En route vers l’impossible

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« J’appartiens à la religion de l’amour
  Partout où vont ses caravanes
  Car l’amour est ma religion et ma foi. »

          (Ibn Arabi)

 

Si les compagnons de hasard d’Isabelle Eberhardt devinèrent que sous la capuche blanche du grand burnous de laine qui enveloppait entièrement son corps solidement charpenté, se dissimulait une jeune femme, il est certain qu’ils ne le laissèrent point voir.

« Il savaient bien, par tant d’indiscrétions européennes, que Si Mahmoud était une femme », note-t-elle. « Mais avec la belle discrétion arabe, ils se disaient que cela ne les regardait pas, qu’il eût été malséant d’y faire allusion, et ils continuaient à me traiter comme aux premiers jours, en camarade lettré et un peu supérieur[i] ».

Selon toute probabilité, c’est sa volonté de devenir un vrai Musulman (« le serviteur de Dieu [ii] ») qui avait retenu en premier lieu leur attention, bien plus que sa féminité biologique ou ses assuétudes (le besoin d’ivresse produit par l’alcool et le kif, mélange de tabac et de chanvre indien, mais aussi la nécessité vitale « d’action, d’extériorisation, et l’impossibilité de satisfaire ce besoin démesuré avec ses forces[iii] »). Par ambition, elle était pareille à eux, entêtée et audacieuse, prompte à la révolte et à la bataille. Pour une idée, une juste cause, un idéal. Et s’il est bien entendu que la discrétion vis-à-vis d’autrui avait toujours été, sur toute la terre, la première condition de la sociabilité, il était également reçu chez les Bédouins de ne jamais demander son nom à personne, ni d’où l’on venait ni où l’on allait[iv]. Si bien que jamais aucun d’eux ne l’interrogea sur ses origines ou ne la contraignit à se dévoiler, si peu que ce fût. Tout au contraire, leur bienveillance courtoise, protectrice, leurs habitudes généreuses, lui permirent de retrouver, après un long et difficile exil occidental dans une « société sans foi, sans idéal et, partant, sans joie[v] », une vie pleinement orientée vers un Autre qu’autrui infiniment grand qui faisait Tiers et prétendait rendre compte de l’infini – et ce, quel que fût le nom qu’elle lui prêtât, Dieu, l’Un, l’Être. Expérience concluante pour cette insolite transfuge qui avait trouvé moyen d’être affiliée au sultan des saints, l’illustre Sidi Abd-el-Kader Djilani, seigneur de Bagdad, dans un lieu finalement habitable, où le secret, le silence et la réserve avaient leur droit le plus absolu. Un lieu d’asile qui lui permettait de vivre ses rêves d’« espace sans bornes aux lignes douces, imprécises, ne s’imposant pas à l’œil, fuyant vers les inconnus de lumière[vi] ». Trois ans plus tard, elle fera d’ailleurs l’observation suivante :

« En réalité, où est la frontière ? où finit l’Oranie, où commence le Maroc ? Personne ne se soucie de le savoir. Mais à quoi bon une frontière savamment délimitée ? La situation actuelle, hybride et vague, convient au caractère arabe. Elle ne blesse personne et contente tout le monde[vii]. »

C’est dans cette idée d’un mouvement vers un horizon irréel, infiniment éloigné, inaccessible, qu’elle avait trouvé la clé de son salut ; idée à même d’inciter les tribus nomades à marcher dans la grande solitude du désert, sous le soleil brûlant, à « aller toujours de l’avant » (ce qui a donné imam[viii]), toujours plus loin, le plus loin possible, « sans éprouver le torturant besoin de savoir et de voir ce qu’il y avait là-bas, au-delà de la mystérieuse muraille bleue de l’horizon[ix] », quelque inapaisée fût leur nostalgie. D’emblée, Isabelle avait été éblouie par la magie du désert, dénudé et austère, les vagues houleuses des dunes de sable à perte de vue, la société bédouine, si empreinte d’humilité face à une vie ô combien difficile et souvent périlleuse, quoique légèrement adoucie par les longues veillées nocturnes autour du feu, passées à conter, à narrer des histoires à la fois fabuleuses et cruelles, parce que ces hommes cheminaient durant des semaines dans un environnement hostile, hanté de djinns et de brigands. D’où le bonheur de s’imprégner du parfum et du calme pénétrant des oasis où ils faisaient parfois halte, tandis qu’on leur jetait « distraitement le salut de paix qui est comme le mot d’ordre de l’islam, signe de solidarité et de fraternité entre tous les musulmans, des confins de la Chine aux bords de l’atlantique, des rivages du Bosphore aux barres du Sénégal[x] » : Salam Aleikoum.

Tous les ingrédients étaient là pour oublier le passé et ses tourments : l’infinie patience[xi], inaltérable, des Bédouins, puisqu’ils disposaient de toute la longueur du temps, inséparable de l’espace infini où ils se mouvaient ; l’ouverture d’esprit qui les animait ; la noblesse de leur port, de leur drapé et de leur caractère réservé et fier ; la conformité à la vision coranique, riches et pauvres, chameliers et grands seigneurs, partageant le même abandon aux puissances d’En-Haut, le même effacement devant Dieu.

 

Plusieurs fois exilée, minée par le chagrin d’être « la plus déshéritée des déshérités de ce monde, une exilée sans foyer et sans patrie, une orpheline dénuée de tout[xii] », Isabelle avait enfin cru trouver dans l’islam un refuge, elle avait eu la sensation physique de « renaître à la vie, à une vie nouvelle où la douleur n’aurait plus de raison d’être et qui ne finirait jamais[xiii] ». Elle n’éprouvait plus le besoin de s’inventer un père, car elle avait acquis une filiation dans l’islam, ce cher vieil islam, tel que le prophète Muhammad l’appréhendait au commencement, et qui, selon Fethi Benslama, laissait l’homme « face à un désert généalogique entre lui et Dieu », mettant en veilleuse son énorme prétention d’égaler l’Un. « Désert impossible à franchir, non parce qu’il est infranchissable, mais parce que, au-delà, il y a l’impossible[xiv]. »

Isabelle fut séduite aussitôt par la lumière du Sud, « le soleil qui distinguait les êtres et les choses et les dédoublait en leur donnant une ombre[xv] », dissipant le sentiment de vide, de solitude morale. Mais ce fut tout doucement qu’elle avait intégré l’Autre (divin) au dedans d’elle-même… On n’en finirait pas d’énumérer les indices qui permettent de conclure à une fascination involontaire pour le Sahara qu’elle aimait « d’un amour obscur, mystérieux, profond, inexplicable, mais bien réel et indestructible[xvi] ». Au point de vouloir disparaître en lui, comme d’autres aspiraient à se fondre dans la Communauté des croyants (le nom de la communauté, Umma, en arabe, est proche du mot Um qui signifie « mère ») ou en un Dieu unique et indivise, qui, pour répéter les paroles de Fethi Benslama, « n’[était] pas un père originaire, [puisqu’]il [était] l’impossible : hors-père[xvii] », et qu’elle avait assimilé peut-être pour cette raison, inconsciemment, en fantasme, à la mère lointaine, invisible − celle qui l’avait portée à l’intérieur de son corps, « dans un [lieu] de séjour fixe » (mot toujours employé en arabe pour désigner l’utérus maternel) − qui attendait d’être aimée en retour de sa fragile créature. Son être, elle le sentait au fond d’elle-même, était enseveli du poids de la « dette », mais pour qu’il sortît de sa prison, fallait-il encore qu’Isabelle apprît à renoncer à la quête impossible de l’unité à l’intérieur d’elle-même et qu’elle acceptât la soumission aux lois symboliques, qu’elles fussent sociales, religieuses ou plus important encore, personnelles… Aussi avait-elle eu recours aux enseignements du grand cheikh de sa confrérie, Sid Elhoussine ben Brahim, homme d’un certain âge et d’une grande sagesse, marabout[xviii] vénéré, grâce auquel elle avait conquis, après tant de persévérance, l’individuation recherchée, et acquis progressivement, par stades successifs, le sens de la responsabilité qui en découlait. Nomade, de toute manière, elle l’était pleinement, depuis toujours et pour toujours, de cœur et d’hérédité, la culture juive dont sa mère était issue possédant, comme la culture arabe, divers récits ayant pour héros un éternel vagabond[xix]. Rappelons que, aux approches de l’adolescence, elle avait fréquenté des Jeunes-Turcs en rupture avec leur pays d’origine, condamnés à l’exil et mis sous surveillance secrète, à l’instar de sa famille ; elle avait fait corps avec ce qu’ils ressentaient, avec leurs peines, leurs nostalgies, leur idéal. Au tout début, il s’agissait bien sûr d’une identification romantique et narcissique. Mais celle-ci avait pris peu à peu une forme plus rigoureuse, relevant de l’exigence éthique et humaniste du vieil islam de penser l’Autre à la fois comme semblable et différent, condition d’un universalisme ouvert, conforme à la vocation de la Bible hébraïque, et de l’aspiration à ce qui est juste et vrai.

 

Ses écrits ne sont pas toujours exempts des clichés occidentaux, si fréquents chez les écrivains-voyageurs du XIXème siècle, tel Eugène Fromentin qui comparait volontiers l’Algérie à la Palestine, alors sous domination ottomane, assimilant un peu légèrement les Arabes bédouins aux Patriarches bibliques. Aussi peut-on dire que le récit des premières pérégrinations d’Isabelle Eberhardt rappelle inéluctablement l’expérience de l’exode et de l’exil d’Abra(ha)m qui s’était déroulée sous le signe répété du passage au désert, de l’arrachement à la famille, au lieu des habitudes[xx] (et de l’irréductibilité à toute identité quelle qu’elle fût). Tout comme elle voyait derrière « l’arbre de Judée » qui étendait « ses bras chargés de fleurs roses[xxi] » au-dessus du Vagabond et de son aimée, le pays tant rêvé de Canaan, la terre promise de toutes les retrouvailles, après l’Exode[xxii] de Moïse et de son peuple hors d’Egypte. Quant à la petite troupe de nomades à laquelle elle s’était jointe lors de son premier séjour en Algérie, elle lui avait fait revêtir de suite « un aspect fort semblable à celui des caravanes décrites dans la Tora[xxiii] et chez les prophètes antéislamiques[xxiv] ». Toutes ces correspondances traduisent l’emprise que le romantisme du XIXème siècle avait exercée sur elle.

En 1897, Isabelle avait tout juste vingt ans et le siècle finissant était empreint d’un mysticisme vague[xxv], d’une quête d’unité de sens qui avait comme horizon ultime la réalisation de soi et la relation avec le « sacré ». Mais s’il est bien entendu qu’elle fut inspirée par son temps, il n’en reste pas moins que son vif engouement pour « la vie bédouine, facile, libre et berceuse[xxvi] » remontait en premier lieu à la nostalgie d’un univers enfoui (mais non pas inconscient pour autant) tout au fond de sa mémoire. Il n’est que de voir la vision crépusculaire, nostalgique, du pays de rêve, qui est aussi un deuil.

On a beaucoup reproché à Isabelle Eberhardt de ressasser le passé. De son enfance, on ne sait finalement pas grand-chose et ces nombreuses zones d’ombre donnent libre cours à toutes les interprétations. Il y a lieu de supposer que sa mère lui avait transmis « en creux » son propre traumatisme. Quitter sa terre natale, ses repères, renoncer au confort de son foyer, à sa fille aînée, à tout ce qui lui était cher ; partir loin, se recréer une vie, une identité, il va sans dire que tout cela avait été une source inépuisable de souffrances, de rancœurs et de remords étouffés. Cela s’était passé bien avant la conception d’Isabelle, mais les conséquences se faisaient encore sentir en cette dernière. Elle ressentait la douleur de sa mère. D’autant plus que l’antisémitisme politique et racial sévissait en Europe depuis les années 1880 jusque dans les rangs des socialistes influencés par les thèses antisémites haineuses de Fourier et de Proudhon. Quel héritage ! Cela faisait que le rêve d’inaugurer une nouvelle société s’effritait. La prudence s’affirmait toujours comme la seule règle de vie possible.

Nathalie de Moerder avait dû éprouver à cette époque-là une pénible sensation de cercle vicieux. Alors que le poids de son passé, de ses efforts pour dissimuler dans les replis de son identité l’ « illégitimité de sa naissance »[xxvii] s’était envolé miraculeusement une fois établie à Genève, voilà que ressurgissaient les souvenirs se rapportant à son départ précipité de Saint-Pétersbourg. Souvenirs cruels qu’elle avait ensevelis au fond de son cœur au cours de cette fuite infernale sur les routes, d’un pays à l’autre, sans savoir quel en serait le terme. Cela avait été un des pires moments de son existence. A Genève, pour la première fois de sa vie, elle avait eu l’impression de faire partie d’une communauté nouvelle. Elle était allée de l’avant en dehors de la société genevoise et de ses normes, traversée par l’espoir et les rêves d’un monde où tous les êtres humains auraient la même valeur. Un bel état d’esprit régnait à la Villa Neuve où des libertaires, des anarchistes russes, s’y rencontraient avec des camarades musulmans de Tunisie, d’Algérie ou de Turquie. Jusqu’à ce qu’elle fût de nouveau confrontée à l’idéologie antisémite qui surgissait de toutes parts comme une bête infernale à têtes multiples, reprenant au sein même du mouvement dont elle partageait les idées et, malgré une critique sévère de Marx à ce sujet, l’une des représentations les plus archétypiques de la haine antijuive : l’identification des juifs à l’argent, à l’usure, à l’exploitation. Avait-elle eu vent de la place que l’islam réservait aux « Gens du Livre », dans l’ensemble mieux traités et moins persécutés en terre d’islam qu’en terre de chrétienté ? « La terre de Dieu n’était-elle pas assez vaste pour que vous n’y puissiez émigrer ? », questionnait le Coran, donnant un sens sacré à l’exil. A la réflexion, il est clair que le départ vers Yathrib, ultérieurement nommée al-Madina (« Médine »), avait permis au prophète Muhammad de sauver sa tribu, sa vie et son message. Ce fut d’ailleurs là-bas, à Médine, que la figure d’Abraham acquit une grandeur nouvelle aux yeux du prophète, ses connaissances bibliques s’étant agrandies au contact des juifs[xxviii]. Quoiqu’il en fût, au bout de vingt-cinq ans, Nathalie de Moerder ne se sentait plus en sécurité dans ce pays d’Europe où le juif était traité comme un objet de rebut, au motif de sa « race ». Mesure-t-on le courage, la hardiesse, qu’il fallut à cette femme de cinquante-neuf ans pour tout abandonner derechef ? Il fallait que sa déception à l’égard de l’Europe fût profonde pour se résigner à laisser Wladimir seul à la Villa Neuve, à perdre ses amitiés, ses relations, ses attaches. A moins que, sentant sa fin proche, son but fût aussi de revoir une dernière fois Augustin alors en garnison à Saïda, dans le Sud oranais… En tout cas, quelles que fussent les motivations de sa décision, elle s’était bel et bien embarquée avec Isabelle et Trophimovski sur un paquebot en partance pour l’Algérie.

En Mai 1897, ils avaient élu demeure à Bône (Annaba), petite ville maritime où toute une foule bigarrée et animée emplissait, dans un brouhaha confus, les ruelles étroites et ombragées du quartier du port. Nathalie, voulait-elle seulement prendre soin de sa santé comme on l’a prétendu ou bien espérait-t-elle enfin trouver, en ces temps difficiles, un abri permanent pour sa fille, une voie de salut ? Du moins se plaît-on à l’imaginer. Mais là, son état de sa santé s’était rapidement aggravé et son cœur, fatigué, n’avait pas tenu bon. Comme s’il avait été broyé par la désillusion, l’amertume… Car ils étaient arrivés en Algérie au moment où culminait la « crise antijuive » à Oran. Des pogroms éclataient à Tlemcen et à Mostaganem[xxix]. Une véritable tragédie. Six mois plus tard, Nathalie rendit le dernier soupir sans avoir revu Augustin.

On a injustement attribué à Isabelle Eberhardt des pensées racistes, d’aucuns allant jusqu’à prétendre qu’elle aurait repris, sous sa plume, les préjugés et clichés antijuifs de l’époque. Or, à bien y regarder, on peut se rendre compte que les Israélites « indigènes », ceux qui vivaient là depuis des siècles et avaient adopté la langue et la culture arabe, l’intriguaient et l’attiraient plutôt ; en particulier les « Benotes-Ysrael[xxx] », les juives d’Orient, qui la surprenaient par leur liberté d’allure et de mœurs, n’étant ni voilées ni cloîtrées, et qu’elle trouvait si belles, « de cette beauté spéciale […], marquée du sceau d’une infinie tristesse…[xxxi] » Nonobstant son idée préconçue sur « le rôle de la Juive dans la société maure d’Algérie – rôle immense et néfaste[xxxii] », elle éprouvait un intérêt sincère et profond pour le peuple juif dont sa mère était issue. Même s’il reste vrai que pour elle, comme pour Gide et de nombreux écrivains voyageurs du XIXème siècle, tout ce qu’il y avait de mieux au Maghreb venait du désert saharien, par la liberté qu’il exigeait, la vie errante, l’audace, le risque, le fantasme. Persuadée qu’elle était que la vraie vie était à l’air libre, au soleil, au vent, elle ne haïssait rien autant que « le vulgaire[xxxiii] » d’une certaine société qui étalait sans pudeur son culte immodéré de l’argent et aliénait l’individu. C’était cela qu’elle exécrait par-dessus tout, « le mercantilisme français à Tunis et à Alger[xxxiv] », le négoce de l’argent et le lucre, le marchandage ou l’échange malheureux auquel se livraient ceux qui préféraient l’erreur à la foi, la vie présente à la vie future[xxxv]. Ici comme ailleurs, elle refusait de s’adapter à « la Société inique, sans pitié pour les faibles, sans Dieu et sans idéal, […] condamnée è se dévorer elle-même en une stérile et laide douleur[xxxvi] ». Sensible « aux chants ineffables de la Nature[xxxvii] », elle aspirait à vivre à la campagne, son constant refuge, en marge de la réalité grossière des villes « européennes ». Elle ne cessait de parcourir le pays bédouin où le rêve, pour elle, était devenu réalité, aimant à s’arrêter dans les campements nomades où l’on partageait ce que l’on avait, même si l’on avait peu, plutôt que perdre son temps avec les commerçants juifs ou kabyles, les boutiquiers, Mozabites[xxxviii] pour la plupart, qui pliaient le genou devant l’argent et le pouvoir colonial.

Mais, lorsqu’elle vivait à Bône avec sa mère « dans la maison louée à un couple de photographes, des amis d’Augustin, Cécile et Louis David[xxxix] », elle était allée souvent rêver et causer dans la boutique juive de Ben-Ammi qui parlait l’arabe, comme tous ses ancêtres depuis des siècles, « ou bien écouter les histoires que d’autres fois le vieil Eliezer savait si bien conter[xl] ». Elle était étrangement heureuse de se trouver là ; elle s’y sentait chez elle…. Quoique dûment convertie à l’islam, elle ne rejetait pas son héritage intime. Ainsi le vieil homme lui avait enseigné la science des « lettres hébraïques » fondée dans la Kabbale comme dans la tradition islamique sur leur valeur symbolique, lui « apprenant à lire dans sa vieille Thora jaunie[xli] ». Isabelle avait étendu ses connaissances sans aucun a priori, sans aucune frontière de « race » (comme « arabe », « juif » se disait alors d’une race ; le mot est d’époque) ni de religion. Quand bien même sa mère et elle se seraient très vite brouillées avec la famille David parce que celle-ci leur reprochait de trop fréquenter les « indigènes » musulmans ; quand bien même elle aurait cherché à effacer toutes les traces de ses origines, par peur, une peur panique que rejaillissent sur elle l’opprobre et le malheur qui avaient frappé sa mère, elle n’avait jamais cessé d’être en rapport avec sa judéité. Preuve en est que, le 8 mai 1899, elle avait demandé à Ali la faveur d’intervenir pour une amie « israélite[xlii] » auprès de gens influents de sa connaissance, afin que celle-ci pût s’établir à Tunis avec son mari. Et le 10 novembre 1900, c’est au quartier juif, situé au centre-ville d’El Oued, qu’elle avait loué provisoirement une chambre « tout en plâtre », laquelle contenait « pour tout mobilier [s]es cantines, une petite table chancelante, une chaise en fer, [leur] matelas de laine bleue avec une toile de tente pour drap de dessous […], [s]es photographies, y compris celles du vieux, de Volod[xliii] […] Puis, un burnous rouge avec deux petits bouts de galon d’or sur le devant, un grand sabre et une carabine[xliv]… »

Encore que sa première réelle prise de conscience de ce que pouvait avoir signifié être dhimmi[xlv] en terre d’islam (non-musulman dit « protégé », moyennant le paiement de lourds impôts) se fît seulement en 1903, lors d’une mission spécifique comme reporter de guerre dans le Sud oranais. Alors qu’elle avait fait l’expérience de la tolérance en Tunisie, qui s’était engagée à garantir la sécurité de tous les habitants de la Régence, à reconnaître l’égalité des droits entre tous les sujets, sans distinction de religion et, par conséquent, à lever pour tous les juifs, l’obligation, ô combien humiliante, de porter des signes vestimentaires distinctifs et discriminants, au Figuig, nous dit-elle avec effarement, d’aucuns juifs portaient encore, en signe de soumission, « un grand mouchoir à pois bleus […] par-dessus [leur] petit turban noir et noué sous le menton, à la façon des vieilles femmes[xlvi] ».

 

Le choc fut plus grand encore à Kenadsa. Sitôt franchie la porte des épaisses murailles du ghetto (« mellah ») où étaient cantonnés les Beni-Israel (Ben signifie « fils de »), Isabelle comprit à quel régime de subordination humiliant les juifs algériens avaient voulu échapper par leur accession à la citoyenneté française… Pourtant, elle avait respiré avec bonheur l’atmosphère chaleureuse et donc bienfaisante, engendrée par la lumière des foyers où se cuisait la nourriture :

« Là, dans le Mellah[xlvii], j’ai souvent l’impression d’une grande lanterne magique […] », observe-t-elle. « Devant leurs portes, les juives ont improvisé des foyers ; elles y cuisinent le repas du soir dans de grandes marmites de sorcière. Rien de plus pittoresque que cette illumination[xlviii]. »

Mais malgré ce côté positif, elle fut subitement frappée par l’affreuse condition qui leur était faite et allait à l’encontre du principe imposé par l’islam qui n’appelait pas à isoler l’Autre dans des quartiers à part[xlix]. Tolérés sans doute, mais maintenus dans l’état d’« avilissement » recommandé par la tradition islamique[l], la plupart des juifs dhimmisés vivaient, à son grand étonnement, dans l’indigence et la prison d’un sort malheureux et répétitif, en marge de la société musulmane. Ils avaient beau côtoyer les Arabes dans les lieux de rencontre et d’achats, il n’en vivaient pas moins en parias, en étrangers, en dépit du fait que leur présence sur la terre marocaine remontait à des temps immémoriaux, qu’ils étaient profondément arabes par les mœurs, la langue, la culture, et qu’ils avaient pris, de tout temps et sur tout le territoire marocain une part active dans la vie du pays comme artisans, commerçants ou chameliers. Isabelle était intelligente, sensible et généreuse. Comment eût-elle pu ignorer que derrière les principes islamiques de justice et de fraternité se cachait une fausse égalité de traitements entre les diverses « races » en présence ? David (ou Daoud), n’avait-il pas été un prophète biblique autant révéré par les musulmans que par les juifs ? Ce dont témoignait d’ailleurs la monnaie en usage au Maroc qui conservait encore l’étoile à six branches du sceau de Salomon pour motif. (Il faudra attendre 1915 et le maréchal Lyautey, devenu premier résident général de France au Maroc, pour que l’étoile marocaine perde une branche ![li]). Aussi Isabelle, dont le cœur était compassionnel, brosse-t-elle sans ambages un tableau empathique de la communauté juive du Mellah de Kenadsa.

« Un feu ravivé éclaire tout à coup les groupes, tels des entassements de bétail couché, qui se détachent sur la pâleur plus rose du sable. Ces hommes, tenaces et assis, ne chantent pas, ils ne rient pas, ils attendent l’heure du repas. Ils me donnent l’impression du bonheur facile. Je connais très bien leur âme : elle monte dans les vapeurs de la marmite…

Je les envie d’être ainsi. Ils sont la critique de mon romantisme et de cet incurable malaise que j’ai apporté du Nord et de l’Orient mystique avec le sang de ceux qui ont vagabondé avant moi dans la steppe[lii]. »

De même, à Figuig : « Là, aucune ouverture sur la lumière du dehors, une nuit éternelle où vivent les Beni-Israel, courbés sous le joug musulman, privés comme les kharatine noirs (descendants d’esclaves) du droit de participer aux djemâa[liii] des ksour[liv], condamnés à obéir et à se taire, moyennant quoi on ne les moleste ni ne les persécute point. [En revanche], dans les quartiers musulmans, une propreté extrême, un soin vigilant des maisons, des murs, pas une ruine, pas un tas d’ordures ou de décombres : c’est la première impression, la première surprise en entrant dans les ksour[lv] ».

Il serait donc faux d’affirmer qu’elle n’avait que mépris pour les juifs, comme c’était le cas pour une grande partie des romanciers du XIXème siècle, des communautés européennes de l’Algérie coloniale et des élites musulmanes, même si originellement, comme le souligne justement Adrien Barrot, « le ‘mépris’ islamique des Juifs n’avait pas le même contenu que le ‘mépris’ chrétien », le mépris islamique étant plutôt enraciné « dans le souvenir de la victoire militaire, fondatrice, que le Prophète a[vait] remportée contre les tribus juives qui contestaient son autorité dans le Hedjaz[lvi] ». Certes, en affirmant que « bien certainement Israël n’est point un peuple semblable aux autres et que ses destinées très à part ne sont point celles des autres peuples de la terre. Ni meilleur, ni pire, autre tout simplement[lvii] », Isabelle les renvoyait ni plus ni moins à une altérité radicale qui semblait exclure, à première vue, toute possibilité d’identification. N’eût été l’intérêt qu’elle porta à l’histoire tragique de Rachel, une Bent Israel, « très belle et très aimée… Il y a très longtemps de cela[lviii] », qui apparaît dans Rakhil, son premier roman, comme la victime désignée de la cruauté des hommes musulmans et des assauts du destin ; roman qui révèle moins une conviction idéologique qu’une faille intime, puisqu’elle y met à jour, sinon sa vie, du moins ses propres faiblesses et ses propres peurs. Comme si elle avait voulu affronter la part de mystère et l’énigme complexe de ce qu’elle était au dedans : une romantique impénitente et vulnérable, au cœur avide de tendresse, doublée d’une pétroleuse impatiente et ardente qui défiait le conformisme vulgaire, quitte à se brûler totalement à l’amour de l’Autre.

Il est d’ailleurs avéré qu’elle avait commencé la première rédaction de Rakhil en novembre 1898, alors même qu’éclataient à Alger de violentes émeutes dirigées contre les Juifs et aiguillonnées par l’agitateur Max Régis, directeur de la Ligue antijuive d’Alger et ami du journaliste catholique et monarchiste Edouard Drumont[lix] à qui l’on devait – pour la plus grande honte du peuple français ! − La France Juive (1886), ainsi que la fondation du journal politique et antisémite La libre Parole (1892). L’agitation avait gagné tout le pays et des synagogues avaient été profanées, des magasins saccagés et pillés, des hommes tués à coups de barre de fer. Dans un tel contexte, « ce récit étrange » de la malchance de Rachel que lui avait si bien conté le vieil Eliezer, « où se reflétait l’âme de l’indestructible Israël, cette âme prédestinée, grandie dans les persécutions et assombrie au fond des masures vermoulues et noires des ghettos[lx]… » ne l’avait pas simplement touchée ; il montrait qu’elle partageait l’indignation et le combat d’Emile Zola dans le fameux « J’accuse ! » adressé au Président de la République française, M. Félix Faure, et paru le 13 janvier 1898 dans le journal LAurore, provoquant une dissociation au sein de la société française : d’un côté, les dreyfusards, convaincus de l’irrégularité du procès de 1894 et de l’innocence de l’officier juif de l’armée française, Alfred Dreyfus, condamné pour « haute trahison » à la déportation à vie sur de fausses preuves et retenu captif en Guyane française, dans l’île du Diable, pendant plus de quatre ans (de 1895 à 1899), sans que ses avocats eussent pu avoir accès à toutes les pièces du dossier ; de l’autre, les antidreyfusards avec leurs rodomontades, patriotes enragés et antisémites, voyant là un mouvement insidieux à exploiter. Un procès ignominieux, scandaleux, une vilenie, qui ébranla si fort le journaliste juif hongrois Théodore Herzl qu’il en arriva à militer pour la création d’un Etat juif[lxi]. Augustin, qui admirait Zola au plus haut point, témoigne dans une lettre écrite à Ali le 10 novembre 1898 de la contribution d’Isabelle Eberhardt à la lutte contre « la tyrannie antisémite[lxii] », lors de sa collaboration aux Nouvelles (Alger) en tant qu’écrivain journaliste, sous la rédaction en chef de Victor Barrucand :

« L’un des plus beaux triomphes de cet apôtre de la Vérité et de l’Humanité [a] été les basses injures dont l’a poursuivi la populace immonde et ignorante, les persécutions misérables dont l’ont abreuvé tous les bandits qu’il a foudroyés de sa parole superbe, qu’il a dérangés dans leur quiétude faite de crimes, fondée sur la souffrance des VICTIMES agonisantes dans les SOLITUDES. A propos de Zola, je vous adresse, sous pli séparé, la copie d’un manifeste indigné que publia le généreux Podolinsky[lxiii] », alias Isabelle Eberhardt.

La manière complexe d’être au monde, l’attitude paradoxale d’Isabelle Eberhardt, ne peuvent être comprises qu’en incluant en elle le destin de son identité disparate, celle reçue, transmise à la naissance par une mère juive « non juive », qui lui était à la fois intime et étrangère, faisait partie d’elle-même tout en lui étant extérieure. D’où le trouble, l’étrange sensation de déjà-vu qui l’avait envahie pendant l’été 1904, quand elle avait visité le Mellah de Kenadsa, l’amenant à la question suivante :

« Où donc ai-je vécu pour retrouver si profondément ces choses ? [lxiv] »

Le Mellah recelait une flamme, l’énergie vitale, mais domestiquée du foyer, dont les femmes juives resplendissaient, remettant en mémoire les vagues et lointains souvenirs d’un lieu clos et perdu de volupté, gravé indélébilement en elle, hors les mots. A la fois fantasme originaire du désir de retour au giron maternel et symbole de sécurité pour celui (ou celle) qui avait mis sa confiance en Dieu et se trouvait ainsi sous la tutelle d’un patriarche, au sens où l’entendait Cassiodore quand il écrivait : Les élus sont « dans le sein d’Abraham comme des fœtus ensommeillés[lxv] ».

 

En se projetant dans la peau et l’esprit des Bédouins dont la vie aventureuse et errante avait valeur d’exemple à ses yeux – qu’ils fussent cavaliers mercenaires « en burnous blancs, la ceinture hérissée de cartouches, ou bien sokhar (convoyeurs), vrais hommes du désert, maigres et tannés, robustes sous la chemise effilochée et terreuse, serrée à la ceinture par une courroie de cuir brute ou une corde avec la naala (sandale) aux pieds, tout couturés de cicatrices anciennes, la tête simplement voilée d’un linge, avec parfois des petites nattes de cheveux retombant le long des joues… Hommes restés tels qu’ils devaient être au temps des patriarches et des prophètes, à l’aube du monde[lxvi]… » – Isabelle revenait intuitivement à la religion du père originel et grand patriarche biblique, Abraham l’Ivri (ivri signifie à la fois « hébreu » et « celui qui traverse, celui qui passe d’une rive à l’autre, un « passant » au sens littéral du terme), que le Coran considérait non seulement comme faisant partie de la même lignée que Muhammad[lxvii], « le très glorieux », mais aussi et surtout comme « l’Ami de Dieu[lxviii] ». La tradition islamique ne voulait-elle pas, par surcroît, que celui-ci eût imploré le Seigneur de faire de lui et de sa descendance des Musulmans[lxix] et que Dieu eût exaucé sa demande ? Malgré qu’il fût dit que dès l’instant où Sarah eut donné naissance à son unique fils, Isaac, Abraham avait répudié, chassé et abandonné dans le désert la pauvre Hagar (ou Hâdjar ; l’Agar de la Bible) et avec elle son aîné, le fils si longtemps attendu qu’elle avait porté pour lui à la demande et à la place de Saraï, sa première femme qui, restant inféconde, avait décidé : « ce que Dieu ne m’a pas donné, l’autre femme me le donnera », il n’en demeure pas moins, comme l’explique Fethi Benslama, que le nom islâm (qui signifie, comme il a été dit plus haut, « échapper au danger », « être sain et sauf ») nomma ce traumatisme de l’abandon du père et la possibilité spirituelle de son dépassement[lxx]. Comme si le rôle du « Père » que Ismaël fût amené à remplir envers le peuple arabe n’avait pas été dans l’homme, mais dans son nom, dans son symbole (Isma’El : Dieu entend). Car Dieu n’était pas seulement al baçir, « le Clairvoyant » ou « celui qui voit parfaitement », il tendait aussi l’oreille. Il avait entendu la voix et l’immense vagissement de l’enfant qui pleurait de soif, ainsi que les prières de la mère qui courait d’une colline à l’autre à la recherche d’un point d’eau. Par sept fois, elle avait repris en vain sa course désespérée, avant que de revenir, épuisée, auprès de son fils qu’elle avait déposé sous le couvert des ramures d’un arbrisseau, et puisqu’elle était obligée de reconnaître qu’elle ne pouvait rien, sinon abdiquer devant Dieu qui l’obligeait à retourner vers Lui, elle avait fermé les yeux pour ne pas voir l’enfant périr. Alors, Dieu dans sa Miséricorde lui avait fait voir une source qui n’était connue que de lui seul, les sauvant tous deux in extremis de la mort. Puis il avait fait d’Ismaël le père d’une grande nation à venir à l’instant même où sa promesse avait été proférée[lxxi], démontrant de la sorte qu’il n’était pas seulement le Dieu des Hébreux (du clan d’Abraham, de Sarah et d’Isaac), mais aussi le Dieu des autres. Mais, tout d’abord, il les avait fait demeurer au désert de Parân, où Ismaël avait grandi, séparé de l’agitation des villes. Là, il avait appris à manier l’arc afin de faire régner la loi divine et il avait épousé une femme du pays d’Egypte que sa mère lui avait choisie (Genèse 21, 14-21).

L’ange du Dieu de la Bible compare Ismaël à un onagre (Genèse, 16, 12), en raison de sa vie aventureuse et vagabonde. Aussi peut-on se demander si, pour Isabelle Eberhardt, le choix de cheminer dans le sentier de « Dieu l’Un, Dieu de la plénitude », Dieu unique qui ne relevait pas de la loi du père – parce qu’il n’était pas, comme l’explique Fethi Benslama, « un père originaire », mais « l’impossible : hors père[lxxii] » – fût uniquement l’effet des influences, des rencontres ou du hasard.

Dans cette vision d’un Dieu non paternel, à l’écoute, qui fit d’un enfant illégitime le Père commun de tous les Arabes, vision qui se doublait de l’idée d’une Présence réelle de l’éloigné, d’un Mystère qui « serait en quelque sorte un désert généalogique infini[lxxiii] », il y a lieu de supposer qu’Isabelle avait puisé un grand réconfort. Dans ce désert aride, l’enfant n’était pas la source, le commencement et la fin de tout. Une partie de la mère était absente, mystérieuse, sommée d’aller à la rencontre de l’Autre (divin) qu’elle avait appelé à son aide, et cet éloignement, l’enfant l’avait reçu aussi comme un don, puisqu’il participait du même coup, à sa manière, de cet « ailleurs » où il sentait sa mère convoquée et vers lequel lui aussi désirera se tourner. Toujours est-il que l’âme d’Isabelle « était sortie victorieuse et fortifiée de toutes les luttes qu’[elle] avait traversées ». Certes, il n’avait pas été pas facile d’aller de l’avant, de penser un temps « autre » de la vie qui allait bien au-delà des limites du propre « moi », de l’accepter. Et pourtant c’était bien dans le renoncement à ce qu’elle avait été avant d’être introduite à l’intérieur de la confrérie des Kadriyas, jusqu’à n’être plus que ce qu’elle était devenue, un khouan, qu’elle était entrée en possession de cet autre d’elle-même qui vivait en elle et « avait pénétré le secret précieux d’être heureux[lxxiv] ». Nombreuses sont les allusions qu’elle fait à cet égard. Qu’elle évoque la ligne d’un horizon toujours plus lointain à mesure qu’elle avance vers le chemin droit, c’est-à-dire vers l’islam ; un horizon bleu incertain et inaccessible qui fait partie de l’Unique, de l’Infini. Ou bien qu’elle contemple la douce lumière de l’aube ou l’embrasement rouge du couchant qu’elle aimait par-dessus tout.

« Aucun foyer, pas même celui qui est bien à moi, mon humble foyer de pauvre, ne saurait remplacer mon Sahara, mon horizon vague et onduleux, mes doux levers d’aurore sur l’infini grisâtre et mes couchers de soleil ensanglantant les petites villes croulantes au nom étrange […], ma défroque saharienne, ma liberté et mes rêves ![lxxv] »

Et de conclure plus loin dans une lettre adressée à Augustin :

« Je crois qu’il serait insensé de ma part de quitter une telle vie, pour aller…où ? Au diable, probablement, car c’est bien là qu’aboutit une vie errante, incohérente et sans but[lxxvi]. »

Adieu définitif à « l’ennui »[lxxvii] que sécrétait, affirme-t-elle, « la société moderne, sans foi et sans espoir, avide de jouir, non pour le divin frisson de volupté, mais pour oublier l’inexprimable douleur de vivre, attendant, craintive et impatiente à la fois, l’heure de mourir[lxxviii]… ». Une société sans âme qu’elle ne comprenait pas et qui ne l’acceptait pas et l’aimait encore moins, alors que l’Algérie musulmane, combien maternelle, généreuse et hospitalière, l’avait tout de suite reçue « à bras ouverts[lxxix] », entourée d’attention, de sollicitude, sans la juger.

Lors de sa première excursion dans un douar[lxxx], à proximité de Bône, se souvient-elle, un groupe de jeunes tolba (étudiants de l’école coranique) l’avaient invitée à réciter avec eux les poèmes du Coran sans même lui demander qui elle était ; ils l’avaient fait sans préjugé, « avec ce grand respect très doucement fraternel que les Arabes témoignent aux femmes instruites[lxxxi] ». L’intelligence d’Isabelle fut d’acquérir leur confiance en faisant un peu plus que savoir lire les textes correctement : savoir les réciter, s’efforcer d’en saisir le son, la voix. Tant et si bien que le cheikh du village l’avait conviée à faire sa prière avec les hommes, « plutôt qu’avec les femmes »[lxxxii]. Jamais elle n’eût imaginé pareil honneur. Ainsi donc, grâce à sa connaissance de la langue du Prophète qui la mettait dans l’enthousiasme, avait-elle pu, deux ans plus tard, se mêler facilement au mouvement nonchalant des petites caravanes qui s’avançaient paisiblement sur l’immense océan sableux, avec la joyeuse illusion d’être à la ressemblance de ce peuple de nomades vif et intrépide. Elle vivait de leur vie, acceptée d’eux pour sa bonne tenue en selle, son attitude digne et fière, sa hardiesse, toujours plus désireuse de faire siennes leurs qualités, leurs valeurs, de s’assimiler cette manière qu’ils avaient de faire coexister la foi individuelle, personnelle, celle qui jaillit du cœur, et la conscience d’appartenir à une Communauté fraternelle, d’avoir une étoile à suivre.

[i] Notes de route, op. cit, p. 146.

[ii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 248.

[iii] Amours nomades, op. cit., p. 68.

[iv] Waclav Severyn Rzewuski, Impressions d’Orient et d’Arabie, Paris, Librairie José Corti, 2002, p. 93.

[v] I. Eberhardt, Œuvres complètes II, op. cit., p. 531.

[vi] Notes de route, op. cit., p. 85.

[vii] Retour au Sud dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 244.

[viii] F. Benslama, op. cit., p. 66.

[ix] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 28.

[x] Notes de route, op. cit., p. 130.

[xi] Au sens étymologique de souffrir, d’endurer.

[xii] Id., Mai 1901, p. 313.

[xiii] Rakhil, op. cit., p. 98.

[xiv] F. Benslama, op. cit., p. 320.

[xv] J. Chevalier & A. Gheerbrant, op. cit., SOLEIL/895.

[xvi] Les horizons bleus dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 83.

[xvii] F. Benslama, op. cit., p. 142.

[xviii] Marabout : Détenteur du savoir et de la loi.

[xix] Galit Hasan-Rokem, op. cit., p. 45.

[xx] Id., p. 38.

[xxi] I. Eberhardt, Œuvres complètes II, op. cit., p. 377.

[xxii] Dans l’Ancien testament, l’Exode forme, avec le récit de la marche au désert après la sortie d’Egypte et celui de l’alliance que Dieu conclut au mont Sinaï, le deuxième livre du Pentateuque ou Torah. Le Coran lui donne aussi une place très grande.

[xxiii] « Torah » est le nom sémitique du « Pentateuque » de Moïse, cœur de la Bible hébraïque.

[xxiv] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 90-91.

[xxv] Jean Clair (sous la direction de), Mélancolie, op. cit., p. 406.

[xxvi] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 104.

[xxvii] Ce qui ne voulait pas forcément dire qu’elle était née hors mariage, puisque les enfants de parents juifs étaient alors, en Russie, considérés « illégitimes » du seul fait que l’union de leurs parents n’avait pas eu lieu au sein de l’Eglise. Voir Daniel Mendelsohn, Les disparus, Paris, Flammarion, 2007, p. 165.

[xxviii] Roger Caratini, L’islam, cet inconnu, Paris, Michel Lafon, 2001, p. 150.

[xxix] Benjamin Stora, Les trois exils juifs d’Algérie, Paris, Stock, 2006, p. 58.

[xxx] I. Eberhardt, Rakhil, op. cit., p. 32.

[xxxi] Id., p. 29.

[xxxii] Ecrits intimes, op. cit., p. 218.

[xxxiii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 259.

[xxxiv] Id., p. 124.

[xxxv] Voir Négoce dans Lexique, Le Coran I, trad. de D. Masson, Paris, Folio.

[xxxvi] I. Eberhardt, Œuvres complètes II, op. cit., p. 532.

[xxxvii] Id.

[xxxviii] Le M’zab est une région berbérophone du centre de l’Algérie, située à 600 kilomètres au sud d’Alger, dans la wilaya de Ghardaia.

[xxxix] Ecrits intimes, op. cit., p. 56.

[xl] Rakhil, op. cit., p. 29.

[xli] Id., p. 30.

[xlii] Voir Ecrits intimes, op. cit., p. 227.

[xliii] Volodia, surnom de son demi-frère Wladimir.

[xliv] Id., p. 247.

[xlv] Ce statut « de protection » comportait à la fois des lois protectrices et des interdits discriminatoires.

[xlvi] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 192.

[xlvii] Mellah : quartier juif.

[xlviii] I. Eberhardt & V. Barrucand, Dans l’ombre chaude de l’islam, Paris, Actes Sud, 1996, p. 157.

[xlix] A. Al-Juhayni/M. Mustafa, op. cit., p. 38.

[l] E. Benbassa/J. C. Attias, op. cit., p. 45.

[li] Aux origines du drapeau marocain. JB, Tel Quel (extraits), Casablanca, dans Juifs et Arabes, Courrier international, Hors série, février-mars-avril 2009, p. 69.

[lii] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 158.

[liii] djemâa : assemblée locale des habitants d’un douar (groupe de tentes, village).

[liv] ksar (pl. ksour) : village du Sahara.

[lv] Œuvres complètes I, op. cit., p. 191.

[lvi] Le Hedjaz est une région du nord-ouest de l’actuelle Arabie saoudite ; les cités les plus connues sont La Mecque, ainsi que Médine.

Voir Adrien Barrot, Si c’est un juif. Réflexions sur la mort d’Ilan Halimi, Paris, Michalon, 2007, p. 93.

[lvii] Rakhil, op. cit., p. 32.

[lviii] Id., p. 30.

[lix] Elu député en Algérie aux élections de mai 1898. Pour la première fois un groupe parlementaire antisémite est créé à l’assemblée.

[lx] Rakhil, id., p. 31.

[lxi] Théorisé en 1896 dans son livre L’Etat des Juifs.

[lxii] I. Eberhardt, Au pays des sables, op. cit., avril 1903, p. 74.

[lxiii] Ecrits intimes, op. cit., p. 204-205.

[lxiv] I. Eberhardt & V. Barrucand, op. cit., p. 159.

[lxv] Cit. par Pascal Quignard, Les Paradisiaques. Dernier royaume IV, Paris, Grasset et Fasquelle, 2005, p. 266.

[lxvi] I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., p. 92.

[lxvii] Cheikh Bentounès, op. cit., p. 80.

[lxviii] Id., p. 56.

[lxix] Muslim (Musulman) est traduit par « soumis à Dieu ». C’est en sens que la signification du mot « Islam » (de Aslama qui signifie « se soumettre à Dieu ») est antérieure à la prophétie de Muhammad et représente la religion originelle telle que manifestée par Abraham.

[lxx] F. Benslama, op. cit., p. 164.

[lxxi] Id.

[lxxii] Id., p. 142.

[lxxiii] Id., p. 188.

[lxxiv] I. Eberhardt, Amours nomades, op. cit., p. 69.

[lxxv] Notes de route, op. cit., p. 310.

[lxxvi] Ecrits intimes, op. cit., p. 257.

[lxxvii] Au sens originel, le mot « ennui » désigne une peine douloureuse, un tourment.

[lxxviii] Œuvres complètes II, op. cit., p. 530.

[lxxix] Ecrits intimes, op. cit., p. 59.

[lxxx] douar : groupe de tentes, village.

[lxxxi] Ecrits intimes, op. cit., p. 91-92.

[lxxxii] Id.

 

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