la zaouïa avec leurs femmes et leurs enfants, n’étaient ni plus ni moins que des esclaves, bien qu’ils fussent pour la plupart convertis à l’islam! Isabelle aimait trop la justice, la liberté, pour ne pas être sensible à l’asservissement de ces hommes réduits à l’état de biens matériels qui n’accédaient jamais au statut de sujet et dont la condition de domestique évoquait au demeurant l’aliénation intolérable de la force de travail des femmes.

A ce propos, Isabelle écrit en marge d’une lettre :

« La femme, elle, sera tout ce qu’on voudra, mais il ne m’est pas démontré que les hommes soient désireux de la modifier autrement que dans les limites de la mode. Une esclave ou une idole, voilà ce qu’ils peuvent aimer – jamais une égale[xvi]. »

Etant passée elle-même par d’innombrables vicissitudes, Isabelle n’eût su tolérer plus longtemps une telle iniquité de la part d’une religion qui se prétendait morale, juste et égalitaire. Aussi dresse-t-elle un tableau accablant de l’esclavagisme dans le monde arabo-berbère :

« Fils de captifs du Souah et du Mossi, les pères de ces esclaves sont venus à Kenadsa, après de longues souffrances et des pérégrinations très compliquées.

Pris d’abord par des hommes de leur race au cours des perpétuelles luttes des villages et des roitelets noirs, ils ont été vendus aux trafiquants maures, puis remis entre les mains des Touareg ou des Chaamba, qui, à leur tour, les ont passés aux Berabers[xvii]. »

Et d’ajouter plus loin :

Même si « tous ces esclaves possèdent des maisons au ksar, des jardins dans les palmeraies, même de petits troupeaux » ; même s’« ils vendent la laine, la viande, les dattes pour leur propre compte […] ils restent astreints à travailler pour leurs maîtres[xviii] ».

Non qu’Isabelle eût éprouvé une fascination pour les Noirs, loin s’en faut. A l’évidence, elle n’était pas tout à fait exempte des vieux préjugés de « race » qui composaient (et composent encore) le paysage mental du monde arabo-berbère, ceux-ci eussent-ils été aussitôt contrecarrés chez elle par une vive compassion (arrahîm, en arabe) ; cette compassion qui est le fait de contenir l’Autre en soi. Elle en convenait : du fait de son immaturité affective et intellectuelle qui l’avait empêchée de se les représenter comme des semblables, elle avait éprouvé « puérilement tout d’abord, en face de [ses] frères les Noirs […] une impression invincible de non-humanité, de non-parenté animale[xix] » ; impression nourrie de l’ignorance, de sa totale méconnaissance de ce peuple. Dans ses récits, il arrive qu’elle fasse usage des stéréotypes dans lesquels Arabes et Berbères (Kabyles, Chaouis, Touareg, etc…), classaient les Noirs, ayant recours à des qualificatifs propres à l’animal, singe ou fauve, des termes odieux qui révélaient, par projections, sa propre part de ténèbres, d’étrangeté, dans cette petite communauté marocaine où elle ne reconnaissait rien, où rien n’allait de soi. Du coup, tous les sentiments primitivement éprouvés, auxquels Isabelle résistait vaillamment, loin de Slimène, venaient à être transposés sur « l’autre femme », la femme noire, inquiétante et redoutée, en tant que corps de désir et puissance vitale. Il faut dire qu’elle subissait jour après jour dans sa chair les effets de sa nature sensuelle, de ses désirs inassouvis, inavouables mais bien réels, et qui dans « la divine solitude de toute [s]a chair offerte à la nuit du Sud[xx] », ne trouvaient pas de repos. Qu’elle fût prise d’accès de fièvres en raison de ses voyages dans des régions insalubres ne faisait qu’exacerber l’insatiabilité, « l’ardeur éternelle des sens », représentée dans son délire par la danse voluptueuse des « négresses au corps mince et souple […], tourbillonnant entre les poussières du désert aux soirs de sirocco » et dont les « mains sombres agitaient les doubles castagnettes en fer des fêtes soudanaises[xxi] ».

Du fond de sa solitude, les rires de gorges des esclaves qui fusaient de la porte entrouverte résonnaient dans son corps brûlant comme le son du tambour. Au point qu’on pourrait même soupçonner que, précipitée dans l’« abîme noir » de la crainte de la mort que favorisaient les poussées de fièvre, l’intolérable brûlure de la soif et du manque, les voiles adventices qui dissimulaient ses tendances homosexuelles, (« plaquées » sur une hétérosexualité accomplie, comme dirait Pascal Hachet), n’étaient pas loin de se déchirer.

« Je les avais vues », écrit-elle, « j’avais entendu leurs rires de gorge semblables à de sourds gloussements, j’avais senti sur mon front brûlant les souffles chauds que soulevaient leurs voiles. Elles avaient disparu, me laissant le souvenir d’une angoisse inexprimable… Où étaient-elles maintenant ? Mon esprit fatigué cherchait à sortir des limbes où il flottait depuis des heures ou depuis des siècles : je ne savais plus[xxii]. »

Elle ne se sentait pas de taille à donner un nom à cette angoisse énigmatique. Couchée sur une natte, en proie au paludisme qui la terrassait à intervalles réguliers, pâtissant de la chaleur accablante, elle doutait de la réalité de son moi, lequel lui paraissait terriblement changeant, mouvant comme le sable du Sahara sur les dunes désertiques au commencement de l’automne. Encore que, dans son for intérieur, elle sût pertinemment qu’elle ne pourrait accéder aux principes de tolérance de l’islam qu’en se libérant des fausses idées, des pensées stables et établies, des méfaits du mensonge en religion comme en politique, ou pour le moins en se défiant du sens commun, en s’efforçant non pas de s’adapter à ce qu’elle était dans le regard ou l’opinion de l’Autre, mais d’être à chaque fois un autre être, toujours en devenir… Si elle voulait concilier l’esprit et le cœur, si elle voulait « attendre sans crainte et sans impatience l’heure inévitable de l’éternité[xxiii] », ne plus craindre l’Autre monde « subissant des lois différentes de celles qui régissent le monde de la réalité[xxiv] », elle devait remettre en cause ses certitudes les plus tenaces, faire face à cette part cachée d’elle-même qui l’effrayait, et risquer sa subjectivité.

« Ce serait une bien curieuse étude à écrire que celle des esclaves qui vivent ici », note-t-elle, sans chercher à s’épargner. « Il faudrait, pour le tenter, n’avoir ni préjugés de droite ni préjugés de gauche, faire de l’histoire naturelle autant que de l’histoire sociale. Il faudrait, je le sens, être guéri du préjugé des races supérieures et des superstitions des races inférieures[xxv] ».

Il est fort regrettable que le sort ne le lui en ait pas vraiment laissé le temps. Car, si sa santé ne s’était pas dégradée à ce point, elle eût sûrement tenté la traversée du grand désert avec ses nouveaux amis, « le Berbri El-Hassani et le nègre Mouley Sahel[xxvi] » afin « de voir beaucoup de choses et de s’instruire[xxvii] ». Sans doute eût-elle poursuivi son voyage jusqu’à « la terre de Cham[xxviii] », surnommée aussi « le Pays des Noirs ». Comme si elle eût subodoré de nombreuses similitudes entre le sort tragique des esclaves noirs – arrachés au Soudan par la force du poignard et du fusil, enchaînés, privés de droits et de soutien, condamnés à la servitude après une longue marche de trois mois à travers le Sahara sous le fouet, si toutefois ils en réchappaient, car ils mouraient en grand nombre, de faim, de soif, d’épuisement − et le destin des juifs captifs, jadis déportés à Babylone[xxix] après la destruction du temple de Jérusalem, réduits de même à l’esclavage dans l’Egypte[xxx] pharaonique (d’où ils s’enfuirent sous la houlette d’airain de Moïse, poussant devant eux chèvres et chameaux…) avant que de subir, de siècle en siècle, l’horreur d’être pourchassés, persécutés, poussés sans cesse sur les chemins de l’exil et de l’errance, n’ayant pas de pays à eux. Comme si sa quête l’eût menée instinctivement sur le chemin des Hébreux qui arpentèrent le grand désert vide pour aller vers « cette Thébaïde[xxxi] silencieuse[xxxii], avec dans leur maigre bagage le Livre d’Abraham.

 

Quoi qu’il en fût véritablement, il est certain qu’Isabelle avait un souci très aigu de la reconnaissance des différences. Si bien qu’elle ne cessait jamais d’apprendre, de voir, de connaître, toujours désireuse de conduire l’expérience de l’altérité, philosophie du Ramadhane[xxxiii], jusqu’à son terme. Pour ce faire, elle n’hésitait pas à se propulser dans une liberté téméraire et périlleuse, se hasardant dans les bas quartiers, les « Villages Nègres », où les habitants des villes « européennes » ne mettaient jamais les pieds, ou bien dans les ruelles étroites, tortueuses et obscures des ksour les plus éloignés, poussant parfois l’audace de rendre visite aux hétaïres des maisons de tolérance afin d’explorer le lieu des amours vénales, zones interdites aux hommes de troupe. Et pourtant, elle avait été victime de la censure éditoriale pour son « portrait de l’Ouled Naïl » jugé trop osé pour l’époque. Un récit inspiré d’une jeune prostituée « issue de la race farouche des Chaouiyas de l’Aurès[xxxiv] » qu’elle avait interviewée deux ans auparavant « dans l’une des cahutes croulantes du Village-Nègre de la triste et banale Batna, complément obligé des casernes de la garnison[xxxv] ». Il est peu probable qu’Achoura ben Saïd ait été réellement une de ces Ouled Naïls[xxxvi], conduites par les traditions de leur tribu à adoucir la vie des nomades du désert par le chant, la danse et la musique, puisque l’usage de la prostitution « sacrée » avait déjà disparu, mais la jeune femme avait peut-être reconnu en Isabelle le témoin idéal, celui qui saurait enfin mesurer la valeur de son acte, le sens de son choix de vie, et lui rendre ainsi toute sa vérité. Ainsi donc lui avait-elle raconté comment elle avait été donnée en mariage à un homme âgé qui ne la désirait pas. Ecartée de l’humanité, elle se savait vouée à l’effacement, à l’enfermement. Mais elle s’était suffisamment indignée pour vouloir échapper à l’union non consentie, « à l’ennui lourd d’une existence pour laquelle elle n’était pas née[xxxvii] », quitte à finir dans la turpitude d’une maison d’abattage réservée aux troupes de la garnison, à passer par « les brutales ivresses des orgies obligées », avec toutefois l’ambition que le sacrifice de son corps servirait au moins à vivre d’elle-même, à lui assurer une certaine autonomie. Car, nous dit Isabelle : « Comme toutes les filles de sa race[xxxviii] », elle « regardait le trafic de son corps comme le seul gage d’affranchissement accessible à la femme. Elle ne voulait plus de claustration domestique, elle voulait vivre au grand jour et n’avait point honte de ce qu’elle était[xxxix]. » Cependant, alors qu’Achoura revendiquait son acte, selon la tradition des femmes de son clan, vouées jadis à égayer les hommes qui vivaient loin de leur famille, souvent pendant des mois, d’autres jeunes filles, dont les traditions étaient différentes de celles des Ouled Naïls, oubliaient, dans la révolte, « leur devoir de vivre », succombant à la tentation du suicide. D’aucunes se pendaient avec leur « longue ceinture de soie, sans un mot de confidence, en isolée[xl] » ; d’autres se jetaient dans le puits, comme Zeheira la Kabyle[xli], plutôt que de subir un mariage odieux.

Outre qu’Isabelle paraissait en savoir long sur le triste sort des gens du peuple, accablés par la misère, la cruauté de l’Histoire, de la Tradition, écrasés par l’injustice sociale, elle ne manquait pas de prendre acte du déséquilibre entre les sexes. Des « populations indigènes » elle connaissait mieux que quiconque les us et coutumes, les croyances insolites, ancestrales, qui étaient probablement comme une botte secrète pour résister aux épreuves accablantes, aux humiliations infligées, aux conquêtes successives, à la « frayeur » (khal’a dans les arabes dialectaux du Maghreb) qui se répandait en eux jusque dans leur sommeil.

« On m’a souvent reproché de me plaire avec les gens du peuple, écrit-elle. Mais où donc est la vie, sinon dans le peuple ? […] Je n’étais pas faite pour tourner dans un manège avec des œillères de soie. Je ne me suis pas composé un idéal : j’ai marché à la découverte. Je sais bien que cette manière de vivre est dangereuse, mais le moment du danger est aussi le moment de l’espérance. D’ailleurs, j’étais pénétrée de cette idée : Qu’on ne peut jamais tomber plus bas que soi-même […] Bien des fois, sur les routes de ma vie errante, je me suis demandé où j’allais et j’ai fini par comprendre, parmi les gens du peuple et chez les nomades, que je remontais aux sources de la vie, que j’accomplissais un voyage dans les profondeurs de l’humanité[xlii]. »

Nul doute que derrière la passion de l’errance et du nomadisme se cachât la nostalgie des origines, la nostalgie d’une unité première, d’un lieu ancestral introuvable, enfoui dans la mémoire, où tout était plus pur, et dont elle reconnaissait toute la folie, maintenant qu’elle avait ressaisi la valeur humaniste de l’incertitude, présente dans l’islam[xliii]. A force de conquêtes, d’invasions, de déplacements incessants, toutes ces histoires de races, d’origines, n’avaient pas de sens, pas d’existence.

« N’est-ce pas la terre qui fait les hommes ?… », s’interroge-t-elle, en effet. « A quel moment nos races du Nord pourront-elles se dire indigènes comme les kabyles roux et les ksouriennes aux yeux pâles ? Ce sont là des questions qui me préoccupent souvent[xliv]. »

On est bien loin de ce qu’elle écrivait cinq ans auparavant (le 4 août 1899), quand elle cherchait à se conformer en tout point au rêve chimérique et orgueilleux de la pureté de la souche qui se retrouve encore aujourd’hui dans toute la zone où s’est répandue la civilisation sémitique et – beaucoup plus tard – l’islam[xlv] : « Ici, loin des grandes villes du Tell, point de ces êtres hideux, produits bâtards de la dégénérescence et d’une race métissée, que sont les rôdeurs, les marchands ambulants, les portefaix, le peuple crasseux et ignoble des Ouled-el-Blassa. Ici, le Sahara âpre et silencieux, avec sa mélancolie éternelle, ses épouvantes et ses enchantements, a conservé jalousement la race rêveuse et fanatique venue jadis des déserts lointains de sa patrie asiatique[xlvi]. »

Bien entendu, il n’est pas impossible qu’elle ait cherché, par peur, une peur jamais vraiment oubliée, à nier une hybridité réelle, à prouver à qui voulait bien l’entendre qu’elle était issue d’une lignée « aryenne[xlvii] » (qui signifie « noble » en sanscrit), celle-ci étant survalorisée au tournant du siècle… Comme il est aussi bien vraisemblable que, par l’invention d’une ascendance à la fois turque et « mongole », elle ait voulu user d’un subterfuge pour, d’une part, rappeler la fraternité de sang des juifs et des musulmans ; de l’autre, pour ne pas trahir la mémoire de la généalogie maternelle. Et cela malgré le fait que l’image de l’Israélite barbare, « à l’allure mongole[xlviii] », résolu à conquérir la planète, était, comme le souligne justement Elisabeth Roudinesco dans Retour sur la question juive, caractéristique du discours antisémite de l’époque. Pour Isabelle, être musulman, c’était croire à une religion universelle. Il est par ailleurs à noter que les sources rabbiniques révèlent l’existence dans le Mzab algérien de nombreux « juifs cachés[xlix] » qui vivaient parmi les nomades dont ils avaient adopté les signes extérieurs de l’islam, la langue, les coutumes, les habitudes et les vêtements. A tel point que la similitude de vie, leurs nombreux points communs, avaient amené petit à petit, jusque dans leur être, à une complète assimilation. Le plus étonnant, c’est qu’en cette fin de décembre 1903, Isabelle apprenait que le Sud du Maroc, loin d’être territoire du vide, dépourvu de vie humaine, était à l’inverse un lieu de rencontre et de métissage, un lieu infiniment ouvert qui ne se connaissait pas de frontières. En définitive, à Kenadsa, la plupart des hommes, qu’ils fussent berbères, juifs ou de descendance africaine sub-saharienne, étaient arrivés, dans un passé éloigné, du « Pays des Noirs », à savoir de l’Egypte, de l’Ethiopie, de la Nubie (actuel Soudan). Ils étaient tous issus de la branche cananéenne de Cham, l’Africain. Ils avaient le même ancêtre, procédaient de la même lignée. Il n’y avait donc pas de rupture à Kenadsa entre les hommes, mais plutôt une continuité.

[i] Id., p. 480.

[ii] mzana’t : renégat. (Œuvres complètes I, op. cit., p. 249. )

[iii] Id., p. 218.

[iv] Id., p. 216.

[v] Id., p. 218.

[vi] Voir E. Girault, op. cit., p. 201.

[vii] Mériem est un prénom yiddish.

[viii] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 185.

[ix] Jérôme Gautheret, Traites négrières, esclavage : les faits historiques. Le Monde. Mardi 10 janvier 2006.

[x] Sem : Personnage biblique (Genèse, V-X), fils de Noé. Ancêtre supposé des peuples sémitiques. Voir I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., p. 295.

[xi] Marc-Alain Ouaknin, Lire aux éclats. Eloge de la caresse, Paris, Seuil, 1994, p. 195.

[xii] Id.

[xiii] A. Al-Juhayni/M. Mustafa, L’islam & l’autre, op. cit., p. 42.

[xiv] Id.

[xv] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 246.

[xvi] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 105.

[xvii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 246.

[xviii] Id., p. 247.

[xix] Id.

[xx] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 121.

[xxi] Id., p. 160.

[xxii] Id., p. 161.

[xxiii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 297.

[xxiv] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 161.

[xxv] Œuvres complètes I, op. cit., p. 247.

[xxvi] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 184.

[xxvii] Id., p. 185.

[xxviii] Personnage biblique (Genèse, V-X), fils de Noé, père de Canaan, ancêtre éponyme des Chamites (selon la Bible : Égyptiens, Éthiopiens, Somalis. Il est montré comme un fils irrévérencieux dans l’épisode où il découvre à ses frères la nudité de leur père ivre. Notes de route, op. cit., p. 303.

[xxix] La première déportation à Babylone eut lieu en 598 avant J.-C. ; la deuxième en 587 avant J.-C., celle-ci se prolongeant jusqu’en 538 avant J.-C. (Sur ordre de Cyrus, les Juifs regagnent alors la Palestine et le temple de Jérusalem est reconstruit.)

[xxx] Ce que les Hébreux ont laissé comme traces de leur séjour en Egypte est très vague, mis à part les données des Ecritures saintes.

[xxxi] Egypte des hébreux.

[xxxii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 145.

[xxxiii] Ramadan : mois de jeûne, d’abstinence absolue et de tolérance.

[xxxiv] Lettres et journaliers, op. cit., p. 356.

[xxxv] Id., p. 357.

[xxxvi] Ouled Naïls : Jadis, prêtresses d’amour qui cultivaient le chant et la musique et dont la danse signifiait ou mimait l’acte d’amour.

[xxxvii] Id., p. 357.

[xxxviii] Achoura ben Saïd était issue de la « race » des Chaouiya de l’Aurès.

[xxxix] Id., p. 358.

[xl] Œuvres complètes I, op. cit., p. 270.

[xli] Journaliers, op. cit., p. 221.

[xlii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 241.

[xliii] La vérité vient de Dieu. L’homme est libre de croire ou de persister dans l’incrédulité dit le Coran.

[xliv] Œuvres complètes I, op. cit., p. 296.

[xlv] Germaine Tillon, A la recherche du vrai et du juste, Paris, Seuil, 2011, p. 309.

[xlvi] Lettres et journaliers, op. cit., p. 90.

[xlvii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 158.

[xlviii] E. Roudinesco, Retour sur la question juive, op. cit., p. 76.

[xlix] Maurice Dorès, Traces juives en Afrique dans Aleph, beth, op. cit., p. 14.

 

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