La vie à El Oued

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« Celui qui change de place change d’étoile. »

           (Proverbe juif)

 

Au commencement de l’été 1900, alors qu’elle écrivait un chapitre quelconque de cette histoire de Rakhil, Isabelle Eberhardt vit tout à coup surgir dans son esprit « l’idée d’aller à Ouargla ! Ce fut le commencement de tout, cette idée-là![i] »

La position du lieu idéal – « là-bas, à Ouargla, au seuil du grand océan de mystère qu’est le Sahara[ii] » – où dans un éclair elle entrevoyait la possibilité de « fonder ce foyer qui, de plus en plus, [lui] manqu[ait]. Une petite maison en toub[iii], à l’ombre des dattiers. Quelques cultures dans l’oasis, Ahmed pour domestique et compagnon, quelques braves bêtes pour réchauffer [s]on cœur, un cheval peut-être – […] cela avec le temps, et des livres[iv] », montre à quel point elle demeurait tournée vers l’encore inconnu et l’imaginaire.

Pourtant, elle n’y arrivera pas. Après un voyage épuisant en troisième classe jusqu’à Biskra, elle partit à dos de chameau pour Touggourt, dans le Mzab, pour y rencontrer Mohammed Taieb, le naïb[v] de la confrérie des Kadriyas à Ouargla, prévenu de sa visite. Isabelle cherchait l’aventure et, bravant des réalités qu’elle ignorait, elle était résolue à mener son enquête sur l’assassinat du marquis de Morès. Le naïb lui conseilla-t-il de bien y réfléchir ? L’entreprise n’était pas sans dangers. Mais, pour elle, c’était tout réfléchi. Elle était impatiente de s’acquitter de sa dette et, dès le lendemain, elle poursuivit sa route vers El Oued où se trouvait le mokaddem[vi] de la zaouïa de Guémar et frère du naïb, le « bon cheikh Sid el-Houssine[vii] », qui ne manquerait pas de l’aider à établir la vérité sur l’affaire Morès… De toute manière, vu qu’elle avait la fièvre, elle risquait à El Oued « beaucoup moins au point de vue de la santé qu’à Ouargla[viii] ». Et si le bureau arabe ne s’y opposait pas, peut-être pourrait-elle même y établir ses pénates pour un certain temps… De fait, elle s’était arrêtée dans la petite ville en août 1900, remettant sa mission à plus tard, parce que, soudain, elle avait trouvé en Slimène Ehnni « l’indispensable compagnon, celui sans lequel le bonheur terrestre est impossible, car il est nécessaire à la nature elle-même…[ix] », celui qu’elle appelait de ses vœux depuis toujours. Ainsi écrit- elle :

« Dieu a eu pitié de moi et Il a entendu mes prières : Il m’a donné le compagnon idéal, tant et si ardemment désiré dans lequel ma vie eût toujours été incohérente et lugubre[x]. »

Dès qu’elle avait vu le jeune homme, son âme avait « reconnu » l’ami d’élection, le compagnon bien-aimé qui lui était destiné depuis toujours. Certes, l’éventualité de se tromper une nouvelle fois l’effrayait. Mais tous les signes de la prédestination, dépeints autrefois par le vieil Egyptien Abou Naddara, y étaient : la soudaineté de la rencontre, l’évidence, la réciprocité. En somme, rien de très différent de ce qu’on nomme communément le « coup de foudre ».

Slimène Ehnni, maréchal des logis des spahis, était sans nul doute un homme charmant au long visage émacié, à la silhouette longiligne et d’une gaieté à la fois insouciante et indulgente. Sur l’unique photo qui le représente[xi], il a bon air : il porte la moustache à la mousquetaire, un bonnet à houppe, négligemment rejeté en arrière sur le crâne haut et décidé, par-dessus le gilet une veste courte à parements brodés, un saroual blanc retenu à la taille par une large bande d’étoffe à rayures et, autour des mollets, des guêtres blanches qui recouvrent la tige des bottes noires. Mais c’est surtout par « la merveilleuse et douce lumière de ses yeux bruns[xii] », de ses larges yeux de sable, mordorés et bien fendus, qui avaient l’air de percer le secret de ses ténèbres intérieures, qu’elle avait été envoûtée, ainsi que par cet alliage qu’il y avait en lui de beauté berbère et de beauté maure qui, loin d’exclure la noblesse du maintien, l’exaltait. Car, souligne-t-elle, obsédée qu’elle était par le lignage ancestral et les appartenances ethniques, comme le pouvaient l’être notamment les tribus nomades et arabophones auxquelles elle aimait à se mêler dans le Souf : « par son frère [il] descend[ait] de la grande famille maraboutique de Sidi Mabrouk de Constantine, [était], par sa mère, Chaoui[xiii] du district de Kheuchela » (situé dans les Aurès) « et il a[vait] bien le type et le teint presque noir de cette race[xiv] ». Une fois la rencontre réalisée, l’union s’était établie non moins merveilleuse. Le 10 novembre de la même année, ils s’étaient installés au quartier juif d’El Oued, dans le voisinage des ruines de maisons anciennes, loin du tumulte des lieux habités.

« La paix règne à la maison, vu une grande simplicité de mœurs et une entente absolue de caractères, aidée par ce fait que (Slimène) a une situation fixe, un emploi prenant certaines heures de la journée et créant des habitudes d’ordre et de régularité des plus utiles à la vie en commun[xv] », écrit-elle à Augustin. Hormis les « quelques mauvais jours, [où leur] paisible association menace ruine : [ils se sont]… mis à boire[xvi] » et ne sortent plus de la taverne de Chloumou, le juif. Et puis « c’était passé ». Ils avaient enfin trouvé à louer une belle maison, non loin du bureau arabe[xvii] dont dépendait l’oasis et où Slimène remplissait ses fonctions, « mais dans une encoignure éloignée et calme où [ils] n’a[vaient] pour voisin qu’un vieux spahi avec sa famille[xviii] ». Au fil des mois, « cette oasis perdue [lui était] devenue familière et chère[xix] » ; elle avait pris goût à sa vie tranquille et retirée, à « l’isolement profond de cette ville perdue dans l’infranchissable […] barrière des dunes, à six jours du chemin de fer, de la vie d’Europe..[xx] », s’ébattant à loisir à l’écart de « la morgue, de la suffisance des galonnés improvisés administrateurs[xxi] » à laquelle elle s’était très vite heurtée. A l’exception du capitaine Cauvet, elle trouvait la plupart des gradés fanfarons et ignorants. Elle ne fréquentait aucun d’eux. Soit qu’elle vaquât aux travaux de la maison (comme bâtir « en plâtre une cheminée pour faire la cuisine, deux resserres obscures et aérées pour le foin, les poules, les pigeons, les lapins, etc, une chambre à arcade pour le cheval, une terrasse à chambre dominant Eloued[xxii]… »), soit qu’elle fît de longues chevauchées sur son brave Souf qui devenait « décidément un excellent cheval, énergique et vite[xxiii] ». Il lui arrivait parfois de recevoir quelques visiteurs comme l’instituteur ou le mokaddem de la zaouïa de Guémar, Sidi Elhoussine ben Brahim, ce dernier étant devenu « un véritable père » pour elle comme pour Slimène depuis qu’il lui avait donné « l’initiation et le chapelet des Kadriyas[xxiv] ». Elle était heureuse dans son couple, elle menait une vie frugale et paisible, et bien qu’elle fût définitivement ruinée (l’administrateur chargé de vendre la Villa Neuve avait pris tout l’argent), elle n’était ni mélancolique ni nostalgique. Autant de manifestations d’une sorte « d’incubation lente[xxv] » que son âme traversait depuis qu’elle avait tourné le dos à l’Occident. Quelles autres paroles pourraient mieux résumer son parcours que celles-ci : « Jadis, quand je ne ‘manquais de rien’, matériellement, mais quand je manquais de tout intellectuellement et moralement, je m’assombrissais et me répandais sottement en imprécations contre la vie que je ne connaissais pas. Ce n’est que maintenant, au sein du dénuement dont je suis fière, que je l’affirme belle et digne d’être vécue[xxvi]. » Somme toute, « l’horizon s’était éclairci et rien ne fai[sait] prévoir d’orage dans un avenir très proche[xxvii] ».

A quelques kilomètres d’El Oued, elle suivait régulièrement les enseignements du cheikh de la zaouïa d’Amiche, Si Lachmi, s’adonnant tout entière à la prière silencieuse, à la lecture des sourates du Coran et aux techniques de méditation qui préparaient à la mort… Elle retrouvait chez les khouans la joie de l’hospitalité et du partage auquel elle avait été accoutumée dans sa prime jeunesse, une sorte d’entraide fraternelle qui était, disait-on à Alger, dans les milieux conservateurs, « poussée jusqu’au communisme[xxviii] ». Elle comprenait plus que jamais, intimement, l’âme de l’islam tel qu’il est dans le Coran : « religion de fraternité, de justice et de renoncement à tout ce que le fils de David (ou Daoud) appelait ‘poursuite du vent’ et ‘vanité des vanités’ », désignant les idoles qui n’étaient qu’un souffle.

 

Il n’empêche que, dans ses sentiments, dans sa vie, Isabelle demeurait toute opposition et contraste. Il y avait chez elle une alternance d’éloignement uni au désir de fusion qui réapparaissait d’une manière transposée dans toutes ses réactions avec l’alternative du « Tout ou Rien », composée de la soif insatiable de l’absolu, donc de l’impossible, mais aussi de l’anéantissement, « par un étrange besoin de souffrir, de traîner [son] être physique…[xxix] » ou de courir les buvettes pour s’enivrer. Ce n’était pas faute d’avoir essayé de s’abstenir d’absinthe… Encore que, plus tard, dans le nord du district d’Alger, à Ténès, là où Slimène obtiendra durant l’été 1902 un emploi comme khodja-interprète à la commune mixte, elle contractera « la sale habitude du kif [xxx] », celui-ci n’étant pas strictement interdit par la religion musulmane, contrairement à l’alcool. A la lecture de ses Lettres et Journaliers apparaît indubitablement une propension inexorable à souffrir, à se flageller.

« Ayayaie ! » s’écrie-t-elle. « La détresse est pour moi une épice, et même un moxa qui accroît la saveur de l’existence. Ah ! je suis bien russe, au fond ! J’aime le knout[xxxi] ! j’aimerais surtout qu’on me plaignît de recevoir le knout, et je me réjouis quand on a pitié de moi[xxxii]. »

Aux prises avec les deux pôles diamétralement opposés de sa personnalité, elle était sans cesse tiraillée entre son désir de pureté, d’ascétisme qui en était issu, formé dans l’abstinence et la maîtrise de soi, et ses pulsions humaines, s’épuisant à dompter l’ardente sensualité de sa nature qui la rendait odieuse à ses propres yeux, toute entière à la conviction, faute d’avoir trouvé l’équilibre entre un terrifiant tout ou rien, que « le corps humain n’est rien et l’âme humaine est tout[xxxiii] ». Il est clair que son idéal élevé ne la préservait nullement de céder aux assauts de la passion de la chair. Elle ne savait comment y résister. On sent en elle un conflit profond entre l’horrible exigence du désir, « emportant dans les torrents de sa lave brûlante tout [s]on être vers les extrêmes[xxxiv] » et le besoin de vivre « une vie austère et pure[xxxv] » dans le désert, séparée de la vie « civilisée » où l’âme pourrait se perdre. Mais, au final, elle demeurait un être très contradictoire, à la fois obstiné et vulnérable.

« Je suis plus femme que vous ne le supposez ! » avait-elle un jour confessé à Robert Randau. « Je pleure toujours quand je dois m’éloigner d’un endroit où j’ai été malheureuse[xxxvi] ! »

Et plus loin, Randau se souvient :

« Elle adorait son mari Si Ehnni… Je lui demandais ce qu’elle ferait si elle avait un enfant : ‘Il serait mon bonheur… je renoncerais à mes voyages, les femmes russes sont toujours de bonnes mères de familles… Je ne voudrais pas être mère[xxxvii].’ »

Un enfant l’eût sûrement détournée de sa voie. Sans doute était-ce là une forme de sacrifice. Une sorte de « retournement » total et nécessaire qui exigeait le renoncement à ce qui la destinait à la maternité, à la relégation dans les murs de la maison et de la famille, pour donner à sa vie un autre sens, une autre dimension.

Il est clair que dans un monde qui déniait à la femme le statut de sujet, elle n’avait guère le goût d’élever des enfants. L’impétuosité de son tempérament, sa soif de liberté, cette immense soif d’absolu qui la faisait tendre vers un accomplissement sans qu’il y eût jamais de terme à ce mouvement, parce qu’il était l’impossible, la portait instinctivement à refuser le destin de la perpétuation et des travaux domestiques qui l’eût empêchée de voyager, de devenir écrivain. A cet égard, il n’y avait, semble-t-il, aucun malentendu entre Slimène et elle. La joie de l’amour suscitée par la présence de l’Autre faisait partie de la Création et était un bienfait. Preuve en est que, si l’islam avait quatre-vingt-dix-neuf noms pour nommer Dieu, il en avait cent pour nommer l’Amour !

Plus tard, Isabelle s’en était ouverte à ses journaliers :

« Sur le domaine sensuel, Slimène règne en maître incontesté, unique. Lui seul m’attire, lui seul m’inspire l’état d’esprit qu’il faut pour quitter le domaine de l’intellect, pour descendre – est-ce une descente ? J’en doute fort – vers celui des fameuses réalisations sensuelles. […] Généralement, […] on lie la vie de la jeune fille avec un mari […] A lui appartient la virginité matérielle de la femme. Puis, le plus souvent avec dégoût, elle doit passer sa vie auprès de lui, subir le ‘devoir conjugal’, jusqu’au jour où un autre, dans les ténèbres, l’avilissement et le mensonge lui enseigne qu’il y a là tout un monde de sensations, de pensée et de sentiments qui régénèrent tout l’être. Et voilà bien en quoi notre mariage diffère tant des autres – et indigne tant de bourgeois : pour moi, Slimène est deux choses – et sait instinctivement les être […] – l’amant et le camarade[xxxviii]. » A quoi elle ajoute : « Que m’importe le reste, à moi qui revis quand, comme hier, je le tiens dans mes bras et que je regarde ses yeux ‘face à face’ comme disait Azyadé [xxxix]?  […] Le voilà donc né, inconsciemment, involontairement le grand amour de ma vie, que je ne croyais jamais devoir venir[xl]. »

Alors, évidemment, quand elle eut appris la relève de Slimène, sa mutation à la garnison de Batna, pour la seule raison que leur amour constituait en lui-même un scandale dans la société coloniale, elle avait passé des heures d’indicible angoisse. Finie la vie aventureuse, mystérieuse, dans les oliveraies immenses du Sahel ! « Plus jamais, sous la voûte blanche de [leur] petite chambre », ils ne dormiraient « dans les bras l’un de l’autre, enlacés étroitement », comme s’ils eussent eu « un obscur pressentiment que des forces ennemies cherchaient, dans l’ombre, à [les] séparer…[xli] » Pourtant, elle ne s’était pas laissée abattre, se promettant de faire confiance à l’amour. Elle n’était plus seule de par le monde… Il y avait « un être prêt à partager [s]a vie, quelle qu’elle [fût], qui estim[ait] en [elle] ce qu’il y a[vait] de bon et qui pardonn[ait] ce qu’il y a[vait] de mauvais, qui tâch[ait] de l’atténuer en guérissant les plaies saignantes de [s]on cœur[xlii] ». Oui, il y avait Slimène, son amour et sa bonté, « la lueur douce de [s]es chers yeux, [s]es yeux jaunes[xliii] », la rayonnante lumière du regard qu’il avait sur elle. Et ce que son visage singulier, unique, exprimait était en relation directe avec ce qu’elle ressentait. Slimène éclairait sa vie « et la seule joie qu’[elle pût] encore éprouver, c’était de [le] revoir, de [le] serrer dans [s]es bras, de l’avoir près d’[elle] aux heures de chagrin[xliv] ». D’où ce petit dessin à plume croqué en haut d’un billet d’amour qui disait : « Mon petit œil vert est venu voir ton grand œil jaune[xlv] », témoignant de l’investissement qu’elle avait fait dans l’insondable abîme imaginaire des yeux de Slimène, « les flambeaux qui seuls illuminaient les ténèbres de [son] âme aux heures de misère et d’angoisse !…[xlvi] »

 

Avec l’éloignement, la passion amoureuse, jusque-là confondue avec la jouissance sexuelle, l’ivresse des sens, s’était peu à peu transformée en véritable amour de l’Autre, nimbé de poésie. Isabelle conservait en elle la rayonnante lumière qui jaillissait des yeux d’or de Slimène quand il la regardait (dans la tradition islamique, les deux termes En-Nur, la lumière, et Er-Ruh, l’esprit s’équivalent), non moins que le son de sa « voix de poitrine, basse, un peu frissonnante, à l’accent chantant du Nord…[xlvii] » Brutalement séparée de lui, elle avait entamé une grande réflexion, inspirée du Cantique des cantiques, sur les rapports amoureux entre l’homme et la femme : « si l’amante [était bien] assujettie à [son] seigneur, maître de [son] âme, elle [était] aussi, et par là-même tout pour [lui]. Elle [était] [sa] servante et [sa] reine[xlviii]. »

Telles étaient, en ce temps-là, les pensées qui l’habitaient. Plus question d’emprise ou de position de maître. Elle voyait désormais dans sa liaison passée avec El Khoudja la nature égoïste, possessive, de l’amour-passion qui n’était que demande, chantage et exigence. Elle avait appris que l’esclave cesse d’être esclave au moment même où il se reconnaît dans celui auquel il se soumet volontairement. Que le regard est un réactif, un révélateur réciproque du regardant et du regardé, « car le miracle d’amour, j’allais dire le sacrement, ajoute-t-elle, ne s’accomplit que quand l’amour est partagé et non unilatéral, pour ainsi dire[xlix] ».

En d’autres termes : pour qu’il y eût véritablement « rencontre », encore fallait-il que l’amour fût réciproque. Mieux encore, la fulguration devait faire surgir un être à part, unique, irremplaçable, « ne ressemblant à personne d’autre, ni en bien ni en mal[l] ».

N’était-ce là qu’un fol espoir? Slimène, à l’inverse d’Isabelle, était très secret ; il se livrait peu. Il y avait en lui une part de mystère et d’énigme, quelque chose qui échappait à la jeune femme. D’autant plus qu’il était rare qu’un musulman épousât une étrangère envers et contre tout. Avoir une relation avec Isabelle signifiait s’engager dans un conflit avec la société coloniale. Il ne pouvait ignorer que sa présence à El Oued était suspecte aux yeux des militaires français qui la considéraient comme une espionne travestie dont il fallait se garder. Assurément, ceux-ci avaient eu vent de sa visite à la zaouïa des Kadriyas de Touggourt où elle avait appris de la bouche du naïb[li] de Ouargla que le marquis de Morès n’avait pas obtenu la protection de l’armée française lors de son expédition – et maintenant Slimène Ehnni la laissait partir pour enquêter sur cette piste…

Il avait décidément dépassé toutes les bornes ! Sans parler de sa bravade, de son défi aux conventions quand il présentait la jeune femme à ses supérieurs en ces termes : « Voici Isabelle Eberhardt, ma femme, et Mahmoud Saadi, mon compagnon…[lii] » Résultat : il était devenu sans tarder la proie des poursuites qui la visaient ; il avait été renvoyé illico à la garnison de Batna.

Loin d’El Oued, tout était tristesse. Ne s’en trouverait-il pas ébranlé dans sa volonté? Chez Isabelle, la crainte de perdre Slimène apparaît très fréquemment dans ses écrits intimes. D’où son incertitude, son appréhension « en face du grand vide du désert[liii] » qui lui renvoyait, à travers les larmes de détresse qu’elle versait, le manque, l’absence du bien-aimé. Car le plus dur n’avait pas tardé. Le 29 janvier 1901, alors qu’elle faisait halte au village de Behima, à quatorze kilomètres au nord d’El Oued sur la route du Djérid tunisien, en compagnie du cheikh Si Lachmi qui « se rendait à Nefta (Tunisie) avec des khouan pour une ziara[liv] au tombeau de son père[lv] », elle fut brusquement frappée d’un violent coup à la tête suivi de deux autres au bras gauche et grièvement blessée par un homme armé. Clouée sur son lit à l’hôpital militaire d’El Oued, elle ne pouvait rejoindre Slimène à la zaouïa de Guémar. Atterrée, brisée, elle était passée par tous les états : le doute, l’espérance, l’abandon, la confiance, la détresse.

Cette instabilité d’Isabelle Eberhardt est la raison pour laquelle sa sagesse, la sagesse de l’incertitude, comme dirait Milan Kundera, qui entretient l’espoir et alimente la conscience, est si difficile à déceler et à comprendre. D’un côté, parce qu’elle se perd souvent « dans l’indicible, dans ces tréfonds obscurs de [son] âme[lvi] » ; de l’autre parce que ce qu’elle découvre dans toutes les épreuves douloureuses de la séparation, c’est la possibilité d’un espace infini de désir, à condition de faire confiance à l’Autre, de supporter la frustration et l’attente de l’Absent. Mais pour l’heure, il lui semblait que, sans Slimène, « l’être aimant, honnête et bon[lvii] » qu’elle avait choisi, sa vie se réduisait à rien. Son insupportable silence, car il n’écrivait pour ainsi dire pas (« tu ne penses pas à l’absente, à l’orpheline qui pleure la séparation jour et nuit[lviii] ») causait en elle un sentiment de déréliction croissant qui la faisait déraisonner et sombrer dans le doute. Alors, elle se morigénait : « malgré tous les avertissements, « genre menaces sous conditions », n’avait-il pas couru le risque de prendre son parti ? Du coup, il s’était retrouvé à Batna où, « étant estropié d’une jambe, il souffr[ait] du froid et de l’excès de travail, des vexations de la part de [s]es chefs, etc…, plutôt que de quitter Mahmoud[lix] » comme il le mentionne lui-même dans une lettre à Augustin, le 17 mars 1901. Evidemment, mue par l’amour, Isabelle reprit bientôt cette route du Nord qu’elle eût tant désiré ne plus jamais suivre… A Batna, il y avait « pour l’ensoleiller encore, de près ou de loin, l’amour profond de cette âme, essentiellement belle et ouverte à toutes les beautés réelles, de Rouh ![lx] » – en dépit de la faim et du dénuement, des angoisses continuelles de la vie matérielle. « Tout, mon Dieu, tout pour le revoir ne fût-ce qu’à la porte du quartier, furtivement, comme durant sa semaine ![lxi] » Nombreuses sont par ailleurs les allusions qu’Isabelle fait à ce vaste espace de joie et de souffrance qu’est l’amour… Mais finalement c’est ainsi qu’elle aimait à vivre. Pour elle, l’amour c’était tout. Se donner sans mesure à l’Autre, à Slimène, à Dieu, à l’écriture, c’était une manière de vivre. Tout comme elle appartenait au désert, à « cette lamentable vie et ce triste univers … où l’Amour côtoie la Mort et où tout est éphémère et transitoire [lxii] ».

Rappelons que, dans la mystique de l’islam, Isabelle percevait une sorte d’unité fondamentale où tout était relié, où tout était en harmonie : la lumière et l’obscurité, la joie et la tristesse, la certitude et le doute. Mais pour sa part, elle avait du mal à trouver la voie du juste milieu, sachant au fond d’elle-même que si elle devait la trouver un nouveau voyage commencerait, un voyage sans fin, inachevable, à l’intérieur de la Lumière, « le voyage ineffable dans les profondeurs insondables de Dieu[lxiii] ».

Un beau jour, alors que Robert Randau lui faisait miroiter fort innocemment le bonheur et la renommée qu’elle pourrait tirer de son travail littéraire, elle avait répondu avec un certain humour : « Pensez-vous ? Je suis musulmane et pour les musulmans on n’a le droit d’être heureux qu’à la seconde où l’on meurt. Cette seconde ineffable, et aussitôt abolie, rachète toute l’existence ! [lxiv] »

Dans l’immensité infinie, silencieuse, du désert, où les frontières entre la mort et la vie se diluaient, où tout était en proie à l’endormissement, Isabelle avait compris, non sans amertume, que le bonheur suprême était placé au-delà de l’horizon de la finitude. Certes, elle était née avec l’obsession de la mort, car Nathalie était toujours malade. Elle avait grandi avec une difficulté à vivre dans la vie réelle qui l’avait minée à son tour comme elle avait miné avant elle la vie de sa mère. Mais, auprès de Slimène, elle avait appris à se donner à l’instant fugitif, à se lier à l’inconnu, à s’y abandonner, sans s’effrayer. Elle se rendait compte que ce qui l’avait particulièrement sidérée « dans la vie de l’islam, à tort ou à raison », c’était « justement cette apparence d’immobilité qui rend[ait] confiance en l’Eternité et qui enra[yait] un peu ce funeste vertige du néant qui nous torture, en Occident…[lxv] » Dans le désert, « tout se confond[ait] et pass[ait] uniformément sur les solitudes mortes des dunes, éternellement pareilles, à travers le silence lourd des siècles [lxvi] ». Tout, absolument tout – « des tombeaux innombrables, sépultures essaimées au hasard, sans murs, sans ornement et sans épouvante[lxvii] » jusqu’à l’habillement des Bédouins, « ce drapé [qui] leur donn[ait] au clair de lune […] un aspect fantastique de revenants roulés encore dans le kéfenn[lxviii] de la tombe… [lxix] » – rappelait que la vie est indissolublement liée à la mort.

La mort, elle l’avait frôlée à Behima, et comme elle avait réchappé de sa vilaine blessure, peut-être avait-elle quelque chance que la vie l’emportât…

 

Il est certain que l’attentat du 29 janvier fut un moment charnière dans le cheminement spirituel d’Isabelle Eberhardt. Le destin voulut qu’un disciple fanatique de la confrérie des Tidjanias (ou Tidjanyya[lxx]) qui, traditionnellement, demeurait la grande alliée de la France, tentât de l’assassiner d’un coup de sabre. Un acte terrifiant, insensé, d’autant plus « fou » à ses yeux, qu’il avait été assené avec une arme sacrée[lxxi], appelée as-sayf, dont la pointe effilée fit autant pour la conquête de l’islam à ses débuts que le Livre du Prophète[lxxii]. Un trauma, pour sûr, mais aussi une expérience essentielle, puisque cette terrible épreuve lui avait révélé le véritable objet de sa quête : « Pour moi la suprême beauté de l’âme se traduirait en pratique par le fanatisme menant harmonieusement, c’est-à-dire par une voie d’absolue sincérité, au martyre [lxxiii] », déclare-t-elle ainsi trois mois après l’évènement.

Tout identifiée qu’elle était à l’Autre, à cette altérité si profondément ressentie par elle-même, elle s’était résignée à la sentence divine. Au-delà du désespoir, elle trouvait la paix de l’esprit dans l’acceptation fataliste de la mort. D’autant plus qu’elle se souvenait avoir appelé, de moment en moment, le « martyre »[lxxiv] de ses vœux.

« Que sa volonté soit faite ! » lit-on plus haut dans le texte. « Si Dieu veut que je meure martyr comme je l’ai demandé dans la nuit d’Elhadj, où que je sois, la volonté de Dieu m’atteindra[lxxv]. »

Car même si cet attentat eut à voir avec la politique et pouvait apparaître comme une infortune, encore n’en était-ce pas une, vu que Dieu avait entendu son appel. L’attentat dépendait avant tout de la volonté divine. Alors, à quoi bon se révolter contre le destin, avoir peur de la mort contre laquelle elle ne pouvait rien si ce n’est l’accepter ? Ne valait-il pas mieux reconnaître cette évidence, vivre les bonheurs de la vie, l’instant présent, Lui accorder sa confiance ? Surtout que, finalement, « Dieu a[vait] arrêté la main de l’assassin et le sabre d’Abdallah a[vait] dévié[lxxvi] ». Aussi en avait-elle conclu que toutes les créatures humaines – tant les victimes que les assassins – étaient réduites à la même condition : toutes mouraient au moment fixé par Dieu. Du moins c’est ainsi qu’elle en jugeait. Quand même Abdallah aurait été « poussé à faire ce qu’il a[vait] fait[lxxvii] », sachant qu’elle n’était pas du tout la bienvenue à El Oued au vu de sa réputation, « cela ne prouv[ait] rien et, lui, personnellement, mais lui seul a[vait] bien dû être envoyé par Dieu et par Djilani ». Cela était si vrai que « depuis le jour fatidique de Behima », elle sentait son âme « entrer dans une phase toute nouvelle de son existence terrestre[lxxviii] ».

Autant dire qu’elle tentait désespérément de trouver un sens, une origine, à l’effroyable évènement, en réunissant ce qui, logiquement, semblait s’exclure. Comme si elle avait voulu à tout prix apporter des réponses aux questions qui venaient hanter ses nuits d’insomnies, argumentant ainsi : Si tout était intimement relié, alors, la rude épreuve, toute la souffrance que Dieu lui avait envoyée servait indubitablement à la purification de son cœur, à la réparation de ses fautes et des excès sensuels de ses premiers temps, et Abdallah, son agresseur, était « martyr, et le martyr volontaire », dans l’islam, n’était-il pas « le plus heureux des hommes »? Mieux encore : il était « un élu [lxxix] » (au sens où il incarnait une forme essentielle de sacrifice, tout en étant coupable du mal qu’il avait commis). Ainsi Abdallah « très mystérieusement paiera sans doute de toute une vie de souffrances la rédemption d’une autre vie humaine [lxxx] ».

On sent à travers ses Lettres et journaliers la ténacité d’une volonté, sans complaisance, de se diriger « vers le chemin droit », en somme, de coïncider absolument avec le Coran qui était pour elle la « Direction » par excellence. Au point d’absoudre Abdallah une fois que ce dernier lui eut « manifesté son repentir et […] demandé pardon[lxxxi] ». En effet, malgré « les angoisses des derniers jours d’El Oued, la blessure, la commotion nerveuse et l’énorme hémorragie de Behima, l’hôpital, le voyage à moitié effectué à pied, la misère, ici, le froid et la mauvaise nourriture dont le plus clair [était] le pain[lxxxii] », Isabelle avait retiré sa plainte. D’abord par compassion pour la femme et les enfants de son agresseur. Ensuite parce qu’elle jugeait, après maintes réflexions, que « ce pardon du mal [était] un dévouement illimité pour la cause islamique, la plus belle de toutes puisqu’elle [était] celle de la Vérité[lxxxiii]… » Enfin, parce que les déviations accidentelles étaient de la sorte neutralisées et ramenées à leur état positif :

« Conduis-nous dans la voie droite[lxxxiv] », note-t-elle, « et je crois que, pour moi, c’est bien là, le sentier droit[lxxxv]. »

Mais aussi et surtout, parce que la décision de pardonner venait au moins d’elle-même. Si le fait d’avoir manqué d’être tuée était « écrit », elle demeurait en revanche tout à fait libre de garder rancune ou de montrer de l’indulgence pour son agresseur. L’enjeu de cette distinction entre ce qui dépendait entièrement d’elle (sa volonté morale) et ce qui en fin de compte n’en dépendait pas (l’acte de l’attentat) fondait non seulement la liberté qu’elle avait de choisir entre la vengeance et le pardon mais il déterminait l’excellence de l’Homme accompli, lequel ne faisait rien qui ne fût en relation avec ce que dit le Coran : « La punition d’un mal est un mal identique mais celui qui pardonne et qui s’amende trouvera sa récompense auprès de Dieu. » (Sourate 42, verset 40)

Pour Isabelle Eberhardt, le Coran n’était pas une absurdité. Il l’avait aidée à écarter la déréliction provoquée par la violence meurtrière d’Abdallah en donnant un sens, une raison, à l’épreuve, en grande partie incompréhensible, inexplicable, qui la frappait. On dirait même que, par le pardon du mal, par la capacité d’être bonne, Isabelle cherchait à poser en quelque sorte les fondations d’une vie nouvelle, car le Pardon révélait à la fois la suprématie de « l’amour […] pitoyable, infini, de tout ce qui souffre[lxxxvi] » et une espérance de réparation, bâtie sur le fondement de la souffrance et de la douleur, dont elle sortira transformée. (« La Douleur est féconde[lxxxvii] », se plaisait-elle à dire.)

Ce ne sont que des hypothèses. Et pourtant, dès lors qu’elle revient au message coranique en choisissant de pardonner plutôt que de tirer vengeance de l’attentat à sa vie, on dirait que quelque chose éclot, faisant apparaître la merveille d’exister. Comme s’il avait suffi qu’elle changeât de regard sur la destinée pour accéder à la liberté (qui est contingence et choix) et trouver « la joie partout, dans la volupté et dans la douleur, car elle y est également[lxxxviii] ». Il est indéniable que, sans en avoir l’air, Isabelle travaillait dur à sa transmutation, que ce fût en refusant à enfermer le coupable dans le mal ou en approfondissant le meilleur état de son âme.

« Trois choses peuvent ouvrir nos yeux à l’éclatante aurore de vérité, soutient-elle dans ses Notes de route : la Douleur, la Foi, l’Amour – tout l’amour[lxxxix]. »

 

D’ores et déjà, l’un des leviers les plus puissants du combat spirituel d’Isabelle, qui n’en est encore qu’à son commencement, consiste à rechercher « l’amour pur et vrai[xc] ». Un parcours très exigeant qui réclame beaucoup d’efforts, de risques, ainsi que la nécessité d’accepter la souffrance et la mort lorsqu’elles se présentent. Par ailleurs, elle n’est plus la jeune fille impulsive, qui s’engage sans hésitation sur des chemins plus ou moins caillouteux qu’elle ne connaît pas. Ce qui la caractérise désormais, c’est la recherche des états moraux les plus excellents qui se ramènent plus ou moins directement à une des tentatives les plus remarquables de lier l’amour à la morale de ce qu’il est « juste » de faire. Eduquée par Trophimovski, elle restait marquée par lui ; elle avait intégré en elle ses principes, sa foi dans une utopie qui concevait un homme complet à constituer par l’action (éthique ou sociale) et dont le principal caractère était la liberté. De sa mère, en revanche, elle avait hérité la bonté, le dévouement, une générosité pour autrui qui la poussait à aider à son tour les plus humbles, les plus déshérités, à se mettre du côté des sans-voix, de tous les oubliés de l’histoire. Si bien qu’elle ne cessait de rêver de choses extraordinaires, aspirant d’une part vers une harmonie pour soi au sein d’une société nomade ; de l’autre vers une « vie autre » se donnant pour but de réparer les injustices du destin (par la vengeance ou par le pardon) et de faire le tri de la vérité et de l’erreur.

 

Dès ses premières pérégrinations dans le Sahel tunisien aux côtés du jeune khalifa de Monastir, Si Larbi Chabet, on la sent résolument engagée du côté de la justice, de l’indignation et de la honte que provoque en elle le système d’oppression qui étouffe l’Afrique coloniale.

« J’ai pu voir, dénonce-t-elle, comment l’on fait rentrer là-bas les arriérés d’impôts et comment l’on fait des enquêtes judiciaires. Eh bien, je déclare que l’un et l’autre se pratiquent de la façon la plus révoltante, la plus barbare, et cela non occasionnellement mais constamment, au vu et au su de la plupart des fonctionnaires civils ou militaires chargés de contrôler les fonctionnaires indigènes[xci]. »

« Ayant promis un journal des impressions de voyage », elle narre comment, à la première occasion, elle se joignit « à une petite caravane chargée par les autorités tunisiennes de faire des enquêtes sommaires et de récolter les impôts arabes, toujours arriérés[xcii]. » Si le protectorat était sensiblement différent du système colonial en Algérie qui reposait sur la force et le mépris, il n’en est pas moins vrai que, là encore, le pays était marqué par le fléau de la medjba, « l’impôt de capitation que payent les indigènes de la campagne en Tunisie[xciii] ».

« Ceux qui avouent posséder quelque chose », atteste-t-elle dans ses Notes de route, « une pauvre chaumière, un hameau, quelques moutons, sont laissés en liberté, mais le khalifa fait saisir par les deira[xciv] ce pauvre bien, pour le vendre… Et nos cœurs saignent douloureusement quand les femmes en larmes amènent la dernière chèvre, la dernière brebis, à qui elles prodiguent des caresses d’adieux [xcv]… »

Quant à ceux qui ne possèdent rien, « ils seront menés dès le lendemain à Moknine, et de là à la prison de Monastir, où ils travailleront comme des forçats, jusqu’à ce qu’ils aient payé[xcvi]… »

Traversée par un réel souci de véracité, Isabelle dépeint ce qui se passe autour d’elle avec une attention minutieuse : d’un côté, la vie âpre, monotone et triste des fellah[xcvii], courbés vers la terre qui, seule, peut leur donner les moyens de subsister ; de l’autre, « les durs travaux du ménage bédouin au murmure ininterrompu et berceur du lourd moulin à grain[xcviii] ». Ainsi découvre-t-on que le sud du pays se divise en deux catégories de « populations indigènes » qui, fussent-elles unies par la rudesse de leurs conditions de vie et le dénuement, diffèrent tant par leur habitat que par leur activité, leurs caractères et leurs coutumes : les sédentaires et les nomades. « Dans [s]on récit vrai, il n’y a donc rien de ce qu’on est habitué à trouver dans les histoires arabes, ni fantasias, ni intrigues, ni aventures. Rien que de la misère, tombant goutte à goutte[xcix]. » Mais s’il y avait chez Isabelle comme un sens aigu de la justice qui lui rendait intolérable le caractère oppressif et répressif de l’entreprise coloniale, il faut ajouter qu’elle ne pouvait pas accepter davantage les maux dont souffraient les femmes musulmanes. Il lui semblait que la persistance des coutumes locales et ancestrales allait à l’encontre de ce qui est consigné dans le Coran. Selon elle, les unions non consenties poussaient au « viol légal » des femmes, parfois encore des fillettes, « durant la brève nuit de noces[c] » et autres brutalités et ignominies, sinon à la répudiation, « la chose licite la plus détestée chez Dieu[ci] » et le Prophète, et pourtant admise depuis toujours. Et d’ajouter plus loin, faisant des parents un rouage parmi d’autres de la machine à exploiter :

« Comme il est d’usage chez les Berbères de la montagne, écrit-elle, les parents d’Aouda l’excitaient encore contre son mari pour provoquer un divorce venant de lui, car alors il perdait le sedak, la rançon de sa femme, que les parents remariaient ensuite, touchant une autre somme d’argent[cii]. »

Non sans lucidité, elle évoque la noirceur de l’âme engendrée par l’extrême misère, la crainte de mourir de faim. D’une manière générale, les bédouins tiraient leur maigre subsistance du fruit de leurs travaux agricoles et de la garde des troupeaux. Et aussi loin que remontaient leurs souvenirs, ils avaient dû courber l’échine devant la force. Aussi écrit-elle : « Leur terre avait toujours été dure et pierreuse, et il y avait toujours eu un beylik[ciii] auquel il fallait payer l’impôt. D’un âge d’or les Bédouins ne gardaient aucune souvenance.

Ils vivaient de brèves espérances, en des attentes d’évènements prochains, devant apporter un peu de bien-être au gourbi[civ] : Si Dieu le voulait, la récolte serait bonne… ou bien les veaux et les agneaux se vendraient, et un peu d’argent rentrerait[cv]. »

Dans le même temps, c’est du regard appliqué aux menus faits de la vie quotidienne au bled[cvi] que réaffleurait la curiosité, que jaillissait la joie d’Isabelle. Une certaine félicité d’être. Car, là, tout l’émerveillait : les marchés à bestiaux hauts en couleur qui jouaient « un grand rôle dans la vie bédouine » et exerçaient pareillement « une sorte de fascination sur les fellah[cvii] » ; le goût de la parure chez les femmes qui « ici comme ailleurs, revêt[ai]ent les mêmes voiles, bleu sombre ou rouges, le même édifice compliqué et lourd de cheveux noirs, de tresses de laine, de bijoux et de mouchoirs de soie, la même ceinture lâche, nouée très bas, presque sur les hanches[cviii] » ; le son enchanteur de « la rhaïta[cix] bédouine [qui] pleur[ait] et gémi[ssai]t, tour à tour désolée, déchirante, haletante, râlant comme un spasme de volupté[cx] » et les battements accélérés du petit tambourin qui accompagnaient « le cliquetis clair des lourds khalkhal[cxi] d’argent[cxii] » des danseuses du djebel[cxiii] Amour, rythmant les mouvements trépidants de leurs hanches royales. Loin de la vaine agitation des villes cosmopolites qui la révulsaient, non seulement parce qu’elle les tenait pour européanisées et donc arabophobes et antisémites, mais encore parce que, à son grand effroi, elle y voyait se développer le prêt à intérêt, fermement condamné par le Coran. Dans ce foisonnement extraordinaire des différences de mœurs, de religions et de « races », elle dénonce l’universalité de l’avidité humaine : « Vendre le plus cher possible, tromper au besoin, acheter à vil prix : tel est le but de cette foule disparate, mélange confus d’Européens, d’Arabes, de Kabyles et de Juifs, tous semblables par leur soif de lucre[cxiv]. »

Isabelle Eberhardt aspirait à un bonheur simple. Et sa vie et son œuvre sont tout à la fois traversées et nourries par cette nécessité de s’absenter du jeu/je social, de vivre absolument en dehors de la société marchande. Sa véritable vocation, c’était d’apporter des témoignages sur les petites gens, celles de la campagne plutôt que celles de la ville. Certes, les longs mois passés auprès des fellah n’offraient rien d’exceptionnel sinon l’occasion d’« étudier attentivement les rapports des indigènes et des colons[cxv] », pour la plupart des Espagnols, des Italiens ou des Maltais, qui se tenaient, en règle générale, dans une réserve hautaine fondée sur beaucoup d’ignorance. Ces « pauvres hères[cxvi] », en effet, ne comprenaient pas qu’ils étaient dans une situation économique et sociale guère plus enviable que celle des fellah qu’ils méprisaient. Isabelle se tenait à l’écart des colons, mais elle ne souffrait pas de l’ennui d’antan. Elle était parvenue à un semblant d’équilibre. Elle jouissait des petits riens de la vie, de l’irrésistible beauté du pays où le soleil était toujours triomphant et radieux, les oliviers plus luxuriants que partout ailleurs.

C’est d’ailleurs au cours de ces nombreux vagabondages à travers le maquis sauvage que Bou-Saâda lui était apparue « auréolée de soleil, dorée et sertie dans l’émeraude de ses jardins ! [cxvii] » et, somme toute, fort semblable à la représentation qu’en a fait à l’époque le peintre Etienne Dinet. D’emblée, elle avait succombé à la séduction qu’exhalaient les fiers cavaliers au maintien de seigneur et aux « visages bronzés sous le turban blanc ou le voile attaché avec la cordelette en poil de chameau beige, visages mâles ou ascétiques, yeux fauves et caves, brillant d’une flamme sombre sous l’auvent de la guelmouna[cxviii], chapelets au cou, attitudes d’un autre âge, d’un autre monde presque[cxix] » dont Dinet fit d’ailleurs d’admirables portraits. La zaouïa d’El Hamel où elle avait été invitée à se recueillir était la seule à être dirigée par une femme, la maraboute Lèlla Zeyneb… Cependant, ce qui l’avait subjuguée plus que tout et à jamais, c’était « au-delà de la mer bleue, au-delà du Tell fertile, de l’Aurès morose et des grands chotts […], la terre brûlée ardente et resplendissante du Souf[cxx] », où la simplicité, la clarté[cxxi] y constituaient les mœurs, préservant l’âme. Un lieu de passage cerné par les sables qui avait transfiguré sa liberté.

 

Au cours de ce vaste périple initiatique où elle accumule les matériaux de ses nombreuses nouvelles, on retrouve des thèmes qui lui sont chers : la conscience d’être seule face à l’horizon lointain, à Dieu, à l’Infini ; la fécondité de la douleur et du silence ; l’équilibre subtil entre « l’unité spirituelle du monde musulman, par-dessus toutes les frontières politiques (celles-ci [étaient] arbitraires)[cxxii] » et la manière d’être unique, singulier de chacun, ainsi que le besoin d’une harmonie entre le matériel et la métaphysique. L´expérience solitaire d’une quête impossible qui l’avait d’autant plus sidérée que la doctrine de l’islam, en dehors de ses dogmes fondamentaux, contenait encore la question de la morale : « une morale absolument terrestre, c’est-à-dire parfaitement en harmonie avec les facultés et les forces humaines[cxxiii] ».

Ivre de voyages, de soleil et de liberté, le passé lui semblait lointain, révolu. Trois années auparavant, en 1900, l’Icarie de ses rêves, sur laquelle ses pieds s’étaient posés pour la première fois, lui était apparue tout d’abord comme l’absence, le vide, comme ce qui avait été définitivement perdu, comme ce qui tant lui manquait : la tendresse maternelle, l’unité avec la mère « aimée à jamais »[cxxiv] qui l’avait quittée pour l’éternité. Alors qu’à distance, la même terre, une terre aux jardins profonds, aux dunes désolées, lui apparaissait belle, harmonieuse, comme un coin de paradis. Véritable source d’amour et de foi, devenue chaque jour plus pure, plus violente, intarissable, qui ne cessera de la conduire sur le sentier de Dieu.

Par bien des aspects, les écrits de cette période (correspondance, réflexions…) s’inscrivent dans une tradition ancienne qui s’interroge sur les misères de l’homme et sa difficulté d’être quand il est privé du secours de l’Autre divin. Mais, paradoxalement, c’est « de la certitude absolue de la mort », liée à l’expérience de la perte, de la douleur de l’abandon, que la vie prenait du sens. Oui, soutenait-elle, c’est de là que venait « tout le grand charme poignant de la vie. Si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d’attachement[cxxv]. » D’épreuve en épreuve, elle comprenait que la naissance du sujet ne pouvait advenir sans détachement, sans séparation d’avec l’enfance. C’était en effet parce qu’elle était entrée dans la vie consciente, et cela « pour la première fois depuis la mort des chers vieux », qu’elle extériorisait un peu de son moi, qu’elle avait enfin l’impression d’avoir « un devoir à remplir » en dehors d’elle-même[cxxvi]. De même qu’elle se découvrait « à présent une capacité dont [elle] ne se doutait pas, celle de composer des cours, notamment sur l’histoire, avec des vues d’ensemble, qui n’[étaient] point dénuées de largeur[cxxvii] ». Certes, l’objectivation de sa conscience s’était faite non sans efforts ni contradictions. Combien de fois n’avait-elle pas senti son cœur se serrer en songeant à sa « vocation d’écrire et […] à [son] ancien amour de l’étude et des livres, à [ses] curiosités intellectuelles de jadis. Heures de remord, d’angoisse et de deuil[cxxviii] » face au désœuvrement, lors même qu’elle s’abandonnait voluptueusement au train des choses, à « la douce sensation de se laisser vivre, de ne plus penser, de ne plus agir, de ne plus s’astreindre à rien, de ne plus regretter, de ne plus désirer, sauf la durée indéfinie de ce qui est ![cxxix] »

Cet étrange état de léthargie, de torpeur (en partie provoqué par l’effet du kif), qui évoquait la résignation à la destinée, ce détachement de tout grâce auquel le vrai croyant se préparait à accueillir sans résistance la contingence, l’inquiétait en même temps qu’elle la transportait vers une forme de ravissement et d’ivresse. C’était un peu comme l’annonce en ce monde de la mort acceptée. Comme si elle avait repris à son compte le vieil adage paradoxal des soufis : « Mourez avant de mourir », car « ceux qui meurent avant de mourir ne meurent pas quand ils meurent[cxxx] ». Cet état d’extase, cette expérience mystique du passage de la vie à la mort (avant que de mourir) était une expérience exaltante et effrayante à la fois, parce qu’elle ne pouvait être identifiée, exprimée. A Kenadsa, elle avait rencontré des hommes qu’elle nommait les chercheurs d’oubli, « dévots de la fumée hallucinante », voyageurs « eux aussi, transportant à travers les pays de l’Islam leur rêverie » et appartenant « à la classe plus relevée des lettrés[cxxxi] ». Ce mode de vie, fondé sur le renoncement, était répandu dans le Sud. Ces hommes n’avaient aucune attache sur terre, ils n’avaient pas de foyer, pas d’enfants, pas de métier fixe et errait « de ville en ville, travaillant ou mendiant, selon les occasions[cxxxii] ». L’extase était leur apanage. Ils vivaient l’existence terrestre comme une étape avant que d’atteindre à la vie éternelle de l’âme. Cette extatique ivresse des soirs du Sud, Isabelle l’éprouvait elle-même parfois… mais « pas toujours[cxxxiii] », n’étant pas totalement assurée de l’immortalité de l’âme, au point qu’elle tâtait parfois du scepticisme. Mais peut-être était-ce cela le chemin de la connaissance : supporter la nuit du doute qui ébranlait les certitudes, assumer les contradictions de la vie… Autrefois, il lui était souvent arrivé de rêver « d’un sommeil qui serait une mort, et d’où l’on sortirait armé, fort d’une personnalité régénérée par l’oubli, retrempée dans l’inconscience[cxxxiv] ». A présent, elle mettait plutôt en lumière la fécondité de la douleur, clef de voûte de nombreuses histoires de soufis. Ainsi écrit-elle : « C’est la brûlure délicieuse et torturante d’aimer qui fait chanter l’oiseau au printemps, et les immortels chefs d’œuvre de la pensée sont issus de la souffrance humaine[cxxxv]. »

C’est dans ce contexte mystique qu’il faut placer la parabole de l’enfantement sur laquelle on reviendra et qui est liée à l’idée coranique que « les péchés de la femme seront pardonnés si elle a donné naissance à la vie, si elle a joué son rôle au sein de la création[cxxxvi] ». Autrement dit, pour « créer », réaliser ses rêves d’écriture, il fallait qu’elle tirât le meilleur parti du lot, du destin, qui lui était échu, et qu’elle consentît à emprunter « la voie de la Douleur[cxxxvii] ».

Il est certain que le fait d’avoir frôlé la mort avait fortement modifié sa pensée. Toute déchirée qu’elle fût entre des postulations contraires – la chair et l’esprit, le féminin et le masculin, le fini et l’infini – le lien entre celles-ci était devenu, après l’attentat de Behima, toujours plus étroit, au point de la porter au souhait d’accéder à la lumière de la foi absolue, de « se donner corps et âme, et à jamais, jusqu’au martyr au besoin, à l’Islam[cxxxviii]. » Pour elle, à ce moment-là, il n’y avait plus que la solution du sacrifice suprême. C’était sa seule chance d’accéder au bonheur. Cependant, dans le même temps, on note le progrès d’un conflit intérieur. Loin d’avoir fait la paix avec son sort, le trouble l’envahissait de jour en jour. Altérée par les interrogations sur l’origine de l’attentat, elle était arrivée à deux conclusions : d’une part, « qu’il ne faut jamais chercher le bonheur[cxxxix] », c’était s’illusionner ; de l’autre, que dans la poursuite de la défense aveugle de la Vérité, fixée par des certitudes, qu’elles fussent idéologiques ou religieuses, il y avait une espèce de délire de destruction et que la liberté n’était possible que si la Vérité ne l’était pas.

« J’ai cru à la fraternité des hommes, mais au jour noir de l’infortune je n’ai pu distinguer mes frères de mes ennemis, reconnaît-elle. Je désirais pour les hommes la vérité et la liberté, mais le monde est resté le même monde d’esclaves imbéciles[cxl]. »

 

A la réflexion, le rêve de la bonne communauté lui apparaissait confusément comme la pensée intégriste de la Vérité ; pensée que Bernard Henri Lévy dénonce par ailleurs dans La pureté dangereuse comme étant, en grande partie, l’intériorisation du discours colonial. A partir de quoi, écrit-il, « la machine à purger, épurer, purifier, c’est-à-dire exterminer va pouvoir accomplir sa besogne[cxli] ». « N’a-t-on pas été jusqu’à prononcer le mot stupéfiant d’évacuation », s’insurge Isabelle à ce propos. Et d’ajouter plus loin au sujet des djicheurs[cxlii] : « D’autres encore affirmaient qu’il fallait les exterminer, les ‘zigouiller’, selon le terme à la mode là-bas[cxliii]. » Ainsi, dans Trimardeur, elle fait dire à un ancien matelot : « Moi, j’ai vu ça en Indochine, quand on tombait sur un village, fallait que tous y passent[cxliv]. »

Evocation d’épouvantables massacres par les troupes occupantes françaises ; massacres mus par un désir incoercible de soumettre et de dominer les autres et perpétrés de la même manière en Algérie dès 1830, sans pitié aucune, au nom de la civilisation et du progrès. Puis reproduits deux générations après celle qui avait connu la guerre de libération, mais cette fois par des bandes de religieux intégristes non moins cruels et armés de longs couteaux qui faisaient appel à la guerre sainte contre leurs propres frères, tuant des centaines d’hommes, violant les femmes et massacrant leurs enfants au nom d’Allah Akbar, totalement incapables de contrôler leur fureur, une fureur enivrante, peut-être parce qu’ils en ignoraient la véritable nature, parce que l’horreur des massacres, les fantômes inapaisés, sacrifiés, de leurs aïeux, ceux-là mêmes qui furent impitoyablement écrasés par la soldatesque française, les hantaient nuit et jour, les tourmentant, et les hantent encore et toujours de leurs hurlements de « frayeur » (du latin fragor, bruit, vacarme), de leurs cris rauques, les cris de la malédiction… Tout à fait égarés dans un effroi qui pourrait être de l’ordre d’un « innommable », lié au secret des générations précédentes, dont ils ignorent souvent le contenu[cxlv], ces êtres irrémédiablement « perdus » dans l’obscurité grandissante paraissent n’avoir plus rien d’humain, habités, possédés qu’ils sont par les trépassés, les fantômes à la face exsangue, condamnés à errer parmi les vivants, depuis que leur âme fut brutalement arrachée sous le coup de l’épouvantement. Emportés malgré eux dans la folie de la haine, ils se métamorphosent en bêtes sauvages assoiffées de sang, tailladant les gorges à l’envi sans concéder un seul regard de pardon à leurs victimes et inspirant partout la frayeur (khal’a[cxlvi]) à leur tour, pour n’avoir plus à la subir. Psychologiquement rongés, dévorés par un ressentiment inavouable ou inconscient, il semblerait qu’ils soient peu à peu devenus un tourment pour eux-mêmes et pour les autres, ceux qu’ils imaginent coupables d’impiété, en proie à une obsession, une volonté de vengeance (odieuse et révoltante) qui tourne aux vils règlements de comptes, ajoutant du mal au mal, suivant le talion ancestral…

Moindrement, Isabelle Eberhardt, perspicace et sincère, ne se dissimulait pas la complicité des puissants, avides de pouvoir, et montre combien le monde tribal pouvait lui-même offrir le spectacle désolant de la tyrannie, de la brutalité et de l’injustice sociale :

« Loin des grands centres, tout comme tant de localités sud-algériennes, le règne de la matraque bat son plein. Les cheikh de tribus, subordonnés aux caïd[cxlvii] et à leur khalifa[cxlviii], sont toujours choisis parmi les plus riches et les plus aptes par conséquent à fournir d’opulents cadeaux dont ils se dédommagent d’ailleurs en exploitant férocement leurs administrés. Ce sont eux qui dressent les listes des contribuables et informent les autorités des crimes et des délits commis dans leurs tribus. Là encore règnent le favoritisme et le bon plaisir les plus insolents » ; si bien que « des tribus entières d’un des caïdats du Sahel (côte orientale) » se plaignirent « à l’unanimité de leur cheikh à qui ils avaient payé l’impôt personnel – la medjba – environ 22 francs par habitant mâle jeûnant le mois de Ramadane[cxlix] et dont ne sont dispensés que les citadins de Tunis et de Sousse[cl]. »

A mesure que son « mécontentement des choses et des gens augmentent[cli] », Isabelle se débat en vain contre la tristesse du réel. Derrière toutes les histoires qu’elle raconte, elle nous enseigne une force d’indignation devant l’éternelle contradiction entre la loi « positive » et la loi du cœur. En ce sens, tous ses écrits disposent d’une portée critique.

« A travers les années errantes », écrit-elle de Tlemcen, le 27 mars 1904, « l’œil blasé s’habitue aux éclatantes couleurs, aux plus étranges décors. Il finit par découvrir la décevante monotonie de la terre et la similitude des êtres – et c’est un des plus profonds désenchantements de la vie[clii]. »

A mesure qu’elle s’achemine vers le Sud, le regard qu’elle porte sur elle-même et sur le monde alentour change. Elle s’affiche sceptique. La réalité était très différente de ce qu’elle avait imaginé et, du coup, sa foi était mise à l’épreuve. Plus critique, elle remettait en cause la droiture des oulémas locaux. Si dans l’ancien temps ils avaient dispensé la justice, maintenant, ils transgressaient la Loi quand cela leur était utile ! Finalement, elle constatait que les nantis et les puissants, là comme ailleurs, se souciaient peu de l’intérêt du peuple. Cette vérité d’expérience s’imposait à elle. Seuls le pouvoir et l’argent les intéressaient. Quoi faire ? Se désespérer ne servait à rien. La seule parade possible au désenchantement, à l’amertume, « le seul moyen viable et légitime » par lequel, à ses yeux, l’homme pouvait réellement avancer, progresser, c’était le travail, l’expérience solitaire de l’étude, ainsi que le sens de l’effort qui s’exprime dans le mot djihâd.

« Le travail russe, écrit-elle en juillet 1901, – si même il n’est pas publié […] – m’est d’une utilité énorme ; je prends l’habitude d’écrire en russe, de manier cette langue, et, à la longue, j’écrirai en russe aussi facilement et aussi vite qu’en français[cliii]. »

Ne cessant de lire et de relire « attentivement, page par page, le Travail de Zola […], une sorte d’exemple qui a[vait] pour but de montrer, sous une forme artistique et attrayante, comment l’union et le travail dans le désintéressement peuvent renouveler un jour la face d’un monde [cliv] », elle découvrait que la plus grande bataille et la plus grande victoire, c’était évidemment d’œuvrer au service d’autrui, en utilisant pour ce faire le seul moyen et recours à sa portée – l’art de manier la plume qui trouvait son inspiration dans la langue française et dans la langue russe. C’est ainsi qu’elle croyait être le plus utile.

Soutenue moralement et financièrement par Slimène Ehnni, devenu au fil des mois « le bon camarade, le frère », sinon « un membre de [sa] famille, ou plutôt [sa] famille[clv] », et sans lequel elle eût été, ajoute-t-elle, « morte de faim depuis longtemps[clvi] », elle s’en était allée au loin, alternant toutefois les longues périodes de voyages solitaires avec les séjours auprès de lui. Chemin faisant, elle écrivait inlassablement sur tout ce qui revêtait de l’importance pour elle, n’hésitant pas à rendre compte en toute indépendance et avec force critique le caractère intolérable de l’oppression coloniale, subie depuis des décennies par les « populations indigènes » apeurées, ici spoliées et déportées sur leur propre sol, là brisées par le bâton, écrasées, réduites au silence. Il est vrai que l’islam soufi, auquel Isabelle se réfère, demandait des vertus considérables. Aux fins d’atteindre à l’équilibre, à l’unité du cœur et de l’esprit, il fallait être à la fois fin lettré et combatif, solitaire et communautaire, très proche du monde et faire preuve en même temps de détachement et de lucidité. Elle avait compris que l’éveil au sublime passait par des chemins périlleux et obscurs, des ravins sableux. Une démarche fort complexe qui, si jamais elle avait eu la chance de réchapper du désastre de Aïn-Sefra le 21 octobre 1904, lui eût peut-être permis, un jour, de réconcilier les contraires qui s’opposaient en elle, de trouver enfin la paix intérieure, quelque chose de l’unité première, du divin que chacun portait au dedans de soi. Mais puisque Dieu seul possédait la Vérité, il revenait à l’être humain non pas de la trouver mais seulement de la chercher, sans relâche, en avançant vers « les sphères supérieures de la pensée et de l’action[clvii] ».

 

Pour Isabelle Eberhardt, l’expérience de l’étude du Coran était un moyen sûr de découvrir la vérité, c’est-à-dire l’ignorance des hommes. Car plus on savait, plus on savait qu’on ne savait pas. Et celui qui prétendait tout connaître était assurément dans l’erreur[clviii]. Il était important d’avoir conscience de l’ignorance pour « se taire, écouter, se rappeler, agir, étudier[clix] ». Voilà ce qu’étaient en fait les cinq degrés vers la sagesse pour les mystiques musulmans! D’où un verset des hadiths : « s’instruire est le devoir de tout musulman[clx] ». Aussi, forte de ce conseil, Isabelle avait-elle exhorté sans cesse Slimène à approfondir ses connaissances, à lire avec constance, pour qu’il pût accomplir dans un avenir prochain son devoir à l’égard de la Communauté musulmane.

« Je veux qu’ayant désormais à vivre parmi les officiers, tu puisses leur montrer qu’étant arabe et vrai musulman, tu es plus instruit qu’eux. Au jour d’aujourd’hui, pour briller dans le monde, il n’y a pas besoin d’être un savant : il faut bien connaître la littérature […] C’est comme cela qu’il faut servir l’Islam et la patrie arabe et non en fomentant des révoltes inutiles, sanglantes et servant seulement d’arme aux ennemis de tout ce qui est arabe[clxi]. »

En l’espace de quelques mois, on voit comment elle était passée d’une exigence exaltée de « perfection nomade[clxii] », qui n’était pas de ce monde, à une exigence d’appropriation des vertus de l’absolu spirituel symbolisé par l’horizon lointain qu’elle contemplait, une espèce d’idéal de vie fondé sur une discipline de l’étude et un perfectionnement moral. Il ne s’agissait pas d’atteindre à la perfection, celle-ci était inaccessible à l’homme, mais de s’efforcer constamment de s’en approcher, par des actes, faisant usage de tout enseignement et expérience. Du coup, la ténacité (voire l’obstination), la volonté ascétique qu’elle démontrait de devenir un homme accompli au service de ses frères musulmans n’était pas restée sans conséquences. Sans même qu’elle s’en doutât, cette décision importante de suivre son cœur allait la ramener précipitamment en France.

Expulsée du territoire algérien sur ordre du gouvernement général, par suite du procès contre son agresseur Abdallah ben Ahmed, qui avait eu lieu en juin 1901 devant le conseil de guerre de Constantine, Isabelle avait embarqué le 13 juillet 1901 sur un navire en partance pour Marseille, sous le nom de Pierre Mouchet. Consciente de s’être laissée leurrer par les promesses fallacieuses de « la bande des politiciens français qui se jou[ai]ent effrontément des Musulmans et qui l’[avaient] tous abandonnée lâchement, après l’avoir poussée en avant, pour le rôle imbécile de victime expiatoire[clxiii] », elle mesurait l’ampleur du désastre.

Brusquement séparée de Slimène et de sa terre adoptive, elle cherche alors, pour ne pas dépendre de son frère Augustin chez qui elle habite, à gagner elle-même son pain, faisant toute la ville et le port, courant « maintenant les cafés où se réunissent les Arabes pour trouver des lettres à écrire pour quelques sous[clxiv] » et renversant ciel et terre pour se donner les moyens de retourner en Algérie auprès de celui qu’elle considère plus que jamais comme son « âme ». Jusqu’à quand devait-elle souffrir ? Au cœur des Ecrits intimes on la sent agitée, en proie à la nostalgie, fortement ébranlée par ce nouvel arrachement. Slimène lui manquait. Avec lui, elle avait échafaudé les projets les plus fous, partagé tant d’épreuves. Désormais, ils devraient prendre, chacun de son côté, leur existence en main, sans quoi ils ne se retrouveraient pas. A vrai dire, dans ses lettres, elle se plaint de la passivité de Slimène, de son manque d’initiative, ainsi que de son assuétude à la boisson qui met tant en danger sa santé déjà précaire. Mue par l’inquiétude, taraudée par le doute lorsqu’il ne répond pas à ses lettres, elle se sent abandonnée à son injuste sort. Tout à fait ignorante du fait qu’il se trouve à l’hôpital militaire de Batna depuis le 28 juillet, affaibli par la tuberculose qui allait avoir raison de lui six ans plus tard, elle lui fait la morale, le tarabuste pour qu’il s’emploie enfin à user de sa volonté pour obtenir sa permutation à Marseille plutôt que de traîner les tavernes et de s’enivrer à l’excès. On imagine aisément combien elle se mit à trembler de tous ses membres quand elle reçut la terrible nouvelle :

« Peut-être ira-t-il bientôt auprès de celle qu’il regrette de ne point avoir connue, lui dire tout ce que nos deux cœurs unis pour toujours ont souffert ici-bas », écrit-elle dans son Journalier, à 11 heures du matin du 1er août 1901[clxv].

Et, plus tard dans la nuit du premier au deux août :

« Slimène, Slimène ! Peut-être sûrement jamais je ne l’ai aimé aussi saintement et aussi profondément aimé que maintenant et, si Dieu veut me le reprendre, que Sa volonté soit faite. Mais après, je ne veux plus rien tenter – rien qu’une chose, de toutes mes forces : aller où on se bat, dans le Sud-Ouest, et chercher la mort, à tout prix attestant qu’il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et que Mohammed est son prophète. C’est la seule fin digne de moi et de celui que j’ai aimé. Toute tentative de recréer une autre vie serait non seulement inutile, mais criminelle, ce serait une injure.[clxvi] »

Il faut ajouter que son frère Augustin, autrefois si proche, avait « profondément changé[clxvii] » à son égard. Il faisait son possible pour lui complaire, mais son mariage l’avait éloigné d’elle. Entre ce qu’il avait été, un homme avide de liberté et d’action, et ce qu’il était maintenant, il y avait un abîme. Il semblait « s’encrasser de plus en plus dans sa vie présente, vie où l’intellect n’a[vait] presque plus de place et qui de plus en plus [la] rebut[ait] et [lui devenait] étrangère[clxviii]. » Aussi la vie de famille lui était-elle très pénible. Elle n’y avait pas d’autre plaisir que celle de tenir dans ses bras la petite Hélène-Nathalie (la fille d’Augustin) où elle reconnaissait ses traits « avec une sorte d’attendrissement et d’angoisse[clxix] ». A son avis, la faute d’Augustin, c’était de s’être établi, de s’être fixé sans y croire, de ne plus s’intéresser à de nouvelles choses, étouffant le meilleur de lui-même, ce qui était pire que la mort. Bref, elle ne comprenait pas « le caractère et la vie d’Augustin ». Comment avait-il pu changer à ce point ? Le temps était venu où il lui fallait voir celui qu’elle avait élevé si haut tel qu’il était maintenant, sans rêves et sans projets. Non pas que l’attitude de Slimène lui fût plus compréhensible. Elle reconnaissait que, depuis son départ, il se laissait aller, au risque de se faire mal voir. Il avait perdu confiance en lui, en sa force, en l’avenir. Toutefois, malgré son effarement, jamais elle ne désespérait. Elle mettait la vie déréglée de Slimène au compte de la vie militaire. A Batna, il n’y avait rien que des soldats qui se soûlaient… Elle ne demandait qu’à l’entendre, le comprendre, avec ses faiblesses, sa vulnérabilité, et cela d’autant plus qu’ils s’aimaient profondément. Elle demeurait convaincue qu’ils pourraient vivre ensemble si seulement ils le voulaient et s’y engageaient contre vents et marées. Elle le savait, par expérience, la Providence ne permettait pas à la chance de durer toujours. Celle-ci n’avait-elle pas mis le fanatique Abdallah sur sa route, provoquant son expulsion du territoire algérien, sans qu’on daignât même lui exposer les motifs de cette injuste mesure ? Mais chacun était libre d’accepter ou de refuser les calamités du destin. Le fondement du devenir, c’était d’aller jusqu’au bout de ce que l’on pouvait faire. Et de la volonté, Isabelle en avait à revendre quand il s’agissait d’aimer. Slimène était tout pour elle. Sa patrie, son foyer, « le roc sur lequel [elle voulait] édifier toute [s]a vie[clxx] ». Ainsi, à force de détermination, à force de faire des démarches, avait-elle obtenu gain de cause. Le 24 août 1901, après une longue attente, il était enfin arrivé, le bien-aimé ; il avait fait sa permutation au neuvième hussard à Marseille. Là, l’autorisation de se marier leur avait été accordée, après enquête et sans aucune difficulté. Du coup, pour complaire au futur époux, elle avait couru « acheter un trousseau complet de femme : robe, bas, corset, gants, mouchoirs, jupons, voilette, souliers […] tout cela très bon marché. »

« La robe sera faite à mon goût […] Elle sera bleu très foncé, en jolie laine fine… », avait-elle promis à Slimène. Avant que d’ajouter, comme pour s’excuser :

« Il me sera impossible de me marier en robe blanche : avec une robe de mariée, il faut la couronne de fleurs d’oranger et tout Marseille sait que nous avons vécu ensemble : même devant le colonel et tes camarades, cela sera un scandale énorme. J’achèterai donc une belle étoffe noire et je ferai faire une robe dite demi-deuil avec un gilet en satin lilas. Je laisse pousser mes cheveux et, ce jour-là, je les ferai friser. Je me ferai un chapeau noir, forme d’homme, garni de lilas. Ce sera une toilette du plus grand goût et qui ne scandalisera au moins personne. D’ailleurs, robe blanche et fleurs d’oranger ont été inventées par les prêtres et pour le mariage à l’église.

Tu vois, Zouizou, que j’ai été bien sage, au moins une fois. J’ai éprouvé le plus grand plaisir en achetant tout cela : je me disais : je travaille pour Zouizou, il sera content[clxxi]. »

Le mariage eut donc lieu à la mairie de Marseille où, par voie de conséquence, Isabelle, devenue Madame Ehnni, obtint la nationalité française, Slimène Ehnni faisant partie de ces rares musulmans à s’être fait naturaliser. A partir de là, l’interdiction de séjourner en Algérie n’existait plus et, une fois terminé le temps de service de Slimène à Marseille, les jeunes mariés s’étaient embarqués pour Alger.

 

Le mouvement est une bénédiction, dit le proverbe arabe. Cela est si vrai que les allées et venues continuelles d’Isabelle Eberhardt, le plus souvent forcées, entre la terre d’islam et les villes de Marseille, de Paris et de Genève, avaient entretenu en elle, à son corps défendant, une pluralité intérieure. De toute évidence, son identité personnelle ne pouvait s’énoncer en terme de fixité ; elle suivait la direction d’un mouvement vers un but indéfinissable dont elle ne connaissait pas le terme. Certes, son errance l’avait jetée tout d’abord dans cet égarement permanent qui trahissait les brisures de l’âme, mais elle lui avait aussi permis de se maintenir jusqu’au bout dans le doute et le questionnement, ennemi de tous les fanatismes et fondamentalismes.

Il y a peu d’exemples de femme transfuge qui soit allée aussi loin dans la volonté de rompre toutes les amarres, de se construire une nouvelle identité dans l’exil et l’errance, par-delà les frontières (culturelles et sexuelles), en dehors de toute référence à ce qui serait antérieur, pour « se faire un nom et une position[clxxii] » (« chose en laquelle [elle n’avait] guère confiance d’ailleurs et qu’[elle] n’espér[ait] même pas atteindre[clxxiii]), à l’écart du monde littéraire. Il y avait en elle une audace, une témérité hors du commun, dues sans nul doute à son tempérament chaud, à sa « nature de batailleuse[clxxiv] », mais aussi et surtout à cet élan d’enthousiasme qui l’habitait, au désir de croire en l’Autre divin « tel qu’il est dans le Coran, serein et grand[clxxv] », à la nécessité de faire appel à une présence réelle, salvatrice, seule capable de la préserver de l’ennui profond, de l’apathie du cœur et de l’âme qui la guettaient. Assurément, Isabelle aspirait follement à être aimée, reconnue, et, comme le souligne Victor Barrucand, « ses confessions sahariennes montrent d’ailleurs que sa vie compliquée cachait une âme simple et très pure, agitée par sa race, par les accidents d’une vie orpheline et les misères de maintes épreuves, mais assez forte pour se ressaisir et ne demandant qu’à s’isoler pour retrouver sa transparence[clxxvi] ».

Rappelons que Nathalie de Moerder avait quitté la Suisse avec Isabelle en 1897 pour une durée dont elle n’avait pas encore idée. « Là-bas », à Bône, en Algérie, avait-elle dû penser avec une enfantine naïveté, Isabelle aurait peut-être un avenir ; elle ne serait plus une exclue ; elle deviendrait écrivain. Mais comment, à cette heure, l’existence de la jeune fille eût-elle été envisageable en son nom propre ? C’était surtout le désir de sa mère, qui avait subi tant d’injustices et de profondes blessures, qu’elle remplissait en rêvant de position, c’était à sa place qu’elle voulait se revancher ! Bien entendu, elle ne l’avait su qu’après. De nombreuses années avaient passé depuis lors… Que de chemin n’avait-elle pas parcouru, sans foyer et sans possessions, pour apprendre à agir en son nom et à aimer ! Et puis, au moment le plus inattendu, ses rêves étaient devenus réalités. Elle avait rencontré celui qui lui était destiné et son cœur s’était subitement embrasé. Elle remerciait la divine Miséricorde d’avoir placé Slimène Ehnni sur son chemin. Poète par tempérament, Slimène croyait en Isabelle. Et il avait « déjà pris l’habitude de regarder les hommes et les choses par les yeux de sa femme, (ayant la certitude que tous deux n’avaient) qu’une seule âme[clxxvii] ». Il faut en convenir : Isabelle s’était montrée souvent intransigeante avec lui. Elle ne l’épargnait pas. Elle le reprenait encore et encore, le corrigeait (dans les deux sens du terme), reproduisant indissolublement, sans le savoir, la manière par trop autoritaire de Trophimovski, sans d’autre perspective que de le pousser à avancer dans une société discriminante qui refusait à la majeure partie des « indigènes » le droit à l’instruction, à l’éducation. Curieusement, Slimène ne lui en tenait pas rigueur. On eût même dit qu’il attendait d’elle qu’elle l’aidât à guérir de son assuétude à l’alcool. « Si j’oublie le serment » (de ne plus jamais boire) « que ton cœur s’éloigne de moi[clxxviii] », avait-il exigé, élevant vers elle son espérance. A cela il faut aussi ajouter que Slimène ressemblait beaucoup à Augustin, le frère qu’elle avait tant aimé en premier. Comme lui, il était indolent, prédisposé à la paresse ; il ne prenait pas le temps de lire, de cultiver son intelligence. Une faute impardonnable pour Isabelle qui croyait fermement à la puissance modeleuse de la littérature. Dans le même temps, cependant, elle savait que cette faiblesse de caractère, qui était une offense inimaginable envers Dieu, existait également en elle et cela l’effrayait. Comment eût-elle pu s’ériger en juge vis-à-vis de lui ? Slimène était semblable à un miroir. Il était difficile de tracer une limite claire entre eux. Alors, elle le poussait simplement à vivre pleinement sa foi, considérant qu’en sa qualité de khouni[clxxix] du cheikh, il devait donner, autant qu’il était possible, le meilleur de lui-même et écouter son cœur, au lieu de se laisser « entraîner par l’exemple des incrédules, des pseudo-musulmans qui l’entouraient et qui étaient des aveugles […] et les derniers des infidèles[clxxx] ».

En définitive, pour contrer l’oisiveté et l’ennui de la vie militaire, rien ne valait la force de l’amour. Et comme Slimène ne voulait pas la perdre, il s’était  obligé de réagir, s’employant activement à changer de régiment. Sans doute eussent-ils préféré, une fois mariés légalement, retourner à El Oued. Mais à défaut et par nécessité, ils s’établirent à Ténès où, à leur grand soulagement, ignorant dans quel pétrin ils allaient tomber, Slimène avait trouvé un emploi comme khodja[clxxxi]interprète à la Commune mixte.

[i] Quatrième Journalier dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 435.

[ii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 144. Noté à Genève, le 27 juin 1900.

[iii] toub : argile crue.

[iv] Lettres et journaliers, op. cit., p. 144.

[v] naïb : dignitaire musulman, vicaire.

[vi] mokaddem : directeur d’une zaouïa, nommé par le cheikh.

[vii] I. Eberhardt, Journaliers, op. cit., p. 105.

[viii] Id., p. 54.

[ix] Id., p. 209.

[x] Id., p. 205.

[xi] Voir Ecrits intimes, op. cit., p. 192-193.

[xii] Journaliers, op. cit., p. 105.

[xiii] A l’origine, le terme chaoui aurait été utilisé par les Arabes, à l’époque médiévale, pour désigner les « payeurs d’impôts », à savoir les Berbères zénètes. Selon plusieurs historiens, dont Ibn Khaldoun, qui fait remonter l’ascendance jusqu’à Amazigh et Cham (fils de Noé), l’ancêtre des Zénètes, il y aurait eu des populations Berbères judaïsées zénètes.

[xiv] Lettres et journaliers, op. cit., p. 156.

[xv] Ecrits intimes, op. cit., p. 256-257.

[xvi] Lettres et journaliers, op. cit., p. 155.

[xvii] L’Algérie dépend alors d’une administration civile, seuls les territoires du Sud restant sous le commandement militaire des Bureaux Arabes.

[xviii] Ecrits intimes, op. cit., p. 252.

[xix] Id., p. 253.

[xx] Id., p. 269.

[xxi] Œuvres complètes II, op. cit., p. 130.

[xxii] Ecrits intimes, op. cit., p. 252.

[xxiii] Id.

[xxiv] Id., p. 253.

[xxv] Id., p. 157.

[xxvi] Notes de route, op. cit., p. 313.

[xxvii] Id., p. 257.

[xxviii] Edmonde Charles-Roux, Un désir d’Orient. Jeunesse d’Isabelle Eberhardt, 1877-1899, Paris, Grasset et Fasquelle, 1988, p. 515.

[xxix] Id., p. 125.

[xxx] Id., p. 285.

[xxxi] knout : instrument de torture de l’ancienne Russie.

[xxxii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 285.

[xxxiii] Id., p. 222.

[xxxiv] Amours nomades, op. cit., p. 32.

[xxxv] Id., p. 83.

[xxxvi] Robert Randau, op. cit., p. 132.

[xxxvii] Id., p. 261.

[xxxviii] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 276.

[xxxix] Œuvre de Pierre Loti

[xl] Ecrits intimes, id., p. 286.

[xli] Journaliers, op. cit., p. 110.

[xlii] Id., p. 94.

[xliii] Ecrits intimes, op. cit., p. 277.

[xliv] Id.

[xlv] Id., p. 287.

[xlvi] Id.

[xlvii] Ecrits intimes, op. cit., p. 275.

[xlviii] Id., p. 277.

[xlix] Vers les horizons bleus dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 93.

[l] Id.

[li] naïb : deuxième personnage d’une confrérie religieuse

[lii] Ecrits intimes, op. cit., p. 245.

[liii] Notes de route, op, cit., p. 292.

[liv] ziara : pèlerinage sur le tombeau d’un marabout, offrande des pèlerins.

[lv] Journaliers, op. cit., p. 146.

[lvi] Lettres et journaliers, op. cit., p. 212.

[lvii] Journaliers, op. cit., p. 110.

[lviii] Ecrits intimes, op. cit., p. 341.

[lix] Id., p. 294.

[lx] Journaliers, op. cit., p. 128.

[lxi] Id., p. 144.

[lxii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 128.

[lxiii] A. Schimmel, op. cit., p. 183.

[lxiv] R. Randau, op. cit., p. 133.

[lxv] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 91.

[lxvi] Notes de route, op. cit., p. 295.

[lxvii] Œuvres complètes II, op. cit., p. 177.

[lxviii] kefenn : linceul.

[lxix] Notes de route, op. cit., p. 199.

[lxx] Fondée par Ahmet al-Tidiana.

[lxxi] Lettres et journaliers, op. cit., p. 237.

[lxxii] M. Chebel, Dictionnaire amoureux de l’islam, op. cit., p. 537.

[lxxiii] I. Eberhardt, Lettres et journaliers, op. cit., p. 222.

[lxxiv] Il y a cinq catégories de martyrs : celui qui meurt de la peste, celui qui meurt des suites de la dysenterie, celui qui meurt par noyade, celui qui meurt enseveli sous les décombres et le martyr pour la cause de Dieu, dit un hadith recensé par En Nawawi.

[lxxv] Id., p. 219-220.

[lxxvi] Id.

[lxxvii] Id., p. 241.

[lxxviii] Id.

[lxxix] Id.

[lxxx] Id.

[lxxxi] Id., p. 234.

[lxxxii] Id., p. 221.

[lxxxiii] Id., p. 240.

[lxxxiv] Selon le Coran, la voie droite est la voie du bien et du salut pour nous-mêmes et pour les autres.

[lxxxv] Lettres et journaliers, op. cit., p. 240.

[lxxxvi] Id.

[lxxxvii] Ecrits intimes, op. cit., p. 307.

[lxxxviii] Trimardeur, op. cit., p. 485.

[lxxxix] Notes de route, op. cit., p. 313.

[xc] Lettres et journaliers, op. cit., p. 268.

[xci] Œuvres complètes I, op. cit., p. 64.

[xcii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 208.

[xciii] Id., p. 201.

[xciv] deira : garde municipal, patrouille, ronde.

[xcv] Notes de route, op. cit., p. 202.

[xcvi] Id.

[xcvii] fellah : agriculteur.

[xcviii] Œuvres complètes II, op. cit., p. 178.

[xcix] Notes de route, op. cit., p. 219.

[c] Œuvres complètes II, op. cit., p. 180.

[ci] Cheikh Bentounès, op. cit., p. 179.

[cii] I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., p. 224.

[ciii] beylik : titre de noblesse ottoman ; seigneur.

[civ] gourbi : cabane en branchage.

[cv] Notes de route, op. cit., p. 223.

[cvi] bled veut dire pays, campagne ; mais ce mot désigne aussi bien l’immensité saharienne parcourue par les nomades que la plaine sableuse et caillouteuse du sud-oranais.

[cvii] Id., p. 222.

[cviii] Id., p. 200.

[cix] rhaïta ou ghaïta, sorte de clarinette ou instrument à anche.

[cx] Amours nomades, op. cit., p. 113.

[cxi] khalkhal : anneau de cheville.

[cxii] Id.

[cxiii] djebel : montagne.

[cxiv] Notes de route, op. cit., p. 226.

[cxv] Id., p. 265.

[cxvi] R. Randau, op. cit., p. 131.

[cxvii] Notes de route, op. cit., p. 256.

[cxviii] guelmouna : capuchon du burnous.

[cxix] Bou-Saâda dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 119.

[cxx] Notes de route, op. cit., p. 307.

[cxxi] Ecrits intimes, op. cit., p. 150.

[cxxii] Id., p. 150-151.

[cxxiii] Id., p. 150.

[cxxiv] Id., p. 129.

[cxxv] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 261.

[cxxvi] Id., p. 259.

[cxxvii] Id., p. 260.

[cxxviii] Notes de route, op. cit., p. 304.

[cxxix] Id.

[cxxx] A. Schimmel, op. cit., p. 183.

[cxxxi] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 143.

[cxxxii] Id.

[cxxxiii] Id., p. 77.

[cxxxiv] Id., p. 65.

[cxxxv] Notes de route, op. cit., p. 304.

[cxxxvi] Cheik Bentounès, op. cit., p. 171.

[cxxxvii] Ecrits intimes, op. cit., p. 331.

[cxxxviii] Id., p. 330.

[cxxxix] Lettres et journaliers, op. cit., p. 377.

[cxl] Id., p. 268.

[cxli] Bernard-Henri Lévy, La pureté dangereuse, Paris, Grasset et Fasquelle, Livre de Poche, 1994, p. 51.

[cxlii] djicheurs : pilleurs armés.

[cxliii] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 478.

[cxliv] Trimardeur, op. cit., p. 467.

[cxlv] Voir Anne Ancelin Schützenberger, Aïe mes aïeux!  Paris, La Méridienne, 1993.

[cxlvi] khal’a désigne la frayeur dans les arabes dialectaux du Maghreb et dérive directement d’un verbe signifiant « déraciner », extraire violemment de son élément.

[cxlvii] Déf. du Petit Robert, Paris, 1992 : Fonctionnaire musulman qui cumule les attributions de juge, d’administrateur, de chef de police.

[cxlviii] Id. pour khalifa : 1080 ; « lieutenant ». Souverain musulman, successeur de Mahomet.

[cxlix] Id. pour Ramadane : 1546 ; « neuvième mois de l’année de l’Hégire. Mois pendant lequel les musulmans doivent s’astreindre au jeûne entre le lever et le coucher du soleil. »

[cl] I. Eberhardt, Un automne dans le Sahel tunisien dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 65.

[cli] Lettres et journaliers, op. cit., p. 290.

[clii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 216.

[cliii] Ecrits intimes, op. cit., p. 325.

[cliv] Lettres et journaliers, op. cit., p. 254.

[clv] Ecrits intimes, op. cit., p. 244.

[clvi] Id., p. 326.

[clvii] Id., p. 240.

[clviii] Cheikh Bentounès, op. cit., p. 86.

[clix] Cit. par E. Fromentin, op. cit., p. 134.

[clx] Pierre Loti, Un centre d’islam dans L’Islam, passion française. Une anthologie, Paris, Bartillat, 2005, p. 317.

[clxi] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 326-327.

[clxii] Notes de route, op. cit., p. 11.

[clxiii] Ecrits intimes, op. cit., p. 280.

[clxiv] Id., p. 336.

[clxv] Journaliers, op. cit., p. 186.

[clxvi] Œuvres complètes I, op. cit., p. 420.

[clxvii] Ecrits intimes, op. cit., p. 360.

[clxviii] Id., p. 362.

[clxix] Id., p. 363.

[clxx] Id., p. 362.

[clxxi] Id., p. 358-359.

[clxxii] Id., p. 73.

[clxxiii] Id.

[clxxiv] Id., p. 143.

[clxxv] Id., p. 85.

[clxxvi] Victor Barrucand, Préface. Notes de route, op. cit., p. 21.

[clxxvii] I. Eberhardt dans une lettre à Augustin. Ecrits intimes, op. cit., p. 370.

[clxxviii] Id., p. 341.

[clxxix] khouni, adepte d’une confrérie.

[clxxx] Id., p. 336.

[clxxxi] khodja : secrétaire administratif, civil ou militaire.

 

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