Al-Sâlik (Le Voyageur)

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« J’effacerai les mauvaises actions de ceux qui ont émigré. »
(Sourate 3)

« Celui qui émigre dans le chemin de Dieu trouvera sur la terre
de nombreux refuges et de l’espace. »

(Les Femmes – Sourate 4)

 

Faire caracoler la majestueuse jument blanche de Robert Randau[i], sans être désarçonnée ; chevaucher pendant de longues heures en pleine lumière dans le silence jusqu’au jour baissant, voilà ce qui lui permettait de faire beaucoup de courses, « aux Main, aux Baghdoura, à Tarzout, au cap Kalax, aux M’guau… Autant d’échappées sur la campagne, sur le repos du pays bédouin très vaste encore[ii]. » Les premiers temps du moins n’avait-elle négligé aucune occasion de « voir des régions inconnues de la terre adoptive[iii] » et de les absorber. Comme les yeux de son cœur et de son intelligence étaient grand ouverts, elle parvenait rapidement à ressaisir de l’intérieur les réalités de la vie bédouine, élargissant l’éventail de ses connaissances du bled, tout en se donnant, par l’écriture intime, le moyen de mieux se connaître, de constituer son moi. Comme si elle ne pouvait être un « je » sans l’Autre.

Sa propension pour l’imaginaire, pour une existence faite de rêves et d’errance, qu’elle devait en partie, l’oisiveté aidant, au foisonnement de ses lectures de récits de voyages, avait ouvert son esprit nomade aux forces immatérielles, à tout ce qui touchait au mystère, à l’inconnu, à l’ineffable. Mais la réalité de la vie errante était bien éloignée de l’image romantique que lui avait livrée son imagination. Les déplacements au cours des saisons forçaient les hommes à ne pas s’encombrer d’objets inutiles. Ils avaient dû apprendre à vivre avec humilité, presque sans besoins, à triompher de la faim, de la soif, de la peur, accordant leur confiance à un Dieu providentiel, à une Bonté suprême ; confiance qu’Isabelle, pour sa part, devait en partie à l’assurance d’avoir été aimée par une mère soucieuse d’autrui, « bonne par essence, éprise d’idéal[iv] ». Aussi écrit-elle le 31 janvier 1903, lors d’une seconde visite à Lèlla Zeyneb, la fille et l’héritière de Sidi Mohammed Belkassem et maraboute de la zaouïa Rahmaniya d’EL-Hamel de Bou-Saâda, « ce coin perdu du vieil islam, si perdu dans la montagne nue et sombre, et si voilé de lourd mystère[v] », accueillant plus que tout autre les déshérités qui affluaient de toutes parts. Isabelle de raconter l’histoire de cette femme pieuse, généreuse, dont la destinée était aussi très éloignée de l’ordinaire :

« Le marabout, sans descendance mâle, désigna pour lui succéder après sa mort, son unique enfant, qu’il avait instruite en arabe comme le meilleur des tolba. Il préparait à sa fille un rôle bien différent de celui qui incombe généralement à la femme arabe, et c’est elle qui, aujourd’hui, dirige la zaouiya et les khouan, affiliés de la confrérie. Les zaouiya ne sont pas, comme l’affirment certains auteurs qui ne les connaissent que de nom, des écoles du fanatisme. Outre l’instruction musulmane, les zaouiya dispensent les bienfaits de leur charité à des milliers de pauvres, d’orphelins, de veuves et d’infirmes qui, sans elles, seraient sans asile et sans secours[vi]. »

Lieu d’étude et de prière, respectueux des étrangers qui assumaient les exigences de la Voie ésotérique ou tariqa, la zaouïa d’El-Hamel était à la fois un refuge reculé, « égaré », comme l’indique son nom poétique, et ouvert à tous ceux qui avaient besoin de réconfort et d’apaisement, qu’ils fussent hommes ou femmes des villes et des campagnes.

Reste que, face aux confidences d’Isabelle, la maraboute en voiles blancs s’était attristée, retenant ses larmes. Il lui arrivait aussi d’avoir le sentiment de ne pas être comprise et soutenue dans son effort. Elle avait beau voyager beaucoup dans la région pour prodiguer soins et consolations, les hommes ne reconnaissaient pas le bien qu’elle leur faisait. Beaucoup la haïssaient et l’enviaient. Et pourtant elle avait renoncé à tout : elle ne s’était jamais mariée, elle n’avait pas de famille, pas de joie…[vii]

Face à cette douleur injuste, Isabelle apprenait avec tristesse ce qu’elle savait déjà. De cela, elle avait fait l’amère expérience. Mais maintenant que ses parents étaient morts, et elle tout à fait ruinée, la providence lui avait donné une amie et son mal de l’âme s’était estompé.

« Ce journalier, commencé là-bas, sur la terre haïe de l’exil, pendant l’une des périodes les plus noires, les plus douloureusement incertaines et les plus fertiles en souffrances de ma vie finit aujourd’hui, écrit-elle. Tout – et moi-même – est changé radicalement… Depuis un an, je suis de nouveau sur la terre bénie de l’Afrique que je voudrais ne plus quitter […] Cette petite chambre de bain maure – qui ressemble bien à moi et à mon genre de vie – me devient familière […] : un rectangle mal blanchi à la chaux, une petite fenêtre donnant sur la rue et la montagne, deux nattes par terre, une corde pour suspendre mon linge, un petit matelas déchiré sur lequel je suis assise pour écrire. Dans le coin, des couffins ; en face, la cheminée d’angle ; mes paperasses dispersées… C’est tout. Pour moi, cela me suffit. De tout ce qui s’est passé durant dix-huit mois, il n’y a qu’un bien faible reflet dans ces pages écrites au hasard, aux heures où j’ai eu besoin de formuler[viii]… »

Dans ces lieux de quiétude, si protecteurs, elle se sentait heureuse. Il faut dire qu’aucune femme, avant Lèlla Zeyneb, n’avait réussi à provoquer en elle cette affection sororale. La maraboute, par sa bonté et sa douceur, lui insufflait, en dépit de sa crise de découragement, joie et apaisement, l’appelait à la patience, à la sagesse, au savoir. Il y avait un dit du prophète qui affirmait que « le croyant est disposé au malheur ». Autrement dit, si Dieu lui avait fait subir une série d’épreuves, c’était pour qu’elle devînt plus forte que le malheur. Mais des mois passés dans « l’ignoble Marseille, avec ses laideurs, sa bêtise, sa grossièreté et sa saleté morale et matérielle[ix] », Isabelle gardait plutôt un sentiment de défaite. Et si son retour en Algérie lui avait semblé être une délivrance, l’entrée dans la famille de Slimène « où l’hospitalité se manifest[ait] par de continuelles avanies et des discussions interminables[x] », lui avait fait mesurer la difficulté de concilier société et singularité. Au bout d’un mois, cela allait « déjà tout de travers par la faute des perpétuelles intrigues mauresques[xi]. Encore une fois, elle était « obligée de faire face à l’instabilité du caractère de Slimène et [à] l’influence nuisible qu’exerç[ai]ent sur lui les milieux où il viv[ait][xii] ». Si bien qu’elle était arrivée à cette conclusion que mieux valait encore recommencer une vie de privation et de gêne à Alger que de rester à Bône, dans le giron familial ! Le couple s’était donc installé, sans grands moyens, dans la Casbah d’Alger où « les journées [étaient] employées au travail[xiii] », autrement dit à la préparation accablante de l’examen de khodja-interprète auquel Slimène devait se présenter, dans l’espoir farouche d’améliorer un peu leur situation. Slimène ne croyait pas vraiment en l’idée qui avait inspiré sa femme de se forger un métier autre que celui de militaire. Le travail intellectuel, « rebutant pour sa quantité[xiv] » l’accablait et, sans elle qui avait de la ténacité pour deux, il eût perdu l’espérance et le courage. Et puis « voilà… Avec une rapidité déconcertante, tout [était] de nouveau changé, transformé du tout au tout[xv] ». En juillet 1902, il fut nommé à Ténès, à 200 km à l’ouest d’Alger, « grâce à ses certificats, aux excellentes notes qui figuraient sur son livret militaire et à la recommandation de son colonel [xvi] ».

Mais là encore, parce que le couple mixte qu’ils formaient bousculait la hiérarchie ethnico-religieuse de la société coloniale, où l’appartenance « raciale » était déterminante, ils se heurtèrent rapidement au rejet violent et au mépris des Européens de la ville, décidés à leur nuire par tous les moyens. A tel point que, pour un moment, Isabelle pensa écrire à Chalit, à Naplouse, étudiant sérieusement « la question d’une transplantation là-bas, en Palestine, le jour […] où [elle] toucherai[t] l’argent de l’Esprit blanc[xvii] » (ou « âme blanche »), comme elle nommait, en russe, la mère absente, dont le souffle d’amour continuait d’apaiser ses tourments et ses peines… En attendant l’héritage (qu’elle ne touchera jamais), elle essayait de se mettre loin de leur chemin, galopant à bride abattue jusqu’aux premiers douar de l’Oranie, pour endiguer le désespoir et la colère qui menaçaient de s’emparer d’elle. En plus, la collaboration avec Victor Barrucand, que la Ligue des Droits de l’Homme avait envoyé à Alger pour créer le journal franco-arabe l’Akhbar, lequel fut bientôt « considéré comme hostile aux Européens[xviii] », tombait mal à propos. Cela ne faisait qu’apporter de l’eau au moulin des mauvaises langues. On lui avait toujours voulu du mal pour le fait de vouloir le bien des « indigènes », de se poser en défenseur des musulmans d’Algérie, en qui elle voyait des égaux − d’abord en allant dormir au milieu d’eux ; ensuite en collaborant avec Barrucand, qui défendait des valeurs associées à une position politique anarchisante et socialiste. Le bruit courait qu’elle devait se rendre en France pour cette question de reportage contre l’installation de tribunaux répressifs qui avait suivi l’insurrection dite de « Margueritte » (aujourd’hui Aïn Torki), le 26 avril 1901, fomentée par le marabout Yacoub ibn el Hadj en raison des cessions aux colons européens et d’« une législation féroce, barbare[xix] ». On disait même qu’elle s’était mise en contact avec la communauté anarchiste de Tarzout, et cela n’avait fait que renforcer l’hostilité des colons à son égard. « Oh ! si seulement je pouvais dire tout ce que je sais, tout ce que je pense là-dessus, toute la vérité ! Quelle bonne œuvre qui, continuée, deviendrait féconde et qui, en même temps, me ferait un nom ![xx] », écrit-elle le 13 octobre 1902 dans ses Journaliers. Et plus loin, d’ajouter : « Ah, Maman ! ah, Vava ! Voyez votre enfant, l’unique, le seul qui vous ait suivis et qui, au moins, après la tombe vous honore ![xxi] »

Mais finalement, on ne sait pourquoi, elle n’était pas partie pour la France. Au lieu de quoi elle avait fait un voyage dans l’inextricable pays de Ténès avec le cavalier Mohammed, son « compagnon de prédiction, parce qu’il cadr[ait] bien avec le paysage, avec les gens… et avec [s]on état d’esprit[xxii] ». Invitée au grand taâm[xxiii] annuel de Sidi Merouane-el-Bahari, elle songeait à écrire un article sur ce sujet ; elle rêvait aussi pour Slimène une désignation possible aux fonctions de caïd[xxiv]. Derechef, elle n’aspirait plus qu’à fuir « loin de la stupidité de Ténès », de cette Europe transplantée, dévorée par la bassesse, la bêtise et la haine ; « loin de ces êtres malfaisants, indiscrets et arrogants, s’imaginant qu’ils [avaient] le droit de tout niveler, de tout rendre semblable à leur vilaine effigie[xxv] ».

Dans une petite étude insérée par Barrucand à la fin de l’ouvrage Dans l’ombre chaude de l’Islam, paru pour la première fois en 1906, M. Vayssié, le juge de paix rapporte, ulcéré, les faits suivants :

« Quelques envieux avaient ouvert contre Isabelle une campagne immonde. Il y a des gens qu’il faut plaindre. Ces misérables font le mal comme d’autres respirent, aussi inconscients que cette princesse des vieux contes, dont chaque parole engendrait un crapaud. L’âme ingénue d’Isabelle ne connaissait pas la rancune. A chaque coup qui la blessait, elle levait plus haut le front, secouait les pans de son burnous, et c’était tout[xxvi]. »

Il est avéré en effet que, malgré les ragots et les calomnies, les persécutions et « la haine du vulgaire » qui « ici comme ailleurs » la « pren[ait] pour cible[xxvii] », tout cela parce qu’elle défendait les valeurs de l’islam, qu’elle était excentrique, jeune et « toujours gaie de sa jeunesse et de sa bonté[xxviii] », Isabelle avait fait le choix de ne pas rendre la haine pour la haine, le mépris pour le mépris. A distance, elle écrit en Mai 1904 :

« A Alger, j’avais dû mépriser des choses et des gens. Je n’aime pas à mépriser. Je voudrais tout comprendre et tout excuser. Pourquoi faut-il se défendre contre la sottise, quand on n’a rien à lui disputer, quand on n’est pas de la partie! Je ne sais plus. Ces choses ne m’intéressent pas : le soleil me reste et la route me tente. Ce serait pour un peu toute une philosophie[xxix]. »

 

Chaque fois qu’elle s’en allait, son cœur était à la fois joyeux et rongé de tristesse. Elle s’abandonnait facilement à l’affliction et aux larmes tout en étant guidée par un enthousiasme stupéfiant, un transport de joie exultante (pour ne pas céder au scepticisme des « gens foutus[xxx] » comme Augustin ou comme Ali Abdul Wahab ?) qui jamais ne la détournait de ce qu’elle considérait comme son devoir, sa responsabilité devant ses frères musulmans : témoigner sans voile des choses contradictoires du monde, des réalités les moins flatteuses, dépasser l’opinion publique. Elle brûlait de donner, autant qu’il était possible, le meilleur d’elle-même, bien que ce ne fût pas chose facile. Elle savait que, pour ce faire, il lui faudrait peiner. Qu’elle ne devrait pas se contenter de regarder autour d’elle. Il lui fallait garder la possibilité d’être surprise, de s’étonner et rassembler des notes sur tout ce qu’elle entendait dans les douar. Sa vraie vocation était d’écrire, et elle conserva jusqu’au bout une foi quasi mystique dans sa mission de témoin. Elle visait à comprendre de l’intérieur un vécu, en tissant des liens avec des « sans voix », comme ces vieux fellah qui prenaient un réel plaisir à « lui narr[er] leurs petites affaires, [à] lui récit[er] leurs légendes ». Toujours pleine de bonnes intentions, prête à rencontrer leurs rêves, ouïr leurs malheurs, « à entrer dans le menu détail de leurs procès, de leurs querelles, de leurs contestations de famille[xxxi] » et n’hésitant point à entourer de soins affectueux les infirmes qui ne manquaient pas, les grabataires appelés à mourir, leur prodiguant de douces paroles, sans accorder d’importance à la vétusté des lieux, « indifférente à la crasse et à la vermine[xxxii] » qui infestait leur couche, sans considération de rang ni de sang. Elle était fascinée par la dignité dont se drapaient ces misérables vieillards au bord de la tombe, par la manière stoïque dont ils acceptaient la perspective de la mort.

Si le fellah ne fut pas la figure principale de ses nouvelles, il n’en demeure pas moins qu’il fut présent dans sa vie et dans son œuvre du début jusqu’à la fin. Elle croyait retrouver en lui les divers traits de caractère attribués au moujik chez Tolstoï, que Trophimovski lui avait appris à comprendre et à aimer en dépit de ses insuffisances, et elle aima les fellah « d’une façon maladive, comme elle aimait les paysages crépusculaires[xxxiii] ».

« Reste toujours sincère envers toi-même… Ne te plie pas à l’hypocrisie des conventions, continue à vivre parmi les pauvres et à les aimer », avait été « le testament moral que, dans une heure de lucidité[xxxiv] », lui avait laissé le vieil homme. Sans doute Trophimovski croyait-il qu’à travers elle pourrait se réaliser son idéal social. Toujours est-il que ses dernières paroles avaient fait de l’effet.

Fermement décidée à poursuivre l’œuvre « sacrée » de Trophimovski, à se faire le défenseur des « principes de justice et de vérité qui doivent s’appliquer ici à tous sans distinction de religion et de race[xxxv] », elle allait enfin devenir une « élue » (« être élu » signifiant justement avoir encore plus d’obligations, de responsabilités à l’égard d’autrui) en donnant un sens et une orientation à sa vie !

Pendant ce temps-là, Slimène se trouvait seul à payer le prix fort. Accusé « d’avoir usé de ses pouvoirs pour amener les caïds de sa circonscription à souscrire à L’Akhbar[xxxvi] », il avait été mis en disponibilité et se retrouvait contraint à abandonner Ténès pour Colbert (Aïn Oulmène) qui se trouvait dans la province de Sétif. Mais cette fois, Isabelle ne le suivrait pas. D’heureuses circonstances avaient décidé qu’elle devînt la collaboratrice régulière de La Dépêche algérienne à Alger, dont elle était déjà la rédactrice attitrée, et qu’elle participât à la parution de l’hebdomadaire franco-arabe L’Akhbar, « destiné théoriquement », à ce qu’en disait René-Louis Doyon, « à représenter la Ligue des droits de l’Homme auprès des Arabes et à plaider constamment leur défense auprès des autorités[xxxvii] ». Il fallait absolument que l’Algérie coloniale comprît les « Arabes » (qui pour la plupart n’étaient pas arabes mais mélangés) pour les traiter en égaux. Or, cette Algérie-là n’allait pas vers eux, bien au contraire. Elle imposait sa loi de manière brutale. Et pour l’instant, Isabelle ne voyait pas très bien comment elle pourrait venir en aide aux musulmans brimés, malmenés, sinon par le Verbe. C’est alors qu’un évènement imprévu – un détachement de la Légion étrangère, qui escortait un convoi de chameaux de bât ravitaillant les postes du Sud,  avait été surpris à El Moungar dans une embuscade meurtrière – l’avait entraînée à repartir sur de nouveaux chemins.

« Tout à coup, le combat d’El Moungar survint, note-t-elle fin septembre 1903, et, avec lui, la possibilité de revoir les régions âpres du Sud : j’allais dans le Sud-Oranais comme reporter… le rêve de tant de mois allait se réaliser, et si brusquement ![xxxviii] »

 

Plus « rien ne la retient », nous dit René-Louis Doyon, « pas même son mari qui se résigne et la comprend[xxxix] ». S’ouvre alors une nouvelle étape. A la différence de l’Algérie où un groupe de pression colonial règne désormais en maître, le Maroc, pour l’heure, a réussi à préserver son indépendance. Aux confins algéro-marocains, où un dispositif militaire se réorganise, des tribus intrépides se révoltent et résistent à la puissance étrangère, menaçant les rêves d’expansion de la France. Isabelle subodore qu’une autre expérience pourrait l’attendre, une vie plus excitante, conforme à sa nature profonde. Elle se sent prête à aller où on se bat, à ses risques et périls. Si bien que, lorsqu’on lui propose d’assumer la fonction de médiateur entre les officiers des troupes d’occupation et les cheikhs des tribus dissidentes, elle accepte avec enthousiasme.

Au mois d’Octobre, après un long voyage en train vers Aïn-Sefra, elle rencontre le colonel Lyautey au moment où ce dernier cherchait à définir « une politique indigène » qui respectât la variété des civilisations de l’empire colonial français, au lieu de souhaiter comme tant d’autres l’assujettissement complet, voire la destruction progressive des indigènes – car il en étaient qui préconisaient leur « refoulement vers les régions désertiques, l’expropriation en masse, et beaucoup d’autres mesures aussi oppressives[xl] ».

Il est clair qu’Isabelle ne demandait qu’à se laisser convaincre par cet officier éduqué, séduit par le Maroc et ses grands chefs de guerre (ou abuser, car l’homme était complexe et les opérations de « pacification » qu’il commandait le fruit d’une stratégie ingénieuse), transportée qu’elle était par le mirage d’une autre forme de colonisation ; une colonisation plus « juste » − si tant est que ce fût réalisable − ou pour le moins humaine, respectueuse des valeurs de l’islam et prenant le pari du dialogue et des échanges entre les deux cultures française et maghrébine. Ingénument, puérilement, elle s’était imaginé pouvoir jouer « un rôle pacifique et utile[xli] » au cours d’une pénétration militaire précisément appuyée par Lyautey depuis l’oasis de Figuig « où se repli[ai]ent les mobiles guerriers du désert[xlii] ».

Forte de l’assurance que ce dernier lui apporterait un soutien inconditionnel, elle loua un cheval et se dirigea lentement vers le Figuig, situé dans l’Extrême-Sud oranais, munie d’un pistolet soigneusement caché sous ses amples vêtements, en raison de l’insécurité du pays. Camouflée en taleb, sous son nom masculin, car il ne fallait surtout pas qu’on sût qu’elle était une femme, elle comptait profiter pleinement de la fonction de passeur qui lui était confiée pour assouvir son rêve d’œuvrer au bien de ses frères musulmans, apportant avec elle la cantine remplie de ses nouvelles, manuscrits de romans inachevés, notes de route, correspondance, journal intime, et de cahiers dont elle bleuissait les pages, jour après jour, de sa fine écriture penchée et régulière, avec le souci réel d’être au plus près de la vérité de son témoignage. Son déguisement aidant, elle allait de campement en campement, uniquement escortée de Loupiot, « un étrange griffon né et baptisé dans une caserne[xliii] » et d’un preux mokhazni[xliv] qui lui servait de guide, s’accordant au pas de sa monture, un de « ces cavaliers volontaires, sans tenue d’engagement, ne subissant pas d’instruction militaire[xlv] » et qui demeuraient donc « très attachés à la foi musulmane, à l’encontre de la plupart des tirailleurs et de beaucoup de spahis » à l’esprit « plus léger, plus frondeur [xlvi] ».

Peu à peu, elle avait découvert la vie militaire avec ses « rapides fraternités d’armes, écloses un jour, et sans lendemain[xlvii] » mais aussi ses dangers, ses escarmouches, ralliant tantôt les patrouilles de légionnaires qui maintenaient l’ordre dans les territoires du Sud-Ouest, tantôt les « sahariens » d’un goum[xlviii], montés à méhari et chargés de veiller sur les colonnes et les convois de ravitaillement qui traversaient le désert montueux, « sillonné de bandes affamées, tenues comme des troupeaux de chacals guetteurs dans les défilés inaccessibles de la montagne[xlix] » et prêtes à déferler sur leur butin dans un galop furieux en poussant des cris rauques au moment de l’assaut. Pour de nombreux bédouins, contraints à renoncer à la vie sous la tente au milieu de leurs troupeaux, nous dit-elle, « il n’[était] question ni de guerre avec le Maroc ni surtout de guerre sainte. La région a[vait] toujours été bled-el-baroud (pays de la poudre), et les tribus de la vague frontière s’[étaient] toujours razziées les unes les autres. Mouley Idriss[l] désign[ait] l’ennemi d’un nom significatif : el Khian, les voleurs, les bandits. Il considér[ait] les opérations militaires actuelles comme des contre-razzias et des représailles sur les djiouch[li], tout simplement[lii]. » Assurément, la haine de l’envahisseur, une haine sourde qui sommeillait au fond du cœur de chaque indigène, venait s’ajouter aux causes naturelles et sociales qui, depuis des lustres, poussaient les Berabers au vol, au brigandage, « jusqu’au banditisme le plus cruel et le plus sanguinaire[liii], comme le rappelle Ernest Girault dans Une colonie d’enfer. « Lorsque quelqu’un tomb[ait] entre leurs mains », de raconter ce dernier, « il [était] sûr d’être zigouillé. La tête de l’ennemi vaincu [était] mise dans une espèce de sac en laine, pendu à leur selle, qu’ils appelaient l’hamara et le corps laissé sur le sable[liv]» Dans l’appréhension des embuscades, les masques tombaient ; les langues se déliaient. Une chance à saisir, nous dit Isabelle, pour « interviewer les légionnaires[lv] » sur l’attaque d’El Moungar, y compris les plus « durs à la souffrance d’autrui […], habitués à souffrir eux-mêmes[lvi] ». Peut-être apprit-elle, en interviewant les soldats, que la veille de l’attaque, « les officiers avaient fait la noce, s’étaient ivrognés comme des porcs, et le matin », quand les djicheurs étaient « arrivés au triple galop, pas un officier n’était à son poste[lvii] », parce qu’ils cuvaient leur vin… D’où l’inévitable massacre. En tout cas, si elle vint à la connaissance des détails de l’affaire, elle choisit de ne pas les révéler. Prise dans les rouages de la machine coloniale, elle était écartelée par un dualisme tel qu’elle ne devint pas l’héroïne d’une cause : ni celle de la « pacification » du Maroc dont elle s’était faite pourtant l’instrument, ni celle de la lutte des fidèles de Mohamed ben Labri dit cheikh Bou Amama, figure controversée de la dissidence algérienne, qui, depuis 1881, tenait résolument tête aux envahisseurs français. A quoi bon multiplier les exemples de ses déchirements entre la condamnation de la colonisation qui se dégage de ses écrits et la méfiance qu’elle éprouve à l’égard des caïds, de ses combats entre les rêves et les faits qui se tramaient en coulisses, aussi obstinés de certitudes les uns que les autres, et qui s’achevaient toujours par le rejet du « politique ». En contraste avec l’image de la journaliste hardie et dure à la fatigue qui avait choisi l’aventure de la guerre, non par vocation mais plutôt par besoin d’exercer sa force virile et son habileté de « passeur », ses écrits montrent combien elle était demeurée une fleur bleue du romantisme – avant le renoncement final, l’inéluctable solitude face aux dangers de la mort, la faim immense de l’Autre divin, de tendresse féminine, maternelle, et de vérité.

Les dernières nouvelles d’Isabelle Eberhardt sont en tout cas d’une magnifique humilité. Mais pour l’instant, dès que la nuit retombait dans le calme, elle mettait tout en œuvre pour atteindre l’objectif qui lui donnait l’énergie nécessaire et le courage de poursuivre sa tâche lourde et ardue : recueillir « quelques sujets de contes[lviii] » ou de « légendes[lix] » des auxiliaires indigènes précipités malgré eux dans une guerre meurtrière et sanglante : sokhar[lx], « mokhazni en longs burnous noirs brodés de rouge sur la poitrine, la ceinture hérissée de cartouches », goumiers[lxi], « tirailleurs bleus, spahis au manteau rouge…[lxii] » « que la France recrut[ait] en Algérie[lxiii] ».

« Le soir, à l’heure des chants », elle n’aimait rien tant que prêter l’oreille aux vieilles mélopées sahariennes où se cachaient les fortes émotions, un fond de mélancolie : « improvisations naïves et poignantes sur les choses de la guerre et de l’amour, sur l’exil et la mort, à la manière des antiques rapsodes[lxiv] ». Ces « longues complaintes langoureuses[lxv] », importées par les Maures et les Juifs d’Espagne, trouvaient un écho profond dans son âme, car elles ne faisaient jamais l’impasse sur la souffrance, la difficulté de vivre et la perspective de la mort. Elles n’essayaient pas de consoler. Elles n’offraient pas un sens ou un salut, mais infusaient en chacun, dans l’acceptation d’une volonté unique, un profond sentiment de paix, de merveilleuse quiétude… D’autant que la nuit venue erraient de nombreux djinn[lxvi], ces êtres surnaturels, ni mâles ni femelles, qui servaient à l’homme d’esprit protecteur personnel et dont Isabelle sentait la présence, car elle ouvrait largement son âme à toutes les croyances dans lesquelles elle « discernait ce besoin de communier avec l’inconnu[lxvii] ». Il faut dire que la Mort était toujours très proche, ô combien présente dans cette région désertique inexorablement liée à la guerre, à la terreur que semaient les militaires français, engendrant, outre les djiouch, les inévitables et incessantes révoltes des tribus affamées et humiliées. Sans parler des dures conditions de vie imposées aux « frustes soldats du pays de la poudre[lxviii] », auxiliaires inféodés aux conquérants et jetés en pâture aux pillards, pour la plupart des « nomades illettrés » qui, pour avoir eu le rêve de s’émanciper et de se délier des enfermements préalables, étaient exposés souvent aux entreprises les plus périlleuses, tout cela pour se retrouver devant les mêmes épreuves qu’avant : les fatigues physiques de la marche, les tourments de la chaleur et du froid, les rudes journées de soif. Où trouver soulagement et consolation sinon dans la pure joie de l’errance, repoussant la crainte de la mort par des chansons d’amour, « tristes pourtant, d’une tristesse d’abîme[lxix] » qu’ils modulaient autour d’un feu, jusqu’à ce qu’ils s’endormissent à même la terre, perclus d’épuisement, sombrant dans un sommeil pesant, sans s’inquiéter du lendemain, et étrangement résignés.

 

Isabelle était pourtant loin d’idéaliser la soldatesque dont elle rejetait la brutale attitude à l’égard des populations sans défense. Mais là encore, elle était déchirée entre l’idée exaltante qu’elle avait de mener à bien sa mission de reporter et « le besoin douloureux d’errer parmi les groupes, de [se] plonger en pleine géhenne[lxx] » dans les cantines, les cafés maures, les bouges à prostitution ; un besoin irrépressible qu’elle imputait à sa pitié, une infinie pitié qui consistait à se glisser, par une empathie fervente, dans la peau d’autrui, à épouser au plus près l’arrachement de ces êtres déclassés[lxxi], apportant la preuve répétée qu’elle était avant tout soucieuse de faire apparaître sur la scène du monde ceux que l’Histoire tendait à laisser dans l’ombre, à ensevelir dans l’oubli, ces hommes fussent-ils les plus misérables, les pires des scélérats. Il est clair que, sous l’effet de l’alcool, le discernement du bien et du mal demeurait en grande partie hors de portée de l’entendement des soldats. Le péché se commettait pour ainsi dire sans eux. Comme si c’était le diable qui faisait tout. D’où la recommandation du Coran de s’abstenir de boire, car les hommes, dès qu’ils s’enivrent, deviennent souvent querelleurs et violents ; ils se détournent de la lumière qui les dirige. Ainsi, dans Mériéma, Isabelle raconte les choses comme un Figuiguien les lui avait rapportées, à propos d’une servante qui était « esclave chez des Musulmans, à Méchéria » et « jouissait parmi les femmes d’une réputation de vertu. Puis, un jour, Dieu lui retira son fils. Alors elle devint folle et s’enfuit, seule et nue. […] Les soirs de dimanche, quand les légionnaires et les tirailleurs sont saouls, ils oublient qu’elle est une pauvre innocente et ils la violent, malgré ses plaintes et ses cris… L’homme ivre est semblable à la bête sauvage… Dieu nous préserve d’un sort misérable tel que celui de cette créature ![lxxii] »

Isabelle ne donne pas par hasard l’exemple de la boisson : elle détestait l’état que faisait atteindre l’ivrognerie. Si dans ses écrits, elle ne cache rien de ses propres excès de conduite, de ses anciennes beuveries, bref, de son inaptitude à rentrer dans le rang, elle ne s’aveugle pas moins, au cours de son périple, sur l’hypocrisie et les « vices cachés » des tolba, affiliés tout comme elle à des confréries mystiques et dont la sensualité réprimée au nom de la Tradition « engendr[ait] les aventures les plus compliquées, les plus dangereuses. […] Une vie presque cloîtrée favoris[ant] cette perversion des sens[lxxiii]. »

Quant aux gens de l’ouest, elle les dépeint en ces termes : « Et pourtant derrière cette façade d’indifférence hautaine, dans cet éloignement des choses du siècle, il y a autre chose : des intrigues mystérieuses qui, au Maroc, finissent souvent dans le sang, des haines séculaires, des dévouements absolus à côté de savantes trahisons, des passions d’une violence terrible qui sommeille dans les cœurs, des ferments de guerre et de massacre. Mais, pour distinguer toutes ces choses cachées, il faut se faire admettre dans les zaouiyas, y vivre, y acquérir quelque confiance, car au-dehors tout est blanc et apaisé[lxxiv]. »

 

Isabelle a « grandi ». Elle n’est plus dupe des apparences. Forgée aux épreuves de la réalité, il semblerait que, nonobstant son amour fusionnel pour la terre d’islam, elle ait enfin atteint une compréhension claire de sa différenciation d’avec autrui et gagné un peu plus de lucidité. Elle découvre que « ce coin de pays nouveau[lxxv] » est complexe. Qu’il contient des éléments très différents, voire antagonistes, comme le rejet et l’accueil, l’hostilité et l’attention, la guerre et l’intimité, qui ne cessent de s’imbriquer. Chemin faisant, elle prend douloureusement conscience de l’écart entre les valeurs suprêmes de l’islam et les réalités de fait, brutales. Elle remarque que la cohabitation et les relations entre les différentes populations du Sud-Oranais n’empêchent nullement les conflits, les inégalités sociales, la discrimination raciale, et montre comment, dans les ksour[lxxvi], les coutumes féodales structurent encore la société musulmane. De l’homme libre qui se proclame « arabe » à l’esclave (abid), les strates de servitude sont, souligne-t-elle, fort nombreuses :

« Au-dessous des Zaoua[lxxvii] et des fellah berbères blancs[lxxviii], il y a les kharatine, les vrais indigènes du Sahara, de sang noir presque pur. » « Grands, aux longs membres grêles, la face allongée et osseuse, ils ressemblent à toutes les tribus noires disséminées dans le Sahara.

Ils parlent le chelh’a, idiome berbère qui se rapproche un peu de la zanatia du M’zab.

D’autres noirs, des esclaves ceux-là, venus du Touat ou du Gourara, voire même du Soudan, parlent d’autres idiomes d’origine nigritique, connus sous le nom générique de kouria[lxxix]. »

Et plus loin d’ajouter :

« Tous les Blancs, même les ksouriens berbères, méprisent les kharatine, naguère encore leurs esclaves. Pas plus que les juifs, les kharatine, musulmans pourtant, n’avaient voix dans les djemâa[lxxx]. Les Zaoua se moquent ouvertement du caïd, l’appelant : El Khartani ou Elabd (l’esclave)[lxxxi] » – malgré ce que ce nom pouvait avoir d’offensant, d’humiliant.

Isabelle ne pouvait manquer d’y voir la malveillance d’une opinion ignorante, vu qu’un hadith précisait que « les hommes sont égaux entre eux comme les dents du peigne du tisserand ; pas de distinction entre le Blanc et le Noir, l’Arabe et le non-Arabe, si ce n’est leur degré de crainte de Dieu. »

Cette expérience l’obligeait à revenir de ses illusions sur l’égalité en terre d’islam. Il lui avait fallu du temps pour changer de regard sur ses frères musulmans, pour réaliser que, tout en bas de l’échelle de la hiérarchie, il y avait encore et toujours les Juifs, mal vus tant des Arabes bédouins qui les toléraient indulgemment mais les méprisaient, que des Noirs qui dédaignaient se mêler à eux. Isabelle de témoigner :

« Parfois, dans les cours éclatent des disputes criardes, qui précèdent des pugilats et des bondissements de nus au soleil.

Un matin, deux négresses s’invectivent devant ma porte.

  • Putain des juifs du Mellah !
  • Renégate ! Voleuse ! Graine de calamité ! Racine amère !
  • Dieu te fasse mourir, juive, fille de chacal ![lxxxii]»

Sans parler, en sus, de ceux qui, par avidité, commettaient les pires infamies vis-à-vis de leurs voisins :

« Chaque ksar, chaque fraction même, voulait capter les eaux et vouer ainsi les jardins du voisin à la sécheresse et à la mort. Longtemps, Sidi Abdelkader Mohammed[lxxxiii] exhorta les ksouriens à agir avec équité, à partager fraternellement l’eau que le Dispensateur de tous les biens leur donnait en abondance […] Mais les impies sont sourds et l’œil des entêtés ne s’ouvre pas même au soleil éblouissant. Le sang coulait toujours, et les mains fratricides prenaient plus souvent le sabre que la pioche[lxxxiv] […]. »

 

Progressivement, elle avait pris du champ et acquis une meilleure compréhension des territoires du Sud, car c’était un monde réellement nouveau qui était apparu. Au surplus, le pays était en guerre et la guerre, on le sait, aime les oppositions binaires, les divisions entre tribus, populations, races, qui risqueraient sinon de ne faire qu’un contre les forces d’occupation. Toujours est-il qu’en se trouvant « là-bas en présence de deux races absolument distinctes, de mœurs, de caractère et, partant, d’intérêts très différents, même opposés[lxxxv] », Isabelle avait jugé bon d’appréhender et de noter, quasi en ethnologue, « le caractère des races indigènes si diverses et qui sav[ai]ent se garder à peu près pures[lxxxvi] » (sic), poussant parfois à l’extrême l’éloge de la différence entre races et cultures, alors même qu’elle était, ou peut-être précisément à cause de cela, le fruit d’un mélange « d[e] tartare, d[e] balte, d[e] sémite[lxxxvii] ». Elle avait beau être polyglotte depuis l’enfance, se sentir « russe d’instinct » et « musulmane d’élection[lxxxviii] » et pratiquer simultanément une double, sinon une triple approche du monde, la « blessure du nom propre » était telle qu’elle en était arrivée, cédant à la peur et à la honte, à dénier qu’elle était née ‘fille de Nicolas’ (« un terme qui remplaçait ‘la fille d’untel’ des Arabes […] en Russie[lxxxix] »), à mettre un voile sur tout ce qui pouvait rappeler son passé, sa condition de bâtarde, suivant le proverbe arabe : « Le passé est la mort. Il convient de s’en délivrer[xc]. »

Il est probable qu’elle ait cru fermement en cette rupture définitive qui lui donnait la sensation d’avoir trouvé enfin sa place au sein de la tariqa (confrérie) des Kadriyas, d’être pleinement cet « autre » qu’elle était devenue, la question du changement de nom apparaissant comme une question clé dans sa transmutation.

Son goût du désert, de la simplicité, son esprit libre, indépendant, son audace, sa hardiesse exceptionnelle, démontrèrent en tout cas qu’elle possédait au plus haut point les vertus qui devaient caractériser un khouan. Trois années plus tard, le colonel Lyautey, séduit par la fougue de son tempérament et ses capacités intellectuelles, la définira dans une lettre du 5 avril 1905 en ces termes : « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché et qui passe à travers la vie aussi libéré de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal! Je l’aimais pour ce qu’elle était et ce qu’elle n’était pas. J’aimais ce prodigieux tempérament d’artiste, et aussi tout ce qui, en elle, faisait tressauter les notaires, les caporaux, les mandarins de tout poil[xci]. » Assurément une femme des marges, inclassable et déroutante, affranchie des archétypes sclérosants de son sexe et des normes imposées. Un sujet à la fois en quête d’une communauté et capable d’appliquer son libre arbitre, responsable de ses choix et de ses actes. En définitive, Isabelle avait gardé au plus profond d’elle-même une âme de libertaire, affamée de vérité et de justice, jusqu’à la mélancolie. Tant il est vrai qu’elle continua, où qu’elle se trouvât, à accorder sans compter aux plus misérables – qu’ils fussent arabes ou berbères, juifs des tentes ou fellah, esclaves noirs, forçats, renégats ou prostituées – « la bienveillante curiosité de son esprit et les ressources puissantes d’un cerveau équilibré[xcii] ».

Le bénéfice inestimable qu’elle retira du premier voyage au Sud-oranais, bien qu’elle eût « tant souffert aux premiers jours de dépaysement et de détresse[xciii] », c’est que non seulement ses préjugés, mais aussi ses convictions volèrent en éclats. Elle se rendait finalement compte que le fond de l’œuvre « pacificatrice » et organisatrice que la France prétendait vouloir accomplir au Maroc, « n’était autre chose que la plus stupéfiante des inquisitions[xciv] », comme en témoignera Ernest Girault au printemps 1905. Pis encore : elle découvrait avec indignation que des tribus nomades semaient dans le Figuig[xcv] la désolation en exerçant le contrôle sur de nombreux ksour et les points d’eau importants, sans le moindre sentiment de la crainte de Dieu, et qu’ils étaient donc en partie « la cause de tous les désordres, de toutes les effusions de sang qui désol[ai]ent la région[xcvi] ». Pour la simple raison, nous dit-elle, qu’ils avaient toujours été « traditionnellement accoutumés aux nefra[xcvii] sanglantes entre tribus, entre factions, et entre familles même », comme ils avaient été « également habitués aux harka[xcviii], razzia exercées par vengeance et aussi par intérêt, sur les tribus voisines ou sur les ksouriens[xcix] ». De sorte que « leur genre de vie lui-même » était synonyme d’« incursions continuelles[c] ».

 

Comme ses rêves utopiques d’équité viennent de se briser sur la dureté de la réalité tribale, Isabelle ouvre un espace de questionnement qui la fait entrer, malgré elle, dans l’Histoire. Quand bien même elle aurait quelque peu cédé à l’engouement des lecteurs français pour l’ethnologie, si fort en vogue au début du XXème siècle, en décrivant la diversité des populations qui peuplaient alors l’Algérie, avec ses villageois, fellah des champs ou pasteurs, ses textes sur les Choses du Sud oranais transcendent les préjugés de son époque. En réalité, elle était fort loin d’approuver l’attitude des forces armées françaises à l’égard des tribus rebelles qui, poussées à bout par la famine et les exactions, avaient fini par apporter leur soutien au cheikh Bou Amama « dont l’influence [était] toujours hostile[ci] », quoique Lyautey affirmât le contraire.

Sans doute sa position d’écrivain-reporter lui permit-elle de regarder le monde alentour sous un autre angle, de mettre au jour ses aspects positifs et négatifs, de relativiser les institutions de la société nomade (composée de « Ouled Djérir, Doui Menia, Béni Ghil, Amour dissidents, etc. […], sans aucune attache au sol, pasteurs, mobiles, turbulents, difficilement disciplinables, jusqu’ici restés presque insaisissables[cii] ») par celles d’une autre communauté plutôt tournée vers le travail et la vie villageoise et dont les intérêts étaient opposés. Cette dernière comprenait « ksouriens, cultivateurs, artisans, possédant tous quelques biens immobiliers, donc essentiellement sédentaires et paisibles [ciii] ». Les fellah, en particulier,  étaient profondément « attachés au sol qu’ils cultiv[ai]ent et posséd[ai]ent » et « donc directement intéressés à la pacification de leur pays[civ] ».

Mais pour apprendre à trancher entre le vrai et le faux, il fallait d’abord qu’elle acquît une autre manière de voir les choses, qu’elle guérît de ses illusions romantiques sur l’égalité, la fraternité islamique, qu’elle prît conscience de ses aveuglements sur la rapacité des seigneurs de la guerre, plus occupés à traquer à main armée les caravanes de nomades et les convois de mulets et de chameaux de bât pour le transport des vivres et des marchandises, à recourir au vol de l’eau dans les ksours, à la rapine des moutons et des chevaux qui paissaient dans les pâturages des oasis, que d’appliquer la morale du Coran. Forte de cette triste expérience, il semblerait, dès lors, qu’il lui devînt impossible de coïncider avec une quelconque identité qui se fondât sur l’identification collective. Tout à coup, elle s’apercevait que les populations nomades, dont elle s’était tant engouée, n’étaient pas indemnes de la turpitude et de l’hypocrisie. Qu’elles ne formaient pas une communauté soudée, unique, mais qu’elles se dressaient les unes contre les autres pour un oui pour un non, la plupart « n’ayant renoncé aux pillages traditionnels que dans l’espoir de tirer plus de profit de la paix que des escarmouches[cv] », s’entend profit matériel. Tout cela n’enlevait rien pour autant à la force de la foi d’Isabelle en Allah, manifeste dans ses écrits, car ne pas croire à la lumière de la présence divine était pour elle inconcevable. Il n’empêche qu’elle se sentait horriblement seule, séparée des autres par un voile invisible. Elle se rendait compte qu’elle n’appartenait à aucun groupe, qu’elle n’était pas chez elle au Moghreb. Et que finalement, le monde des nomades, sur lequel elle avait cristallisé sa nostalgie persistante d’une chimérique utopie égalitaire, au risque de perdre sa subjectivité, sa singularité, lui apparaissait à la fois familier et profondément étranger. D’où une certaine inquiétude, une suite de réflexions, de profondes mises en doutes.

Il est important de noter qu’Isabelle était parvenue à l’âge de vingt-six ans quand elle se tourna vers le journalisme. Loin de la demeure conjugale, elle était aussi libre que possible, indépendante, maîtresse de sa vie. Elle avait tranché, choisi sa propre voie ; une voie humble et personnelle qui se défiait des clichés, des lieux communs, des vérités établies, qu’elles fussent littéraires ou existentielles. Il y a un vrai Voyageur en Isabelle Eberhardt, au sens où l’entendent certaines confréries musulmanes, al sâlik (le Voyageur), celui qui tourne sa face vers le Dâ’i, vers le Prophète. Vagabonde elle était, vagabonde elle resterait. Jamais son moi, rendu à son véritable héritage, ne se fixerait. Née de l’exil, elle avait besoin d’espaces ouverts, infinis, mouvants, aussi insaisissables que le sable sur les dunes… Mais pour cela il y avait un fort prix à payer. Détachée des groupes d’humains essentiellement nomades auxquels elle s’était toujours identifiée jusqu’à se perdre elle-même, renvoyée à son apatridité à l’issue du ressaisissement du doute, elle ressentait jusque dans sa chair une immense solitude.

Malgré son aptitude à nouer des liens solides, précisément parce qu’elle voyageait toujours seule et qu’elle avait, pour se constituer, choisi le nomadisme qui lui permettait de vivre pleinement et individuellement, elle avait maintenu cette manière bien à elle de combattre vaillamment contre les passions délétères et les angoisses, dans l’ombre du grand Autre, à savoir dans l’effacement. De cette lointaine route elle n’était pas revenue telle qu’elle était il y a seulement quelques mois. Elle en était revenue (au double sens du terme) transformée intérieurement, dépouillée de ses certitudes, de ses idées préconçues. Encore que, toujours à la recherche inquiète, si saturnienne, du Bien, de la Justice et du Vrai, elle s’efforçât plus que jamais, par le biais du travail littéraire, de « réparer le monde », ses carences, ses violences, ses déchirures, autant que faire se pouvait. Prête à tout pour cela, si l’on en croit Doyon, « jusqu’à s’offrir en holocauste, pour la paix de [ses] chères ombres ![cvi] », « de son cher Esprit Blanc, de Vava et de ce pauvre martyr innocent Wladimir[cvii] ».

Pour Isabelle Eberhardt, la bonté était en effet essentielle. Ainsi, Robert Randau se souvient du jour où elle avait déclaré avec gravité :

« La bonté, mes chers amis, est le premier principe de l’ordre social.

– C’est juste quand on a le martyre pour idéal » avait répliqué celui-ci pour la taquiner, en faisant allusion à son goût extrême du renoncement.

Et elle de profiter de son interruption « pour exposer les correspondances qui attach[ai]ent la notion slave de bonté à la notion coranique de résignation[cviii] ».

Outre le penchant pour l’introspection, l’autoanalyse, elle avait vraisemblablement retenu de Tolstoï que « la société et en général l’ordre social subsistent non pas grâce à ces criminels légaux qui siègent et condamnent les autres hommes, mais parce que malgré tout et en dépit de cette aberration les hommes gardent un peu d’amour et de pitié les uns pour les autres[cix] ». Il y avait d’ailleurs, se plaisait-elle à dire, un lien profond entre le Russe et le Musulman. Sans doute parce que ni l’un ni l’autre ne croyait au péché originel. Pour eux, seul Satan était responsable du Mal incurable sur la terre. Il ne servait donc à rien de juger, de condamner les humains, d’appliquer la loi du talion qui disait « Œil pour œil, dent pour dent », vu qu’ils étaient complètement impuissants face au Mal. En somme, le mal ne pouvait éteindre le mal et la seule manière de triompher de lui, c’était d’être bon et généreux dans la vie de tous les jours, d’avoir un cœur empli « d’une infinie pitié pour tout ce qui souffre injustement, pour tout ce qui est faible et opprimé[cx] ». Autrement dit, il s’agissait de ne commettre jamais aucun acte contraire à l’amour. Au commencement du mois de novembre 1900, elle note, en conclusion :

« Le péché, c’est-à-dire le mal, est l’état naturel de l’homme, comme il est celui de tous les êtres animés. Tout le bien que nous faisons n’est souvent qu’illusion. Si, par hasard c’est une réalité alors, ce n’est que le résultat d’une lente et douloureuse victoire que nous avons remportée sur notre naturel qui, loin de nous pousser à faire le bien, nous en éloigne sans cesse…[cxi] »

[i] Voir la peinture à l’huile de G. Rossegrosse qui la représente sur la jument blanche « Ziza » de R. Randau, op. cit., p. 137.

[ii] I. Eberhardt, Journaliers, Ténès, 18 septembre 1902, 9 heures du matin.

[iii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 302.

[iv] Id., p. 277.

[v] Journaliers, op. cit., p. 255.

[vi] Œuvres complètes I, op. cit., p. 122.

[vii] Id.

[viii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 302-303.

[ix] Journaliers, op. cit., p. 221.

[x] Quatrième Journalier dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 438.

[xi] Durant le colonialisme français, le terme « mauresque » désignait aussi la population algérienne autochtone.

[xii] Id.

[xiii] Id., p. 440.

[xiv] Journaliers, op. cit., p. 218.

[xv] Id., p. 230.

[xvi] R. Randau, op. cit., p. 52.

[xvii] I. Eberhardt, Journaliers, Main le 22, à 2 heures du soir.

[xviii] R. Randau, op. cit., p. 121.

[xix] Le Dimanche 26 mai 1901, le journal L’Autorité écrit : « Nous avons été durs, même impitoyables pour les indigènes. Nous avons semé la haine par une législation féroce, barbare ».

[xx] I. Eberhardt, Journaliers, op. cit., p. 239.

[xxi] Id.

[xxii] Id., p. 247.

[xxiii] taâm : couscous

[xxiv] R. Randau, op. cit., p. 96.

[xxv] Journaliers, op. cit., p. 237.

[xxvi] R. Randau, id., p. 149.

[xxvii] I. Eberhardt, Quatrième Journalier dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 451.

[xxviii] Id., p. 261.

[xxix] Id., p. 224.

[xxx] Ecrits intimes, op. cit., p. 103.

[xxxi] R. Randau, op. cit., p. 178.

[xxxii] Id., p. 131.

[xxxiii] Id., p. 177.

[xxxiv] Œuvres complètes II, op. cit., p. 129.

[xxxv] Voir R. L. Doyon. Lettre du mois d’avril 1903 au rédacteur en chef de La petite Gironde, op. cit., p. 72.

[xxxvi] I. Eberhardt, Lettres et journaliers, op. cit., p. 309.

[xxxvii] R. L. Doyon, op. cit., p. 51.

[xxxviii] I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., p. 25.

[xxxix] R. L. Doyon, op. cit., p. 51.

[xl] I. Eberhardt, Œuvres complètes II, op. cit., p. 215.

[xli] R. L. Doyon, op. cit., p. 57.

[xlii] Id.

[xliii] I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., p. 79.

[xliv] mokhazni : cavalier du makhzen, corps supplétif de la gendarmerie ou de l’armée, composé d’indigènes, qui fait régner l’ordre. Désigne aussi la gendarmerie marocaine.

[xlv] Id., p. 89.

[xlvi] Id.

[xlvii] Amours nomades, op. cit., p. 100.

[xlviii] goum : contingent militaire fourni par une tribu à l’armée française pour traquer les dissidents.

[xlix] Id., p. 96.

[l] Ce mokhazni avait été blessé quelques jours avant El-Moungar, par un djich (tribu armée pratiquant le pillage).

[li] djich (pl. djiouch), littéralement « armée » ; par extension, tribus armées pratiquant le pillage.

[lii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 129-130.

[liii] Ernest Girault, Une colonie d’enfer, Toulouse, Les éditions libertaires, 2007, p. 201.

[liv] Id., p. 205.

[lv] I. Eberhardt, Lettres et journaliers, op. cit., p. 323.

[lvi] Trimardeur, op. cit., p. 499.

[lvii] E. Girault, op. cit., p. 178.

[lviii] Id., p. 167.

[lix] Id. p. 88.

[lx] sokhar : convoyeurs.

[lxi] goumier : soldat d’un goum. (Contingent militaire composé de nomades dirigés par leur caïd (commandant).

[lxii] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 128.

[lxiii] Notes de route, op. cit., p. 89.

[lxiv] Id., p. 97.

[lxv] Id., p. 88.

[lxvi] djinn : être surnaturel.

[lxvii] Œuvres complètes II, op. cit., p. 131.

[lxviii] Notes de route, op. cit., p. 143.

[lxix] Id., p. 152.

[lxx] Id., p. 108.

[lxxi] Trimardeur, op. cit., p. 407.

[lxxii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 153.

[lxxiii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p.127.

[lxxiv] Œuvres complètes I, op. cit., p. 113.

[lxxv] Id., p. 74.

[lxxvi] ksour : lieux fortifiés.

[lxxvii] Zaoua : Arabes fortement métissés de Berbère.

[lxxviii] Berbères blancs : Nombreux sont les Berbères qui sont des blonds ou des roux.

[lxxix] Id., p. 59.

[lxxx] djemâa : Assemblée locale des habitants du ksar ; mosquée.

[lxxxi] el abd ou abid : le nègre, l’esclave.

[lxxxii] Id., p. 248.

[lxxxiii] Patron de Figuig.

[lxxxiv] Id., p. 72.

[lxxxv] Id., p. 478.

[lxxxvi] Id., p. 287.

[lxxxvii] R. L. Doyon, op. cit., p. 49.

[lxxxviii] Id.

[lxxxix] I, Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 114.

[xc] Abdelkader Fikri et Robert Randau, Algérie dans Un rêve de fraternité. Textes réunis et présentés par Guy Dugas, Paris, Omnibus, p. 75.

[xci] Cité par R. Randau, op. cit., p. 205.

[xcii] Id. p. 263.

[xciii] I. Eberhardt, Œuvres complètes II, op. cit., p. 355.

[xciv] E. Girault, op. cit., p. 21.

[xcv] Le Figuig : Confédération de ksours marocains situés à l’Extrême Sud oranais à 170 kilomètres d’Aïn-Sefra.

[xcvi] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 475.

[xcvii] néfra : différend, discorde

[xcviii] harka : expédition armée

[xcix] Id., p. 478.

[c] Id., p. 475.

[ci] Id., p. 481.

[cii] Id., p. 478.

[ciii] Id.

[civ] Id., p. 474.

[cv] Id., p. 261.

[cvi] R. L. Doyon, id., p. 49.

[cvii] Id., p. 37.

[cviii] R. Randau, op. cit., p. 175.

[cix] Léon Tolstoï, Résurrection, Paris, Folio classique, 2007, p. 548.

[cx] I. Eberhardt, Journaliers, op. cit., p. 10.

[cxi] Id., p. 77.

 

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