Cheminement dans le sentier de l’islam

<<< Home

« De l’esclavage à la liberté, de la souffrance à la joie, du deuil à un jour de fête, des ténèbres à la lumière éclatante et de l’aliénation à la rédemption. »

          (Texte de la Haggadah de Pâque)

 

Le chemin à faire vers son nom, qui évoque celui de l’arrière-petit-fils de Sem[i] (Eber), fut long et ardu. Partout c’était la même terre sableuse, durcie de soleil et de cailloux. Aussi, pour se déplacer aisément, ne s’était-elle pas encombrée de choses inutiles. Durant ses haltes, elle dormait à même la terre, emmitouflée étroitement dans son grand burnous blanc, à sentir sur son visage les souffles légers de la nuit étoilée. Sa dernière transformation semblait définitive. Maintenant qu’elle avait reçu des subsides de la marquise de Morès, qu’elle était libérée de tout lien familial, rendue enfin à sa véritable nature – ou ce qu’elle tenait pour telle, vu qu’elle cherchait désespérément, dans un galop furieux, à se prouver à elle-même (ou à ses lecteurs ?) que le sang des Mongols de Crimée coulait dans ses veines (à moins qu’elle ne fît subtilement allusion à la thématique du Juif « à l’allure mongole », caractéristique du discours antisémite de ces années-là[ii], « trahissant » par cette image sa fidélité à la généalogie maternelle) – elle pouvait enfin s’abandonner à la vie nomade et développer son existence.

À El Oued « ville grise aux mille coupoles basses, pays d’aspect archaïque sans âge[iii] », elle vivait chichement avec Slimène, sans ennui, dans la douloureuse ivresse d’aimer. Depuis qu’elle le connaissait, elle avait la sensation d’exister ; elle s’était remise à l’écriture ; elle faisait ce qu’elle aimait, parce qu’elle aimait. Graduellement, elle se frayait sa propre voie, une voie plus large et plus spirituelle que celle du simple Bien religieux. Une voie initiatique. En plus du jeûne obligatoire de ramadan, elle jeûnait, sans y être obligée, lors de ses retraites (khalva) à la zaouïa[iv] du marabout des Kadriyas, Sidi Mohammed Lachmi. Ce lieu de silence et de recueillement, à quelques kilomètres d’El Oued, lui permettait de faire le point, de replonger à la source de son être profond et, en quelque sorte, de le dynamiser. Elle en était arrivée à jouer un rôle particulier au cœur de la confrérie, celui du « fils adoptif du grand Cheikh Blanc[v] » des Kadriyas de Guémar, Sid-Elhoussine ben Brahim. Mahmoud Saadi alias Isabelle Eberhardt faisait montre de qualités qui suscitaient l’admiration en terre d’islam : l’adresse, la vaillance et la ténacité. Ainsi, aux fins d’atteindre à l’équilibre intérieur qui lui manquait, s’entraînait-elle à monter à cru un splendide coursier pur-sang arabe. Cramponnée à la longue crinière et penchée en avant, les yeux grands ouverts sur l’encolure de l’animal impétueux, talonnant ses flancs baignés de sueur et formant avec lui une unité indissociable, elle s’entraînait en vue des chevauchées effrénées que sont les fameuses fantasias, où « tout ce qu’il y avait de guerrier, de suranné dans ces âmes silencieuses des nomades se réveillait[vi] ».

Son affiliation à la confrérie des Kadriyas, à l’âge de vingt-trois ans, témoigne d’un désir intense d’ek-sister (ek-sis-tence et ek-tasis définissent le même transport hors de soi), de faire ses preuves, de s’avancer dans son devenir d’homme complet, au sens où l’entend l’islam soufi, c’est-à-dire en réalisant son unité intérieure et divine. Pour l’heure, c’était une joie de se placer sous un maître auquel elle pouvait se fier et qui l’aimait assez pour qu’elle apprenne doucement à trouver en elle-même cette racine irremplaçable dans une fidélité, une ressemblance, une continuité avec celui qui la dirigeait dans la perspective de la foi. En plus, elle avait les moyens (en ressources, mais aussi en contexte, puisqu’elle était libre et sans entraves, dépourvue de famille) d’accomplir tous ses rêves de jeunesse. Elle ne devait pas laisser passer sa chance.

 

Retournons un an en arrière. Elle est à Tunis qui, aux dires de Maupassant, n’est pas en ce temps-là une ville arabe mais plutôt une ville juive[vii] où les communautés voisinent sans se mélanger ; une ville hétéroclite, cosmopolite, où elle espère se fixer définitivement avec Augustin, devenu à son tour frère et ami d’Ali Abdul Wahab. Disons plutôt que ce dernier avait fini par céder aux prières incessantes d’Isabelle, qui, dans la douleur du désespoir, s’était convaincue que lui seul serait à même d’aider son frère à renoncer à sa conduite tapageuse et à toute espèce de boissons alcooliques. Bon gré mal gré, Ali avait pris Augustin sous sa protection de mars à novembre 1898. Jusqu’à ce que celui-ci, resté sans travail et ayant de ce fait recommencé ses scandales, s’en fût retourné sans crier gare, comme on sait, à la Villa Neuve… A partir de là, on a un peu de peine, à défaut de correspondance, à suivre de l’intérieur les circonvolutions de la pensée d’Isabelle Eberhardt, tant elle nous précipite en plein milieu d’une tempête de paradoxes, de regrets, de joies, de chagrins, de remords, de rancunes, sans aucun bastingage auquel se raccrocher. Hormis l’« habitude constante » qu’elle avait, en terre d’islam, de troquer son « stupide costume européen contre l’habit bédouin, commode et imposant, ce qui [lui] permet[tait] toujours d’éviter la société fastidieuse des femmes arabes et de [se] mêler aux hommes dont [elle] aim[ait] l’admirable calme et la grande intelligence islamique d’ailleurs[viii] », son comportement est instable. Il est clair que la condition des femmes arabes, telle qu’elle l’avait observée par le passé à Bône-Annaba, n’eût su davantage la contenter que celle des femmes européennes. Combien leur univers, totalement protégé du dehors et privé d’horizon, lui eût semblé étroit, mortellement ennuyeux ! Elle avait trop le goût du vagabondage et de la liberté, qu’elle avait érigée en valeur suprême, pour trouver sa place dans un monde de femmes qui ne lui en eût reconnu aucune autre que domestique. De toute manière, rien n’eût pu désormais la retenir prisonnière. Genève ne lui avait jamais tenu lieu de patrie et Tunis n’avait été, hélas, que la terre des promesses non tenues.

Ajoutons que, pour elle, le besoin impérieux de rendre présent à son âme ce dont elle manquait et d’explorer la conscience de Soi qui passait par le journal intime mais aussi par l’écriture épistolaire, par la confrontation avec l’Autre, importait seul. Un Soi, qui, comme nous le verrons par la suite, sera saisi graduellement dans le rapport à un Tout Autre qu’autrui, à une grande instance fantasmatique et comblante, selon l’idée que : « Celui qui se connaît, connaît son Seigneur » ; il « devient son Seigneur adoré[ix] ».

A l’origine de cette faim de connaissance ? Assurément une curiosité dévorante, un goût irrépressible pour « cette céleste nourriture que l’on appelle la Pensée, la Science et la Poésie »[x], une « faculté d’Aimer[xi] » illimitée, de s’étonner de tout, de s’en remettre, au cœur même de la détresse et de l’abandon, à la chance, à la providence secourable, à autrui. D’ailleurs, à ce propos, elle avait écrit à Ali :

« Vous êtes venu en une heure de désespoir complet et de grande tristesse me tendre votre main à jamais amie et cela m’a rendu un peu d’espoir. Vous êtes surtout venu me parler au nom de la raison et du devoir – me parler de ce que je n’aurais jamais dû oublier : le travail[xii]. »

S’entend, le travail littéraire qui, dans « son passé orageux et troublé[xiii] » l’avait si souvent empêchée « de sombrer définitivement[xiv] » et pouvait à l’avenir faire en sorte de lui « procurer ne fût-ce qu’un peu – très peu – d’argent[xv] ».

Le prophète lui-même ne recommandait-il pas d’œuvrer pour autrui quand il disait ? : « Travaille dans ce monde comme si tu devais vivre éternellement et travaille pour l’autre monde comme si tu devais mourir demain[xvi]. »

Autrement dit, Isabelle ne devait pas se contenter de se connaître elle-même ; elle devait travailler sur elle-même, s’efforcer de marier l’idéal de la liberté personnelle aux exigences de la communauté, triompher de toutes les tentations qui l’incitaient à la paresse et s’acquitter, par la littérature, autant que ses forces le lui permettraient, « de l’immense dette de cœur[xvii] » qu’elle avait contractée envers son ami Ali. C’était d’ailleurs tout le sens du djihâd[xviii], clé de voûte de la tradition islamique, qui alimente encore tant de méprises… Car s’il est bien entendu que ce mot décrit le combat spirituel du prophète Muhammad[xix] (également connu sous le nom de Mohammed ou de Mahomet) contre les impies[xx], à savoir « les polythéistes qui ador[ai]ent les idoles, les incroyants parmi les Gens du Livre et les guides (Imam) injustes », il est cependant « radicalement distinct de la guerre sainte » des chrétiens qui, elle, fut menée, comme le soulignent Ahmad Al-Juhayni et Muhammad Mustafa dans L’islam et l’Autre, « au nom de la religion, voire au nom de Dieu, en vue d’éliminer l’Autre, dont les croyances sont distinctes[xxi] ». L’objectif du prophète, en effet, n’était pas l’extermination ; il « n’était que de permettre au message de l’Islam de parvenir à l’Autre dans des conditions saines afin que ce dernier en perçoive la valeur[xxii] », loin de toute passion et citations du Coran à l’appui, si méconnues des Occidentaux : « Pas de contrainte en la religion. » (Sourate 2, verset 256) Et aussi: « [Dieu] n’a placé nulle contrainte en la religion. » (Sourate 22, verset 78)

Ce que les Occidentaux traduisent par « guerre sainte » se dit en réalité « effort pour propager l’Islam et le défendre contre ses agresseurs » (en arabe Al djihâd fi sabîl Allâh) – quitte à tuer les infidèles. En revanche, en temps de paix, le djihâd impliquait − outre le souci qu’a le vrai muslim de se mettre au service de l’humanité, en travaillant, en étudiant, en recherchant la science (rien n’est plus clair que le fameux hadith[xxiii] du Prophète : « Recherche la science même en Chine »), bref, en allant « jusqu’au bout de ses capacités et de son savoir[xxiv] » − un combat constant « sur sa propre âme qui devait mener à une victoire sur ses propres penchants si ceux-là conduisent à commander le mal[xxv] ». Mieux encore : le djihâd impliquait une foi en la toute-puissance de l’amour, la seule énergie qui permît à l’être humain d’accéder à la voie du bien, de la justice et du droit, et de progresser[xxvi]. Dans leur ouvrage sur La vie de Mohammed, Etienne Dinet et Sliman Ben Ibrahim font ainsi dire au Prophète, recourant hélas à la plus mauvaise traduction du mot Al jihâd : « La Guerre sainte la plus méritoire est celle que l’on fait à ses passions[xxvii]. » Car, pour améliorer le monde qui nous entoure, avant que de mobiliser ses forces contre les impies, mieux vaut-il que le croyant se déclare la guerre à lui-même, aux fins de vaincre le Mal enfoui au plus tréfonds de son être, le démon intérieur. Aussi Isabelle écrit-elle :

« La vie est non pas seulement une lutte perpétuelle contre les circonstances, mais bien plutôt une lutte incessante contre nous-mêmes. C’est une vérité vieille comme le monde, mais les trois quarts des hommes l’ignorent ou n’en tiennent aucun compte : de là les malheureux, les désespérés et les malfaisants[xxviii]. »

 

Il va sans dire que c’est sous le signe de la rencontre avec une altérité, que créa notamment la correspondance avec son ami musulman, reflet de leurs deux caractères (plus rêveur pour Isabelle ; plus sceptique, plus désabusé pour Ali Abdul Wahab) et de l’écoute attentive des différentes formes d’échanges qui peuvent en découler (dans un mouvement que Lacan appelle une « extériorité intime », supposée mener vers la véritable connaissance), qu’il faut analyser la démarche complexe d’Isabelle Eberhardt. Eût-elle poursuivi un rêve vieux comme le monde, celui d’une harmonie hors des vicissitudes du temps, d’une unité originaire « qui rend confiance en l’Eternité et qui enraie un peu ce funeste vertige du néant qui nous torture, en Occident[xxix] », il n’en reste pas moins vrai qu’il existait toujours « une bonne et consolante chose – les livres, en ce monde où tout est si affreusement triste[xxx] ». Comme s’ils avaient été là pour guider Isabelle « dans les ténèbres de la vie[xxxi] » et l’aider à arracher au « grand silence éternel[xxxii] » quelques étincelles de vérité. A cet égard, ses Ecrits intimes, rédigés entre 1895 et 1901, reflètent sa capacité à faire confiance (du moins en ces années-là) au présent et à l’avenir, de vivre une sphère intermédiaire entre le rêve et la réalité :

« Toujours je sens peser sur nos éphémères existences humaines le sceau mystérieux du Grand Inconnu, et l’impénétrable voile des lendemains ignorés[xxxiii]. »

Ce Grand Inconnu pouvait s’appeler Dieu. De fait, pour Isabelle, le meilleur moyen de combattre « l’ennui glacé qui est l’ombre du Néant projetée sur les choses de la vie[xxxiv] », fut de se tourner vers Lui. Elle écrit : « Le soleil de l’espérance semble se lever enfin à l’horizon. Dieu nous fait sortir des ténèbres et mène vers la lumière[xxxv]»

Quelle chose étonnante que cette passion de la lecture dans laquelle les hommes cherchent une possibilité d’entendre, d’écouter la voix de l’Autre, une voix consolatrice devenue écriture ! Aussi Isabelle fait-elle allusion à la première parole de la Révélation coranique, que l’archange Gabriel (ou Jibrîl) adressa au prophète Muhammad au cours d’une de ses retraites dans une grotte du mont Hira proche de La Mecque : Iqra ! (« lis » ou « récite! ») « Lis, au nom de ton Seigneur qui a créé ! Il a créé l’homme d’un caillot de sang[xxxvi]. Lis !… Car ton Seigneur est le Très-Généreux qui a instruit l’homme au moyen du calame, et lui a enseigné ce qu’il ignorait. » Lire, signifiant ici, aux dires du psychanalyste Fethi Benslama : « concevoir, se laisser pénétrer par la trace et par l’écriture de l’Autre[xxxvii] ».

Au fond, ce que la joie de l’errance d’Isabelle Eberhardt élabore, c’est le désir de l’Autre, étranger, différent, et tout de même semblable à elle ; la quête d’une image future de soi, plus parfaite, qui engloberait les deux sexes en un seul sexe et s’opérerait par l’identification au « grand autre » divin, selon la vieille sentence arabe très prisée des soufis : « améliorez-vous par les qualités de Dieu [xxxviii] » ; qualités d’autant plus admirables qu’elles s’appuient sur la connaissance que ces mystiques ont du rôle central de la composante du Divin. D’une part, parce que Dieu aurait donné la vie aux êtres humains et que c’est toujours en la femme que la vie s’est faite[xxxix] – et n’est-ce pas là le drame pour les intégristes islamiques qui aspirent à retourner à l’état primordial, originaire, ou plutôt à retrouver une fusion complète avec l’Un originel dans « un [lieu] de séjour fixe » ? (Sourate 23, verset 13) De l’autre, parce que, source d’amour, à l’instar de « la mère paradigmatique » (Aldo Naouri), celle qui a le don de voir ce qui est secret et caché, de deviner la nature des besoins de ses enfants et de les combler sans instaurer une « dette » autre que symbolique, « Il est Celui qui écoute. Il est celui qui répond […] Il est bon et sa patience est sans limite […] Il saura lire dans ton cœur[xl]. »

Point de vue qui pose problème, cependant, puisqu’ il va à l’encontre du fait que, généalogiquement, dans la tradition arabe, « on considère la mère comme ‘père’ et que l’on réunit les deux parents sous l’expression : ‘les deux pères’ (abawayn)[xli] », échappant du coup à une détermination qui serait par trop féminine… Il est pourtant dit dans le Coran qu’Adam et Eve furent les deux parties d’un seul et même Insân, « être humain » « créé à partir de la terre[xlii] » et androgyne par l’âme, comme le rapporte un hadith : « De l’Homme (insân), Il (Dieu) a créé les deux sexes, le mâle et la femelle[xliii]. » Nous rappelant qu’il y aurait eu originairement de l’Humain, une petite masse de chair assez informe (comme mâchée), à partir de laquelle furent tirés les genres[xliv]. Croyance corroborée, par ailleurs, dans la Bible, au début du chapitre V de la Genèse, en ces termes : « Le jour où Dieu créa Adam, il le fit à la ressemblance de Dieu. Il les créa mâle et femelle, les bénit et les appela l’homme-Adam, le jour de leur création[xlv]. »

Comme on voit, les deux mythes religieux se font pendant : métaphysiquement, il n’y a pas de différence entre l’homme et la femme. Tous deux sont issus d’une même âme (ro’h en arabe, roua’h en hébreu). A cette différence près que, dans la tradition juive, « l’homme n’est humain (un ‘ben adam’) que pour autant qu’il constitue un être composite, un couple[xlvi] ». D’où le beau rêve d’Isabelle de former avec Slimène, qui est la partie masculine de son être, une unité intégrale, tant charnelle que spirituelle. Un rêve devenu idéal où il n’y a plus ni « je » ni « tu » et qui n’est autre que la folle tentative de combler le trou du manque, d’échapper à la peur de la solitude et de la mort. Rappelons ce qu’elle avait écrit à Ali :

« Ah, certes, vous avez compris ma souffrance quand vous disiez : ‘Ce qui vous manque, c’est une affection’. Peut-être même avez-vous compris quel genre d’affection il me faudrait pour être guérie, au moins en partie, de mon terrible mal : celle qui pourrait me donner un homme qui soit mon amant et mon ami, à la fois, car Dieu m’a créée sensuelle, quoique purement intellectuellement, et le bonheur serait pour moi dans cette fusion plus absolue des êtres qui résulte de ces heures bénies d’oubli, où l’on a frémi du même frisson intense de volupté et où l’on s’est enivré de la même ivresse[xlvii]. »

Pour elle, comme pour les poètes soufis, quand on aimait, la fusion devait être totale au point de ne faire plus deux mais Un. Aussi la relation qu’elle cherchait à entretenir avec l’Autre, dans le domaine de la foi, était-il de même ordre. Dès lors qu’elle fut initiée au soufisme, fondé, comme le souligne Malek Chebel, « non pas sur l’ostentation d’une prière collective, mais sur la méditation individuelle, sur le travail d’intériorisation dans le silence d’un monastère[xlviii] » (ou bien d’une zaouïa), Isabelle s’était inspirée en toute chose de la notion de l’« Unicité (ou Unité) de l’Être » (wahdat al-wujûd), en vue de progresser dans son devenir d’Homme accompli ; notion générique plutôt que sexuée, le mot Insân pouvant s’appliquer à toute personne animée par le désir de Dieu, sans que le sexe y joue un rôle[xlix]. Mais pour cela, elle se devait d’avancer sur les chemins escarpés de l’amour qui, d’étape en étape, l’avait conduite à El Oued jusqu’à Slimène Ehnni, « un homme qui [avait été] amant et [son] ami à la fois[l] » avant que de lui faire connaître les mystères du mariage, « tels que le Prophète, par sa vie, en a[vait] donné l’exemple[li] », « avec une chasteté qui n’[était] nullement incompatible avec la volupté saine[lii]. »

 

A l’évidence, Isabelle cherchait par tous les moyens à se conformer au vieil islam tolérant qui, en temps de paix, avait toujours laissé ouvert un espace vers l’Autre, le différent, pour la seule raison que cet Autre (juif ou chrétien) préexistait au Moi musulman et avait été jadis majoritaire au sein de la société mecquoise[liii]. Ainsi, le Coran prescrivait à tout musulman de croire à l’Ecriture antérieure à lui, à la Torah comme à l’Evangile (sourate 4, verset 136) … à ce qui avait été révélé à Abraham et Ismaël, à Isaac et son fils Jacob, aux douze tribus de la tribu lévitique, ainsi qu’aux Livres qui avaient été donnés à Moïse et à Jésus, aux prophètes de la part de leur Seigneur, ne mettant point de différence entre eux[liv].

« Ne discutez pas avec les gens des Ecritures (du Livre) que de la manière la plus courtoise, à moins qu’il ne s’agisse de ceux d’entre eux qui sont injustes », dit le verset 46 de la sourate L’Araignée. « Dites-leur : ‘Nous croyons en ce qui nous a été révélé et en ce qui vous a été révélé. Notre Dieu et le vôtre ne font qu’un Dieu unique et nous lui sommes totalement soumis’. »

Quand bien même le christianisme dans lequel l’islam se reconnaissait alors était celui du tout début, à savoir celui « antérieur à l’émancipation vis-à-vis du judaïsme[lv] », il est clair que le prophète Muhammad accordait aux Gens du Livre une place particulière dont ne bénéficiait aucune autre religion[lvi] (n’oublions pas que Waraqa, cousin de Khadidja, la première épouse, vénérée, du prophète était prêtre de la communauté nazaréenne de Mekka qui pratiquait encore les rites judaïques fondés par Abraham, puis par Moïse et son frère Aaron), au motif qu’Abraham ou ‘Aissa (Jésus) appartenaient à la même lignée que Muhammad[lvii] et que les prophètes envoyés (rasûl) étaient égaux face au Créateur et à sa Loi. Isabelle Eberhardt, qui avait lu la Torah, évoque du reste par endroits « la proche parenté de l’islam et du vieux judaïsme, de leur même farouche monothéisme[lviii] » ; parenté indéniable, si l’on en croit Jean-Christophe Attias, l’islam présentant, selon lui, maintes affinités avec le judaïsme « sur le plan dogmatique (point de Dieu incarné, point de Trinité), dans la définition des devoirs sociaux (charité) et rituels (prière, règles de pureté, etc.) qui s’imposent au croyant, aussi bien que dans la primauté de l’approche légale »[lix]. Et plus loin dans le même texte, il précise : « Aujourd’hui encore, certains vestiges d’une ancienne complicité linguistique, une parenté des comportements et des gestuelles, la communauté de certaines références et de certaines croyances, sens de l’hospitalité, culture matérielle, saveur des mets, cultes de saints partagés, témoignent d’une osmose longue et authentique[lx] ».

A ce propos, il n’est pas indifférent d’ajouter qu’à la différence du christianisme, l’islam et le judaïsme ignorent pareillement la notion de « péché » dans les relations hommes-femmes, la « faute » n’étant pas imputée à Eve mais au démon séduisant et menteur, source de division. Aussi le Coran fait-il dire à Iblîs (Satan) :

« ‘O Adam ! T’indiquerai-je l’Arbre de l’immortalité et d’un royaume impérissable !’ Tous deux en mangèrent : leur nudité apparut, ils disposèrent alors sur eux des feuilles du jardin. Adam désobéit à son Seigneur, il était dans l’erreur. Son Seigneur l’a ensuite élu ; il est revenu vers lui et Il l’a dirigé[lxi]. »

Comme Dieu avait voulu créer un être qui se situât entre l’ange et le démon, un être qui portât en lui la contradiction, un pôle positif et un pôle négatif[lxii], Il s’était montré clément avec Adam ; il avait fait preuve de miséricorde et de bienveillance au regard de sa faiblesse et lui avait accordé son pardon, tout en lui indiquant la voie à suivre, la voie du bien et du salut pour lui-même et pour les autres. Mais les fils d’Adam ne s’étaient pas beaucoup distingués de leur père ; ils avaient continué à céder à la tentation quand leur nature sensuelle l’exigeait, à chercher avant tout la jouissance, sans s’inquiéter du lendemain. Or, la révélation du mystère de l’unité divine n’est possible que s’il y a effusion et mouvement du cœur, animés par l’insaisissable de l’aimée. D’où cette observation d’Isabelle Eberhardt dans Rakhil, « un roman – pas bien long – de mœurs algériennes modernes, arabo-juives[lxiii] » :

« Auprès d’elle il éprouvait non seulement l’ivresse dévorante des sens mais encore celle plus intense peut-être de l’esprit, tenu en éveil par cette vivante énigme qu’était Rakhil[lxiv]. »

Entourée d’une sorte de nimbe d’étrangeté, la femme qui appartenait aux Gens du Livre éveillait en l’homme musulman le désir de la connaissance tant charnelle que spirituelle, au point d’avoir envie de se fondre totalement en elle. Isabelle Eberhardt, en montrant que ce dernier finissait pourtant par abandonner celle qu’il désirait pour épouser une femme musulmane, « subissant sans murmurer l’autorité paternelle[lxv] », suggérait que l’islam définissait l’Autre comme différent du Moi musulman, en raison de ses croyances et de la tradition, mais non comme ennemi ou comme antagoniste[lxvi]. (Ainsi, Rayhâna, la captive juive, fut de celle que le prophète Muhammad aima le plus, si l’on excepte Khadidja et Aicha[lxvii].)

Indiscutable est l’existence d’un désir de l’Autre en terre d’islam. En dépit du fait que, entre les deux religions, s’est abattue la haine. Une haine jalouse, atavique, suscitée chez les non-juifs, comme le rappelle Freud, par la présomption d’élection des juifs ou à tout le moins par la déception du prophète Muhammad qui, selon Etienne Dinet et Sliman Ben Ibrahim, n’était jamais parvenu à les attirer sincèrement […] dans son alliance, malgré toutes les avances qu’il leur avait prodiguées[lxviii] ».

Il reste néanmoins un point en commun essentiel entre juifs et musulmans : la manière d’être unique de chacun, d’être une individualité distincte, irremplaçable. « Unicité fondamentale d’où découle l’idée de responsabilité[lxix] » dans le judaïsme, cependant qu’en islam, elle est « essentiellement gouvernée par l’identification à Dieu[lxx] ».

Ainsi, le 13 octobre 1897, Isabelle écrit à Ali :

« Dites-le moi, chéri et, si je puis, je ne recommencerai pas à abdiquer ma volonté et à obéir, moi qui ai la prétention de ne craindre personne d’autre que mon Dieu et de me gouverner moi-même, ce que j’ai toujours fait, d’ailleurs. Dites-moi aussi si votre conviction est que la femme soit nécessairement subordonnée à la volonté de son mari ou de son amant, par le fait même de leur union. Cela, je ne le comprends pas, et ne voudrai jamais l’admettre. C’est le seul point où je suis Kéféra ![lxxi] […] et laissez-moi vous dire que je la trouve injuste, quand il y a, comme dans mon cas, égalité intellectuelle, entre l’homme et la femme ![lxxii] »

D’autant plus injuste que, au tout début, le port du voile (hidjab) ne fut pas une obligation absolue pour les musulmanes. Seules les femmes du prophète se voilaient en public, en signe de distinction – hormis Khadidja, « comptée par lui au nombre des quatre femmes les plus parfaites que la terre ait portées. Les trois autres [étant] : Assia, femme de Pharaon, qui sauva Moïse des eaux ; Meriem (Marie), mère de ‘Aissa (Jésus) ; et Fatima-Zohra, une des filles de Mohammed et de Khadidja[lxxiii]. » En revanche, les femmes du peuple, qui devaient vaquer à leurs travaux, le portaient rarement.

Par ailleurs, si Muhammad devint polygame vers la cinquantaine, il n’en demeure pas moins que ce soudain retournement, cette frénésie matrimoniale (une façon de rester fidèle à la mémoire de l’incomparable, de l’irremplaçable Khadidja?) ne l’empêcha point d’être, comme le soulignent Etienne Dinet et Sliman Ben Ibrahim, « plein de sollicitude » à l’égard des femmes en général. « En toutes occasions, il chercha à améliorer leur sort. Tout d’abord, il supprima la monstrueuse coutume de l’Wâd al-Banat ou enterrement des filles vivantes. […] Ensuite, il restreignit la polygamie, limitant à quatre le nombre des épouses légitimes et recommandant aux Fidèles d’observer ce verset du Coran (IV, 3) : ‘Si vous craignez d’être injustes, ne prenez qu’une seule épouse[lxxiv].’ »

 

Ajoutons que, pour le vieil islam, celui prêché par Muhammad, les êtres humains étaient égaux parce que tous étaient les créatures de Dieu. La femme était l’égale de l’homme aussi bien sur le plan de la création que sur celui de l’être. Métaphysiquement, il n’y avait pas de différence[lxxv]. Ils étaient, ainsi qu’il a été dit plus haut, les deux moitiés d’une âme unique. Seulement voilà ! Force est de constater que ce message fondamental qui appelait les croyants à l’égalité des deux sexes ne fut pas entendu. Faisant la sourde oreille, les hommes ne s’y étaient point conformé et, par le temps qui court, ils sont maintenant moins que jamais prêts à le recevoir… Un fait qu’Isabelle Eberhardt n’a pas toujours daigné approfondir dans ses écrits sinon à certaines occasions, sans doute de crainte que le dévoilement des tristes dessous des coutumes ancestrales ne fît s’écrouler l’édifice de son idéal égalitaire… Un idéal qui, à tous coups, reste valable au jour d’aujourd’hui, en dépit de toutes les trahisons qui ont eu et ont encore lieu ! Cela dit, face à la fatalité biologique, Isabelle s’était octroyé, pour bonne musulmane qu’elle fût, de cœur et de conviction, le droit de choisir sa vie personnelle, de prendre le parti de la liberté contre la servitude et la réclusion à laquelle étaient confinées la majorité des femmes en terre d’islam. Somme toute, elle était bien l’héritière des valeurs socialistes libertaires de Trophimovski pour qui « la femme, égale de l’homme, était traitée en camarade et respectée comme telle[lxxvi] ». Certes, elle avait atrocement souffert de la « vie toute de pensée et d’étude[lxxvii] » que Trophimovski lui avait longtemps imposée avec la plus grande fermeté, exigeant obéissance et respect et tentant de lui faire partager ses convictions, imprégnées de dogmes conformes au nihilisme et qui faisaient partie intégrante de la foi russe, de son mysticisme effréné tourné vers l’excès, le fanatisme… alors qu’elle avait surtout soif de lumière, d’air libre et d’espaces infinis.

Isabelle avait haï cette vie cloîtrée, maussade, au sein de « cette famille chaotique et malheureuse, solitaire dès le début, et ainsi pendant quinze ans, retranchée de la société[lxxviii] ». Très tôt, elle s’était évadée dans d’indicibles rêveries, usant de petites astuces, à intervalles réguliers, pour quitter sa « personnalité encombrante comme un vêtement trop voyant[lxxix] » et se vivre différemment.

« Sous un costume correct de jeune fille européenne », écrit-elle avec du recul, « je n’aurais jamais rien vu, le monde eût été fermé pour moi, car la vie extérieure semble avoir été faite pour l’homme et non pour la femme[lxxx]. »

Et, des années plus tard, elle ajoutera : « Il n’y a rien de remarquable en moi. Je puis passer partout inaperçue. Excellente position pour bien voir. Si les femmes ne sont pas de grandes observatrices, c’est que leur costume attire les regards ; elles ont toujours été faites pour être regardées et n’en souffrent pas encore. Ce sentiment me paraît, à la longue, trop flatteur pour les hommes[lxxxi]. »

Rien d’étonnant, par conséquent, à ce qu’elle écrivît lettres et journaliers au masculin et se fît photographier habillée en garçon, sauf exception, lorsqu’en 1897, elle se fait tirer le portrait, vêtue en Mauresque, avec un collier autour du cou, le visage encadré de cheveux noirs et épais qui dépassent d’un foulard noué autour de la tête et recouvert d’un haïk[lxxxii] de laine. Elle apparaît tantôt travestie en matelot (1895), le béret vissé sur le crâne rasé, le regard grave, un pli légèrement amer à la commissure de la bouche enfantine et sensuelle,  tantôt en cavalier Syrien (1896), coiffée du fez turc sous le capuchon noir du burnous qu’elle a jeté sur ses épaules larges, par-dessus gilet brodé et saroual, dressant la tête d’un air fier, comme de défi, tantôt en Bédouin (1897), toute de blanc vêtue avec des galons foncés aux poignets et un large foulard aux couleurs chatoyantes en guise de ceinture d’où dépasse le manche d’un poignard, la tête joliment enturbannée de cordelettes fauves en poil de chameau sous le capuchon blanc, le visage sombre, comme perdue dans un songe ; ou bien encore en Spahi (1897), portant la haute chéchia en feutre rouge, la taille serrée, qu’elle a longue et fine, dans la même bande d’étoffe à dessins, le long chapelet de grains noirs à la main, avec cette expression absente d’un être obsédé par une image. C’était pour elle une forme d’affranchissement, une manière de s’approprier le territoire des hommes, de faire sienne la force du destin masculin, et, en définitive, d’outrepasser les frontières, toutes les frontières. Il est probable que ce fut d’abord dans son imagination que se forma cet « autre » d’elle-même ; un autre mouvant et vagabond qui ne demandait qu’à espérer et à croire. Il faut dire que, pour se promener librement dans Genève, sans qu’un espion chargé de la surveiller ne fût sur ses talons, Isabelle ne pouvait passer que par le travestissement. Celui-ci lui garantissait à peu de frais l’anonymat, en même temps qu’il lui offrait la possibilité de se livrer à la satisfaction de se confronter à l’autre sexe sur un pied d’égalité.

Victor Barrucand donne d’elle la description suivante : « Ses gestes avaient beaucoup d’aisance. Elle était grande, sans lourdeur, moins de poitrine qu’une amazone, l’air encore très jeune avec un front bombé d’entêtement qu’éclairait un regard à éclats contrastant avec ses poses lentes et l’aristocratie reposée de ses mains[lxxxiii]. »

Grâce à son habileté à prendre la livrée d’autrui et à s’imprégner d’une autre culture, celle qui allait lui permettre de goûter « la seule vie désirable et délectable[lxxxiv] », elle avait pleinement réussi à se fondre dans la réalité du pays, attentive à sonder et à mettre au jour l’habitus de ses diverses populations : « Arabes en burnous terreux ou blancs, en turbans à cordelettes fauves, […] Mozabites […] en gandoura courte, […] Tlemceni, en veste à capuchon, noire, toute chamarrée d’applications de drap de couleurs vives, […] nègres, balayeurs de rues, poussant devant eux leurs petits ânes, des portefaix chargés, suants, courant dans la foule[lxxxv] ».

Dans Trimardeur, un roman qui resta malheureusement inachevé, elle fait dire à Orschanow, héros dans lequel elle projette une partie d’elle-même : « Orschanow, avec sa souplesse de Slave, savait entrer dans tous les milieux, semblait s’assimiler à toutes les habitudes, tous les parlers, tout en restant lui-même[lxxxvi]. »

Il semblerait que, pour elle, s’imaginer libre de frontières, privée des brides de son milieu et de son parler, c’était dans un même mouvement mettre fin au jeu du genre et se livrer, sans contrainte ni entrave d’aucune sorte, à tout l’essor de ses désirs. Sensuels, s’entend, mais pas seulement.

« Depuis deux mois, note-t-elle, j’assiste en spectateur à ce que font tous ces gens que je ne connais que depuis que j’erre avec eux, vivant de leur vie, et qui ignorent tout de moi… Pour eux, je suis Si Mahmoud Saadi[lxxxvii], le petit Turc évadé d’un collège de France[lxxxviii]. »

Déguisement qui, de prime abord, évoque les turqueries de Pierre Loti, dictées par la mode de l’orientalisme, mais qui annonce plus encore, sans la moindre équivoque, le passage d’un monde à un autre au nom d’un absolu qui ne souffre aucune concession. D’autant qu’elle ne se croit « nullement obligée pour être musulmane de revêtir une gandoura[lxxxix] et une mléya[xc] et de rester cloîtrée », ces mesures ayant été, ce sont ses propres mots, « imposées aux Musulmanes pour les sauvegarder de chutes possibles et les conserver dans la pureté. Ainsi, il suffit de pratiquer cette pureté, et l’action n’en sera que plus méritoire, parce que libre et non imposée[xci]. » Isabelle avait lu le Coran ; elle savait que le prophète avait dit : « Dieu ne regarde pas votre apparence, ni vos actions, mais il regarde vos cœurs (l’intention)[xcii]. »

Son œuvre exprime un amour profond pour le monde musulman qui avait changé sa vie. Certes, il apparaît à la lecture de ses écrits que le travestissement lui tint toujours lieu de camouflage afin de voyager sans encombre et passer inaperçue. Qu’est-ce qu’elle nous dit sinon son désir de disparaître dans « les solitudes mouvantes du grand océan desséché[xciii] » , « pays du rêve et du mirage où les agitations stériles de l’Europe ne parviennent point[xciv] ». Attitude excessive, qui est à la fois en rapport avec sa pulsion létale, sa fascination pour la mort, toujours proche, toujours présente, et son envie furieuse d’échapper à son « affreuse enfance[xcv] », à « cette personnalité haïe et reniée dont le sort [l’a] affublée pour [son] malheur[xcvi] », ainsi qu’à la « société hypocrite des hommes, […] leurs préjugés idiots et leurs lâches conventions…[xcvii] »

 

Rappelons que le désert fut jadis un refuge pour de nombreux prophètes en proie aux cruelles persécutions des idolâtres. Partie intégrante de la réalité et de la mémoire juive depuis les temps bibliques, l’expérience de l’exil et de l’errance, qui était devenue au XIXème siècle un trait emblématique de la condition juive[xcviii], fut pour nombre d’écrivains orientalistes un support de leurs rêves d’évasion. A la grande différence d’Isabelle Eberhardt qui, exposée à une transmission, fût-elle tue, enfouie au plus profond de son cœur, renvoyée au secret, en était arrivée à se demander si elle n’était pas née pour être « le bouc émissaire de toute l’iniquité et de toutes les infortunes qui [avaient] précipité à leur perte ces trois êtres : [sa mère], Wladimir et Vava[xcix] ».

C’est dans cet état d’esprit douloureux qu’elle avait pris la route du désert. Pourtant, à partir d’un moment, les choses avaient changé, donnant peu à peu naissance à un être nouveau, libéré des erreurs (du latin errare, errer) du passé. Elle était presque parvenue à un apaisement, une sorte de sérénité. A El Oued, Isabelle se sentait « protégée », reconnue. Elle y avait trouvé un abri rassurant, silencieux, où sa dignité, son humanité, était préservée. D’autant plus que, dans le Coran, Dieu affirmait, sans ambiguïté : « Aucune âme ne répondra des fautes d’une autre âme[c]. »

Dans l’atmosphère emplie de mystère du désert, seule la force de la foi comptait, non l’origine, le lignage. Un humain ne se distinguait de son semblable que par la piété[ci]. Aussi fut-elle d’emblée envoûtée par le Souf, d’où montaient les premières lueurs d’espérance. « Là-bas, très loin au-delà du Tell fertile, de l’Aurès morose et des grands chotts qui doivent se dessécher, il y a la terre brûlée, la terre ardente et resplendissante du Souf, où brûle la flamme dévorante de la Foi, où, à chaque pas, s’élève une mosquée, une koubba ou un maraboutique et miraculeux tombeau, où le seul bruit religieux est l’eddhen musulman, cinq fois répété, où l’on prie et où l’on croit…[cii] » écrit-elle dans ses Notes de route.

On ne peut parcourir les étapes successives de sa maturation spirituelle sans mentionner ses Notes de route. Pleine de candeur, elle y évoque un monde simple et vrai, où la beauté des paysages crépusculaires offre l’illusion d’un bonheur possible et malgré tout insaisissable, hors d’atteinte… A y regarder de près, on peut se rendre compte que sa « fuite au désert[ciii] », loin d’être tragique, correspond à la quête d’une origine infinie, liée à une sorte d’invisibilité, où elle pouvait enfin conjurer le sort qui l’avait condamnée à vivre sans la reconnaissance de son droit généalogique.

« Que direz-vous, lit-on dans une lettre du 28 août 1897, adressée à Ali Abdul Wahab, quand vous entendrez que moi, sans religion, fille du hasard et élevée au milieu de l’incrédulité et du malheur, je n’attribue, au fond de mon âme, le peu de bonheur qui m’est échu sur la terre qu’à la clémence de Dieu Clément et Miséricordieux et tous mes malheurs à ce Mektoub mystérieux contre quoi il est parfaitement inutile et insensé de s’insurger ?

Et voilà peut-être une des causes de ce respect et de cet attachement profond que je ressens pour l’Islam – si ce n’est la raison fondamentale.

Après cela, vous comprendrez pourquoi j’attribue ma venue en pays musulman à la volonté auguste de Dieu qui a, sans doute, voulu me sauver des ténèbres des ignorants et me faire pénétrer sur le sentier fleuri de la résignation et de la paix..[civ] »

Le désir de se soumettre à la volonté divine (le mot islâm signifie en effet « soumission », ou pour être plus précis « reddition de tout l’être » à l’Unité divine, abandon à l’Unicité que Dieu constitue[cv]) n’excluait pour autant aucunement en elle l’esprit prométhéen de révolte face à la réalité. Durant des années elle avait ressassé sa tristesse à l’idée de ne pouvoir voyager, faute d’argent (sa mère n’avait laissé aucun argent comptant), ne pouvant s’empêcher de se rebeller contre la misère de sa vie qui, à ses yeux, restait liée à la non-reconnaissance du père. Dans une lettre de février 1898, elle considérait sa condition en ces termes :

« Je suis fille illégitime, c’est-à-dire exposée au stupide et cruel dédain des gens, persécutée par les autres membres de ma famille maternelle, accablée par la douleur, sans argent, sans papiers…[cvi] »

De toute évidence, derrière le choix qu’elle avait fait de s’inventer une nouvelle identité en changeant de monde, de culture et de langue, il y avait un réel besoin de reconnaissance personnelle, une volonté de convertir la malchance d’être née fille illégitime en source de liberté.

Dans le même temps, cependant, le départ, assimilé à une fuite, est fort ambivalent chez Isabelle Eberhardt, car s’il naît du saisissement de l’abandon, de l’épreuve de la perte, du chagrin, il aboutit à un orientement, ou plus exactement à une orientation vers la lumière, symbolisme particulièrement cher au soufisme, qui l’incite en permanence à chercher la vérité et non à la trouver, à donner sens à ce qui semble bien ne pas en avoir : la Vie et la Mort, inexorable. Puisque, comme l’enseigne Fethi Benslama, « c’est de cette épreuve de l’orphelinat […] que le mot islam va surgir pour désigner la religion du Dieu […] qui fait de l’abandon le sauf de l’être. Et si l’on se rappelle que le Dieu de l’islam s’adresse au prophète en l’appelant ‘l’orphelin’ (al yatîm), on peut saisir, en suivant Jacques Lacan, qu’il s’agit là de l’un des Noms du Père en islam[cvii]. »

Il y a lieu de se demander si Isabelle Eberhardt, à mesure qu’elle approfondit ses connaissances sur l’islam, ne s’est pas identifiée à la figure du jeune Muhammad, orphelin, sans aucun bien, abandonné à son destin d’esseulé dans le désert de la vie (sourate 43). Comme lui, elle avait été éprouvée par une très grande solitude lorsque sa mère avait été rappelée à Dieu. De plus, elle avait été comme agitée par ses tourments dans le pays d’Occident qu’elle abhorrait, parce qu’il avait « fini par rejeter toutes les croyances douces et consolantes, toutes les espérances et les réconforts[cviii] », de telle sorte que « les besoins augment[ai]ent d’heure en heure et, presque toujours inassouvis, peupl[ai]ent la terre de révoltés et de mécontents. Le superflu [était] devenu le nécessaire, le luxe, l’indispensable vers quoi, furieusement, se [mouvaient] les multitudes assoiffées de jouissances, leurrées par les promesses mensongères qui leur [avaient été] faites[cix]. »

Là où elle avait été engendrée, elle se sentait étrangère, exclue pour son « origine », sa naissance, mais aussi pour son apatridie, sans autre alternative que ce manque de repères qui la plongeait dans les abîmes de l’enfer, les affres de « cette désespérance absolue qui peut mener au suicide ou à la folie[cx] ». Mais « tout là-bas, au-delà de la Grande Azurée[cxi] », pendant tous ces mois nomades, elle était devenue autre. Au sortir de cette longue traversée du désert que sont le deuil et les dangers de l’errance, elle s’était engagée dans une autre voie, celle qui faisait sens et qui était la condition de la libération de son être. « Voie du cœur », où elle avait finalement trouvé le fond de sa « respiration morale ». Dans la nature, l’horizon de sa vie s’illuminait « de nouveau du flambeau béni de l’espérance [cxii] ». « La force joyeuse de la terre » était en elle, incommensurable, infinie. Elle se sentait « immortelle, et si riche de [sa] pauvreté[cxiii] ».

 

Cet été-là, nous sommes en 1900, le passage du pays de l’Occident à l’Orient islamique tant rêvé s’accomplit de la manière la plus absolue, puisque Isabelle s’en remet à un guide spirituel qui fait d’elle un khouan de Sidi Abd-el-Kader de Bagdad. Le choix du nouveau nom, Mahmoud Saadi, reflète tout à fait ce qu’elle voudrait être, selon un fantasme secret : « l’Heureux, le Chanceux ». En mourant à son passé, elle signale la consécration d’une transmutation, phénomène connu de toutes les sociétés, la juive notamment, et des communautés qui, sous une forme ou sous une autre, pratiquent une initiation s’accompagnant d’un changement de nom[cxiv]. Derrière cette métamorphose qui, cette fois, ne renvoie pas à une identité factice, créée par l’ennui et son sentiment d’abandon mais à une appartenance, il y a non plus la tentative désespérée de se défaire de cette « mystérieuse fatalité [qui] pesait sur sa race[cxv] », mais la volonté de se détourner pour faire face à l’existence, de se remettre en mouvement, d’entrer dans le vif de la vie, celle qui intègre la mort, sans oubli ni reniement de ses aïeux, de se déterminer sur la direction à prendre, sa démarche étant, au demeurant, tout à fait conforme, « à l’optique coranique qui lie singularité, âme et responsabilité, comme dans la sourate suivante : « Toute âme n’est responsable que d’elle-même. Nul ne supporte le fardeau d’un autre[cxvi]. »

Il va sans dire qu’il n’est pas si simple de démêler l’écheveau de ses souvenirs et de ses rêves, de ses angoisses et de ses espérances, de rassembler les mille morceaux de son existence fracassée. Mais quelles que fussent les difficultés rencontrées, elle découvrait peu à peu que la tristesse n’avait pas détruit la joie de l’errance, que le désir de s’ouvrir au monde musulman, d’aimer et de créer déployait de nouveau ses ailes. Mieux encore : le fil conducteur apparaissait. En ayant trouvé sa vocation dans le soufisme, elle comprenait finalement que ses révoltes aveugles contre la souffrance de l’origine n’avait été ni plus ni moins que sa façon de rester fidèle à ladite origine. Elle se demandait plus que jamais, « quelles attaches puissantes la reli[aient] aux races immobiles de l’Orient…![cxvii] »

Indubitablement, il y avait entre les Juifs et les Arabes des liens de parenté. N’étaient-ils pas tous, en fin de compte, fils de Sem ? Le XIXème siècle le savait aussi qui suggérait, quoique fort maladroitement, de penser cette unité sous un autre nom, celui de « Sémite »[cxviii]. Isabelle Eberhardt avait perçu d’instinct qu’ils étaient frères du même père. « En toi seront bénies toutes les nations de la terre », avait dit la Voix de Dieu au lointain descendant de Noé et de son fils Sem. « Je suis l’Eternel et toi tu es mon intime ! Tu ne t’appelleras plus Abram, Père désiré ! Mais Abraham, Père universel[cxix] ! » Mettant en place au moment de l’alliance, par ce changement de nom Abram/Abraham (acquisition d’un h), l’affirmation d’un pouvoir être autrement dans le sens où tout n’est pas tracé, inscrit, déterminé, Mektoub. Ainsi, nous dit Malek Chabel, « que ce soit dans le Coran ou dans ses hadiths, le prophète Muhammad se référait à différentes reprises à l’image tutélaire du grand patriarche ‘AbRaham (ce qui signifie littéralement le ‘Père des nations’), plus connu sous le nom de Ibrahim al-Khalil par les Arabes et considéré par eux comme l’’Ami intime de Dieu’.[cxx] » Les serviteurs d’al lah[cxxi] avaient mis au plus haut celui qu’ils appelaient […] Abraham l’éternel ! Pour eux, Abraham n’était ni juif ni chrétien, c’était un vrai croyant, un « Musulman » ou muslim[cxxii] (« celui qui se soumet à Dieu »).

Toutefois, à relire les Lettres et Journaliers d’Isabelle Eberhardt, on suit, outre le cours instinctif de ses hantises de fille illégitime et de ses errances solitaires, l’éternelle contradiction entre la fécondité de pensée qui réclame de vaillants efforts et l’idéal d’une « vie bédouine, facile, libre et berceuse[cxxiii] » qui s’écoulerait doucement, simplement, sans heurts et, pour cela même, hors du temps, donc privée de l’histoire et de ses lois.

Inversement, elle note le 27 juin 1900 : « Vivre d’une existence double, celle aventureuse du Désert, et celle, calme et douce, de la pensée, loin de tout ce qui peut la troubler […] Un rêve, réalisable en principe, cela…sera-t-il réalisé ? That is the question[cxxiv] ! »

Elle eût voulu que le rêve et la vie ne fussent plus opposés. Mais cela exigeait de grands efforts et une prise de risque. Si elle voulait accomplir sa tâche, le prix à payer serait lourd. Elle devait s’astreindre davantage au travail de l’écriture littéraire, année après année, recourir à une forte discipline. Quant à la connaissance de soi-même – elle l’avait déjà compris grâce au cheikh Abou Naddara qui, naguère, l’avait conviée à correspondre avec Ali Abdul Wahab, tenant pour assuré qu’elle en tirerait profit – loin d’être une quête solitaire, une fin en soi, celle-ci nécessitait la confrontation, le dialogue avec l’autre. Comme l’illustre l’accumulation des lettres à Ali, le seul qu’elle parvînt à sentir fraternellement proche, à l’exception d’Augustin.

 

Assurément, il arrive que des jeunes gens soient malades de leur nom. Les maléfices de l’illégitimité ou, par extension, du manque, de la défaillance du père ou de son représentant, ne sont pas rares et peuvent même être un facteur favorisant le suicide ou le nihilisme compris comme destruction de toutes les valeurs. Grande peut être aussi, pour combler le trou du manque des étais et appuis de base, la tentation du nationalisme intégral ou de l’intégrisme… c’est selon. Car l’absence d’ancrage des êtres, l’absence des liens identificatoires insuffisants à la figure paternelle, crée un besoin d’affiliation aux groupes artificiels (délinquance, toxicomanies, sectes), à un monde clos d’appartenance, où une seule manière d’être est tolérée à l’exclusion de toute autre. Comme si c’était possible de se débarrasser ainsi du poids de la souffrance. A ce propos, Jacques Lacan a beaucoup insisté sur l’importance du « nom du père », qui n’est pas, rappelons-le, le patronyme ni le père en tant que personne réelle mais le signifiant qui vient représenter, dans l’inconscient de l’enfant, le père symbolique, support de la Loi. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que le père ou son représentant doit permettre à l’enfant, pour lui donner sa place au monde, cette prise de distance vitale avec la mère, sans quoi il ne saurait « grandir » ni donc atteindre à l’individuation et à la maturité. Il est clair que, de cet élément fondateur de l’ordre symbolique, aucun sujet humain ne peut se passer sans graves dommages.

C’est ainsi que, marqué par l’absence de « nom du père » (et de liens avec le pays d’origine) réactivée par la nostalgie ressentie par Nathalie de Moerder, lorsqu’il était enfant, Augustin confesse le 10 novembre 1898, avoir été « toujours en ces instants de désolation […] en proie à cette horrible gaieté, à cette surexcitation nerveuse, qui cach[ait] sous un rire affreux l’envie de tomber dans quelque coin, n’importe où, de pleurer sans fin, d’exhaler en râles de bête agonisante le néant où l’on se sent tomber[cxxv] ». Au reste, Isabelle n’était pas plus que son demi-frère à l’abri de cette désespérance. Comme elle s’était trouvée elle-même entre leur mère indisponible, parce que « toujours malade » et un père – dont elle prétendait ignorer la qualité – et qu’elle prenait, disait-elle, « pour un vague tuteur toujours absent ou occupé à débrouiller les intrigues de la maison[cxxvi] », il y avait en elle aussi quelque chose de déboussolé, d’inadapté, une sorte de « vide dépressif[cxxvii] », pour reprendre une expression de Jean-Claude Kaufmann, où toutes sortes de substances toxiques venaient s’engloutir (absinthe pure, tabac, kif), éloignant l’ombre de la souffrance ; sans parler de ses assuétudes amoureuses, présentées comme un « besoin indomptable de jouir[cxxviii] » qui la faisait « dérailler et […] agir comme une somnambule[cxxix] » – tant sa passion pour Augustin venait ombrager tout rapport avec un autre homme. Elle éprouvait une horrible nostalgie pour ce frère ingrat auquel, malgré toutes ses erreurs, elle avait toujours tout pardonné et qu’elle continuait à idéaliser et à aimer de toute son âme, parce qu’à travers lui elle étreignait, en fantasme, la part jumelle d’elle-même.

Augustin parti, elle avait sombré dans un sombre ennui, faisant de son mieux pour tenter de combler le vide qu’il avait laissé, par une correspondance intime avec Ali. Mais, sitôt installée à Bône, en 1897, elle ne trouva rien de mieux que de se jeter à la tête de son professeur d’arabe, Si Mohammed El Khoudja[cxxx], un homme séduisant et despotique, dont elle percevait pourtant les médiocrités ; un Maure de Sétif qui pensait « qu’une femme n’est bonne qu’à lui servir d’amusement et à avoir envers lui tous les devoirs possibles sans que lui daigne s’en reconnaître le moindre envers elle[cxxxi] ». D’entrée de jeu, elle tomba sous son emprise, peut-être parce que la part féminine d’elle-même, niée et honnie, donnait raison à celui qu’elle qualifiait de « bourreau[cxxxii] ».

« Sans nom – celui d’Eberhardt que je porte officiellement trahit bien ma naissance illégitime, écrit-elle en janvier 1898 ; sans fortune, il faudra que je me fasse une situation toute seule, ou que je consente à épouser El Khoudja qui, alors, sera mon maître et qui fera de moi ce qu’il voudra… [cxxxiii] »

Fort heureusement, malgré « l’obsession », l’immense attraction que cet oukil[cxxxiv] judiciaire exerçait sur elle, elle ne lui accorda point son consentement, préférant une union hors des liens du mariage au sacrifice du « seul trésor » qu’elle avait « sur la terre : [sa] liberté[cxxxv] ». Elle s’en était tiré en soulignant, de façon cohérente dans son interprétation, que, derrière cet « amour violent et triste, comme tout ce qui éman[ait] de [son] âme, pour cet homme qui a[vait] quelque chose de ce que devaient avoir ses ancêtres les Maures d’Espagne, quelque chose de très enjôleur, de poétique et de mélancolique[cxxxvi] » et « qui était fait pour [lui] donner ce qu’[elle] cherchait – la volupté[cxxxvii] – », il y avait seulement la peur, vague et certaine, de la mort.

A l’évidence, ce double coup du sort – le malheur d’être née d’un père (supposé) inconnu et le manque chronique d’argent − est un thème qui parcourt ses Ecrits intimes comme un leitmotiv. Qui plus est, Isabelle s’était lourdement trompée. D’abord sur Augustin qui, incorrigible, était retourné à Marseille avec, selon elle, l’idée saugrenue de se marier et de fonder un commerce plutôt que de se fixer à Tunis avec elle ; ensuite sur Ali, « non pas parce qu’[il l’avait] volée, mais parce qu’[il l’avait] outragée[cxxxviii] » en l’accusant injustement d’avoir révélé qu’elle lui avait prêté de l’argent et la priant de quitter Tunis, vu que toute la ville « racont[ai]t qu’il [était] un souteneur, qu’il [lui] tolérait des amants afin qu’[elle] l’entret[înt] etc, etc.[cxxxix] » Elle avait l’impression que cet homme, qu’elle avait pris pour un ami, qu’elle considérait depuis deux ans comme son frère bien-aimé, son « jânem[cxl] » (« jânem » signifiant « mon âme » en langue turque), s’était soudainement transformé en un monstre vulgaire, vil et hypocrite. Et elle était tombée de haut. Comment était-ce possible? Sans doute Trophimovski avait-il vu juste quand il lui disait : « Tu vois qu’(Augustin) est et restera toujours le même. Je vais écrire à M. Aly pour l’engager à abandonner cet homme qui ne fera que te brouiller toi avec cette excellente famille […][cxli] » Mais Isabelle ne voulut rien entendre. Profondément blessée, elle avait préféré penser qu’ici autant qu’ailleurs – mais pour quelle raison en eût-il été autrement? – le monde ne voyait en sa personne que matière à dénigrer, à calomnier… Reste que, malgré son amertume, sa profonde déception, elle ne s’était pas laissé abattre, car elle gardait au fond d’elle-même le transport qui avait toujours illuminé son esprit. La preuve en est que la volonté de devenir un sujet autonome, vivant de lui-même et pour lui-même, d’accéder à la liberté qui était contingence et choix, avait coïncidé avec l’accomplissement du conseil que lui avait donné Abou Naddara d’écrire des lettres, de s’adresser à cet « ami musulman et arabe[cxlii] », sans rien lui cacher de ses défauts ni de ce qu’elle sentait et de ce qu’elle pensait. La mise en mots de ses réflexions et de ses visions étant le seul moyen de mettre à nu sa propre vérité intérieure et de se rapprocher de ce noyau d’être qu’est le nom.

 

En même temps, il y a lieu de se demander si Isabelle, par trop préoccupée de ses propres maux, n’avait pas ignoré le désir qu’Ali avait d’elle ? A moins qu’elle ne fût restée tout simplement sourde à ses avances parce qu’elle voulait perpétuer le souvenir de la communauté frère/sœur… Quoi qu’il en fût, ce qui, pour elle, avait achevé de la captiver en Ali, c’était l’espoir de découvrir une âme-sœur à même de la comprendre d’un seul regard et de répondre à ses exigences affectives, comme l’avait fait El-Khoudja, du temps où ils passaient « des heures et des heures, la nuit, couchés côte à côte dans les jardins, à chercher le paradis l’un dans les yeux de l’autre![cxliii] ». Sauf qu’elle n’avait posé aucun regard sur Ali ; elle s’interrogeait avant tout sur elle-même, mettant son âme en miroir dans la sienne. Elle cherchait avant tout à clarifier ses idées, ses problèmes affectifs et moraux, à mettre au jour la logique de l’amour, l’individuation n’étant pas sans rapport avec l’érotisme narcissique ou la sexualité. Très tôt consciente de sa complexité, de son incapacité à dominer, par la force de la volonté, le dualisme de sa nature, « qui engendr[ait] nécessairement la ‘mélancolie’ et cette sensation amère de l’inutilité absolue de tous [ses] efforts, de toutes [ses] espérances et de toutes [ses] révoltes [cxliv] », elle questionnait inlassablement le monde et l’Autre. De lettre en lettre, revenaient souvent les interrogations sur l’amour, sur ses pièges, car il en allait de sa chère liberté, ainsi que le profond désarroi que lui causait « la prodigieuse mobilité de [sa] nature, et l’instabilité vraiment désolante de ses états d’esprit qui se succéd[ai]ent les uns aux autres avec une rapidité inouïe », dans un cycle dépression-euphorie, auquel elle ne connaissait d’autre remède que « la contemplation muette de la nature, loin des hommes, face à face avec Celui qui n’a rien créé de mal et qui, en somme, [était] le seul et unique refuge des âmes en détresse[cxlv]. »

En quelques mots : Le meilleur moyen de combattre ce déséquilibre intérieur lui paraissait être de s’avancer vers la Lumière[cxlvi], vers l’Autre (divin), toujours présent, quoique caché, invisible, mystérieux. Si bien qu’on la retrouve toujours sur le chemin des caravaniers, auprès desquels elle apprend à vivre dans l’instant, sans carcans ni frontières, à dominer sa peur de la mort, à voir au-delà de sa propre personne. L’esprit « toujours en éveil [cxlvii] », attentive à la langue arabe qu’elle a épousée et qui contient l’essence de son identité future. Elle se tait et écoute ; elle absorbe le monde qui l’entoure et développe vis-à-vis du pays un vif sentiment d’appartenance et d’attachement qu’elle exprime tant dans ses passions que dans ses choix.

« Sous quel ciel et dans quelle terre reposerai-je, au jour fixé par mon destin ? Mystère. Et cependant je voudrais que ma dépouille fût mise dans la terre rouge de ce cimetière de la blanche Annaba, où Elle dort… ou bien alors, n’importe où, dans le sable brûlé du désert, loin des banalités profanatrices de l’Occident envahisseur[cxlviii]. »

Pouvoir « s’enfouir », comme Eugène Fromentin, dans « la vraie terre arabe après l’avoir longtemps imaginée[cxlix] » ; se fondre, se dissoudre dans « la bonne mère accueillante, qui [l]’a régénéré[e], qui l’a sauvé[e] de la déchéance et de la mort[cl] », pour ne faire qu’un avec Elle et ne plus la quitter. Telle est désormais l’intentionnalité qui l’habite.

L’état de déréliction, la douleur sans nom, provoquée par la séparation ultime d’avec la mère aimée, étaient à la mesure de l’immensité infinie du désert de sable et de cailloux qui s’étendait devant elle. Elle se retrouvait seule sur la terre comme une brebis égarée, possédée par l’angoisse ; des idées de suicide la hantaient. Mais, malgré sa détresse, elle ne s’était pas abandonnée au désespoir, aux nostalgies si pathétiques qui l’envahissaient. Elle les avait repoussés ; elle avait su tirer parti de son errance, de la mélancolie qui avait pris possession d’elle. Devant la splendeur des terres du soleil couchant, elle avait réussi à transcender sa condition d’orpheline. L’engloutissement dans les limbes où tout était confondu, ce « dangereux et délicieux engourdissement, conduisant insensiblement, mais sûrement, au seuil du néant[cli] », laissait curieusement place à un à-venir possible, à une seconde naissance, au-delà de la mort, prometteuse d’une délivrance. Dieu n’avait-il pas trouvé Muhammad, orphelin, errant et pauvre ? (Sourate 43) N’était-il pas défini dans le Coran comme « celui qui fait mourir et qui fait naître » ? Le passage suivant, cité par Fethi Benslama, l’indique d’ailleurs nettement :

« Vous étiez mort et il vous a fait vivre, puis il vous fera mourir et vous fera revivre, puis à lui vous reviendrez[clii]. »

Comme si Allah avait gardé trace, ajoute-t-il plus loin dans le texte, « de ce Dieu qui n’est pas père à travers une fulguration que Jacques Berque a rapproché du Dieu Un dans le Poème de Parménide, « Tout entier à la fois, un, d’un seul tenant[cliii]. »

Or, il se trouve qu’en allant en solitude vers « l’Orient » (à l’époque, l’orient signifiait l’islam), Isabelle aspirait à retrouver une unicité fondamentale, faute que sa mère fût présente. Après une telle dépossession, elle voulait en finir avec la dualité qu’elle assimilait à une fracture, à une déchirure violente et absolue.

Effectivement, à dater de ce jour, son lent cheminement dans le désert va venir faire séparation, année après année, entre ce qu’elle était jusqu’à présent et ce qu’elle deviendra au final, ou plus précisément, entre le lieu de naissance où elle se sentait exilée en elle-même et la Grande Terre Mère d’Afrique, mystérieuse et sauvage Divinité de la fécondité et de la féminité, qui avait sa statue dans la Kaaba à l’époque préislamique[cliv] et « mange[ait] et résorb[ait] tout ce qui lui [était] hostile. Peut-être […] la Terre prédestinée d’où jaillira un jour la lumière qui régénérera le monde[clv] ».

 

Tout au long de ses Ecrits on voit et on entend un être insolite, singulier, hors du commun, ayant du vague à l’âme ; un être poétique à la fois entraîné par sa soif d’un ailleurs qui lui demeure mystérieux et ses rêves d’écriture, pour en faire offrande à l’Autre absent (maternel), et le besoin exacerbé de rechercher cette autre part divine et vraie d’elle-même − en s’efforçant, et s’y engageant, de transformer l’errance sans destination en cheminement vers l’Inconnu qui s’étend à l’infini − et l’infortune d’être née de l’exil, sans repères, en consentement à la volonté du Très-Haut.

« Mektoub[clvi], lance-t-elle à travers la bouche de Yasmina. Nous sommes tous sous la main de Dieu et tous nous mourrons pour retourner à Lui… Ne pleure pas ; Ya Mabrouk[clvii], c’est écrit [clviii] ».

Assurément, nous sommes tous appelés à mourir. Aucun être vivant n’échappe à ce destin. C’est pourquoi les grands mystiques soufis ne cessent de répéter inlassablement sur tous les tons à leurs disciples : « Mourez avant de mourir », assurant que la Mort est belle « parce qu’elle conduit celui qui aime vers le Bien-aimé[clix] ». Donnant en outre à penser que le lien à l’Autre (divin) n’est pas celui de la Foi, au sens d’une croyance, mais bien celui de l’Amour. Cette sensation est d’autant plus forte que l’amour de la mère joue un rôle central dans le Coran. Comme le rappelle un hadith célèbre qui dit : « Le Paradis se gagne aux pieds des mères » (et non, comme on le voit, à ceux des pères). Au reste, le Cheikh Al-Akbar, le plus grand des maîtres et théosophe soufi, Ibn Arabi[clx], insistait beaucoup sur le fait que le dhat, l’« essence divine », est féminine. De même qu’il avait écrit au sujet de sa compréhension du divin : « Dieu ne peut être envisagé en dehors de la matière et Il est envisagé plus parfaitement en la matière humaine que dans toute autre et plus parfaitement en la femme qu’en l’homme.[clxi] »

Enveloppés dans le manteau de laine blanche des prophètes d’Israël, ces soufis dont la tradition millénaire avait été réactivée par le message du prophète Muhammad[clxii], ne pouvaient que séduire Isabelle Eberhardt qui voulait vivre comme un Homme, au sens où l’entend le Coran, comme un Humain (Insân), distinct de « homme » (Rajul) et de « femme » (Mar’a)[clxiii]. Comme par miracle, elle avait trouvé dans l’islam (de la racine « s.l.m » qui signifie « échapper au danger », « être sain et sauf »), le moyen de « se sauver », aux deux sens du terme : fuir (le morne ennui de la maison déserte, ainsi que l’hostilité sourde de la société genevoise, peut-être même la menace antisémite…) et assurer son salut individuel, par-delà tous les désespoirs, toutes les désillusions. Le Moghreb tant rêvé s’était avéré synonyme de lumière crépusculaire où mort et vie se transmutaient l’une en l’autre, donc de régénération et d’espérance. Elle avait entendu dire que le Dieu des musulmans s’était toujours montré bon et miséricordieux envers les enfants bâtards et illégitimes ; que, d’un point de vue islamique, une personne ne pouvait être sanctionnée pour la faute d’un proche, car chacun demeurait responsable de ses actes et en assumait seul les conséquences, comme le dit la sourate Le voyage nocturne, verset 15 : « Quiconque suit le droit chemin le suit dans son propre intérêt et quiconque ne s’égare qu’à son propre détriment. Nul n’aura à assumer les péchés d’autrui. Nous n’avons jamais sévi contre un peuple, avant de lui avoir envoyé un messager.[clxiv] »

Nonobstant la crainte qu’ils avaient de Dieu, de son courroux, les musulmans ne l’imaginaient pas comme un Père jaloux et irascible qui criait vengeance et n’hésitait pas à punir ses ouailles dès qu’elles s’éloignaient de Lui… D’autant moins que, comme l’explique Fethi Benslama dans La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, « Allah n’est par principe ni le Père, ni le Dieu des pères, y compris pour le prophète qui est irrémédiablement un orphelin auquel le Coran interdit d’être le Père des membres de sa communauté[clxv] » – le mot « orphelin » (el yatîm) étant, au demeurant, « l’un des signifiants majeurs de la fondation islamique[clxvi] ». Et plus loin dans le même texte, l’auteur d’ajouter, commentant la sourate du « caillot de sang[clxvii] » : « ‘Lis’ est le commandement de l’ange qui, par la terreur, oblige Muhammad à recevoir la révélation, […] réception matricielle de la lettre, qui rappelle ce nom de Dieu en islam, nom par lequel débutent toutes le sourates du Coran, et par la profération duquel tout est entrepris : Au nom de Dieu le matriciel le matriciant (arrahmân arrahîm[clxviii]) [clxix] ».

La chance d’Isabelle Eberhardt était là. Dans la perspective de la loi islamique, elle n’était pas responsable des actions de chacun des membres de sa famille. Avec l’aide de Dieu, elle était en mesure de s’engager sur le chemin de la transformation intérieure et de renaître à elle-même par un travail spirituel intense. (Le nom divin ar-rahmân, « le Miséricordieux » et ar-rahim, « qui est plein de compassion » appartiennent à la même famille que le mot rahim, « le sein maternel. » Ainsi ar-rahmâniyah, « la béatitude miséricordieuse de Dieu, peut-elle être conçue comme la matrice universelle[clxx]). Qui plus est, l’islam ouvrait des voies infinies non balisées par les lois édictées par le Père mais par la Voix consolatrice devenue Livre, Écriture, Révélation, puisque c’était par l’écoute de l’Autre que la Connaissance ultime s’était révélée aux envoyés de Dieu (rasûl), tels que Noé, Abraham, Moïse, les Prophètes et puis Jésus, placé parmi eux à un rang particulier[clxxi]. A de nombreux endroits, le Coran invite en effet le lecteur à s’ouvrir à l’Ecriture antérieure à lui (sourate 4, verset 136), aux Livres anciens, ceux d’Abraham et de Moïse, à faire revivre les lois divines révélées aux Prophètes et à Jésus[clxxii] et à les appliquer. Comme en témoignent les versets cités par Ahmad al-Juhayni et Muhammad Mustafa dans L’Islam et l’Autre :

« Nous envoyâmes, à leur suite, Jésus, fils de Marie, qui vint confirmer le contenu de la Torah précédemment révélée. Nous le dotâmes de L’Évangile qui est à la fois un guide et une lumière corroborant la Torah et servant en même temps de direction et d’exhortation pour ceux qui craignent le Seigneur[clxxiii] ».

Ou bien encore :

« En vérité, Nous avons révélé la Torah comme guide et comme lumière. Et c’est sur la base de ce Livre que les prophètes, soumis à la volonté de Dieu, ainsi que les rabbins et les grands théologiens, en tant que gardiens et témoins de cette Écriture, devaient rendre la justice entre les Juifs. Ne redoutez donc pas les hommes, mais redoutez-Moi ! Ne troquez pas mes enseignements à vil prix : ceux qui ne jugent pas d’après ce que Dieu a révélé sont de véritables négateurs ![clxxiv] »

Reste une grande différence cependant : à l’encontre des autres religions révélées, l’islam est une religion de la mesure, du juste milieu, tenant compte de la nature humaine telle qu’elle est, à savoir pleine de faiblesses et de contradictions. En conséquence, les actes des musulmans ainsi que leurs réactions doivent être raisonnables et réalistes[clxxv]. Le verset suivant est sans ambiguïté à ce propos : « Dieu n’impose rien à l’âme qui soit au-dessus de ses moyens[clxxvi] ».

L’identification à cette doctrine du salut à hauteur d’homme, à ce qu’elle désignait elle-même comme « la très libérale doctrine du Coran[clxxvii] », est indéniablement présente chez Isabelle Eberhardt. Mieux encore que le Coran, l’univers mystique qui s’en réclame (« L’univers est un immense Livre », écrivait Ibn Arabi, exprimant l’unicité du message divin primordial), laisse voir que la foi islamique permet au désir de subsister dans l’infini, comme l’Amour. Aussi sa dévotion au grand Cheick Blanc des Kadriyas de Guémar, Sid-Elhoussine ben Brahim, s’était-elle alliée sans ambages avec son amour pour Slimène Ehnni, tenu en éveil par la singularité, « la personnalité elle-même de Slimène » qui ne lui semblait « pas toujours bien réelle non plus[clxxviii] ». Elle avait expérimenté l’étourdissement des sens, le ravissement extatique, si nécessaire pour arriver à l’union (du latin unio, onis, plante à bulbe unique) et atteindre l’état mystique.

Pour Isabelle, cette rencontre avec Slimène fut essentielle, précieuse ; elle ne la considérait pas comme un coup du hasard. La prédestination divine (Mashi’a), si contraire à l’idée de la fatalité, du fatum, que l’islam[clxxix] rejetait, parce qu’elle excluait le libre arbitre, elle y croyait ! Quand elle l’avait aimé, quelque chose au-delà de l’ordinaire s’était passé, avait modifié son être. Comme si la noblesse de cœur de Slimène lui avait permis de découvrir la meilleure part d’elle-même et de retrouver la totalité de ses liens avec les autres. Elle, qui jusqu’alors n’avait cessé de fuir le monde des hommes et ses obligations, elle obéissait soudainement à ce qu’elle considérait comme une mission, une tâche à accomplir :

« Je n’ai jamais manqué dans toutes mes lettres », écrit-elle à Slimène, « de te parler comme une mère, comme un frère, de te prêcher la vraie doctrine, de te rappeler que nous sommes musulmans et khouans, que nous avons un rôle à jouer et un but sacré dans la vie, que le désespoir et le manque de résignation – manque de courage, en fait – sont autant de blasphèmes[clxxx] ».

Et plus tard, dans une lettre, elle renchérit sur ce qu’elle lui a écrit précédemment :

« Nous sommes les serviteurs de Djilani[clxxxi]et nous nous devons à lui. Faisons donc tout notre possible pour le servir dignement : nous avons une force immense que personne, sauf Dieu, ne peut vaincre. Nous sommes deux qui n’avons qu’une seule âme, qu’un seul cœur, qu’une seule volonté. Nous pouvons faire plus que n’importe qui, si tu veux seulement suivre la voie que je te trace dans cette lettre, et que je crois fermement être la bonne voie.[clxxxii] »

Dès lors, tout dans ses écrits et sa pauvre vie que l’Amour a enrichie dira « l’effort pénible » qui s’exprime dans le mot djihâd, de livrer activement « combat » contre les ténèbres, non par l’épée mais par la plume, aux fins de réaliser la mission à laquelle elle se sent destinée, celle d’être à l’écoute de l’Autre, Dieu et son prochain, en signe de reconnaissance et d’amour.

[i] Fils de Noé et ancêtre de tous les sémites, y compris des arabes et des juifs.

[ii] Elisabeth Roudinesco, Retour sur la question juive, Paris, Albin Michel, Bibliothèque Idées, 2009, p. 76.

[iii] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 77.

[iv] zaouïa ou zaouiya : Etablissement religieux, école, siège d’une confrérie animée par les descendants d’un saint local.

[v] Ecrits intimes, op. cit., p. 249.

[vi] Vagabondages dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 80.

[vii] A l’époque coloniale, 605 des juifs tunisiens étaient concentrés à Tunis.

[viii] Ecrits intimes, op. cit., p. 90.

[ix] Cit. par A. Schimmel, L’Islam au féminin, Paris, Albin Michel, 2000, p. 185.

[x] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 218.

[xi] Id., p. 66.

[xii] Id.

[xiii] Notes de route, op. cit., p. 73.

[xiv] Ecrits intimes, op. cit., p. 73.

[xv] Id., p. 115.

[xvi] Cit. par Cheikh Bentounès, chef spirituel de la confrérie al-Alawiya, dans Le soufisme, cœur de l’islam. Paris, La Table Ronde, 1996, p. 140.

[xvii] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 177.

[xviii] L’Occident ne connaît pas de concept analogue à celui du djihâd qui n’est pas l’équivalent de celui de la « Guerre sainte », car il n’autorise jamais le meurtre de la personne humaine, que celle-ci soit parmi les musulmans, les protégés ou les étrangers auxquels la société musulmane a accordé sa protection.

[xix] Muhammad, forme dérivée de la racine h.m.d., signifie « le très glorieux ».

[xx] L’impie est « celui qui n’est pas dirigé » ou celui qui n’a pas de guide.

[xxi] A. Al-Juhayni/M. Mustafa, op. cit., p. 106.

[xxii] Id.

[xxiii] hadiths : traditions du Prophète Muhammad qui transmettent, en dehors du Coran, ses gestes et ses paroles de sagesse.

[xxiv] Cheikh Bentounès, op. cit., p. 69.

[xxv] A. Al-Juhayni/ M. Mustafa, op. cit., p. 88.

[xxvi] Cheikh Bentounès, op. cit., p. 72.

[xxvii] Etienne Dinet & Sliman Ben Ibrahim, La vie de Mohammed, Alger, La maison des livres, p. 90.

[xxviii] I. Eberhardt, Journaliers, op. cit., p. 141.

[xxix] Ecrits intimes, op. cit., p. 91.

[xxx] Id., p. 215.

[xxxi] Id., p. 196.

[xxxii] Id., p. 33.

[xxxiii] Œuvres complètes II, op. cit., p. 531.

[xxxiv] Id.

[xxxv] Ecrits intimes, op. cit., p. 241.

[xxxvi] « Quelque chose qui s’accroche » est la traduction du mot ealaq. C’est son sens primitif. Un sens dérivé de celui-ci, « caillot de sang », figure très souvent dans les traductions.

[xxxvii] F. Benslama, op. cit., p. 159.

[xxxviii] Cit. par A. Schimmel, op. cit., p. 195-196.

[xxxix] Sourate 39, verset 6 : « (Dieu) vous forme à l’intérieur des corps de vos mères, formation après formation, dans trois ténèbres (zulumât) ».

[xl] Cit. par Amin Maalouf, Léon l’Africain, Paris, Jean-Claude Lattès, Le Livre de Poche, p. 57 et 80.

[xli] F. Benslama, op. cit., p. 295.

[xlii] Id., p. 30.

[xliii] Le Coran, LXXVI 39.

[xliv] F. Benslama, op. cit., p. 296.

[xlv] Cit. par Tobie Nathan, Le phasme et la brindille. La Bible et l’Autre, Paris, In Press, 2002, p. 201.

[xlvi] Id., p. 202.

[xlvii] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 98-99.

[xlviii] M. Chebel, Dictionnaire amoureux de l’islam, op. cit., p. 574.

[xlix] A. Schimmel, op. cit., p. 22.

[l] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 98-99.

[li] A. Schimmel, op. cit., p. 89.

[lii] E. Dinet, op. cit., p. 199.

[liii] A. Al-Juhayni/M. Mustafa, op. cit., p. 21.

[liv] Cit. par A. Maalouf, op. cit., p. 275.

[lv] Id., p. 175.

[lvi] Id., p. 51.

[lvii] Cheikh Bentounès, op. cit., p. 80.

[lviii] I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., p. 111.

[lix] Jean-Christophe Attias, L’islam et les musulmans dans le regard du judaïsme médiéval dans Juifs et musulmans. Une histoire partagée, un dialogue à construire, Paris, La Découverte 2006, p. 31.

[lx] Id., p. 30.

[lxi] Sourate 20, versets 120-122.

[lxii] Cheikh Bentounès, op. cit., p. 62.

[lxiii] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., 27 avril 1898, p. 179.

[lxiv] Rakhil, op. cit., p. 79.

[lxv] Œuvres complètes I, op. cit., p. 276.

[lxvi] A. Al-Juhayni & M. Mustafa, op. cit., p. 24.

[lxvii] Voir Salim Bachi, Le silence de Mahomet, Paris, Gallimard, 2008, p. 285.

[lxviii] E. Dinet, op. cit., p. 137.

[lxix] Marc-Alain Ouaknin, Mystères de la Kabbale, Paris, Assouline, 2000, p. 184.

[lxx] F. Benslama, op. cit., p. 300.

[lxxi] kefera : mécréante.

[lxxii] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 93.

[lxxiii] E. Dinet & S. Ben Ibrahim, op. cit., p. 61.

[lxxiv] Id., p. 199.

[lxxv] Cheikh Bentounès, op. cit., p. 170.

[lxxvi] I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit., p. 394.

[lxxvii] Id., p. 440.

[lxxviii] Ecrits intimes, op. cit., p. 146.

[lxxix] Trimardeur, op. cit., p. 497.

[lxxx] Id.

[lxxxi] Id., p. 240.

[lxxxii] haïk : Grand voile carré blanc. Voile de femme.

[lxxxiii] Préface de Victor Barrucand dans I. Eberhardt, Notes de route , op. cit., p. 9.

[lxxxiv] Trimardeur, op. cit., p. 406.

[lxxxv] Id., p. 489.

[lxxxvi] Id., p. 454.

[lxxxvii] Saadi signifie, en arabe, « l’heureux, le chanceux ». Poète mystique du XIIIème siècle, il prônait avant tout l’amour, le renoncement et l’art de se gouverner soi-même.

[lxxxviii] Notes de route, op. cit., p. 209.

[lxxxix] gandoura : longue tunique en tissu léger.

[xc] mleya : grand drap porté en voile par les femmes.

[xci] Ecrits intimes, op. cit., p. 79.

[xcii] Cheik Bentounès, op. cit., p. 48.

[xciii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 195.

[xciv] Vers les horizons bleus dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 100.

[xcv] Ecrits intimes, op. cit., p. 93.

[xcvi] Lettres et journaliers, op. cit., p. 126.

[xcvii] Ecrits intimes, op. cit., p. 146.

[xcviii] Galit Hasan-Rokem, L’image du juif errant et la construction de l’identité européenne dans Le juif errant, Paris, Adam Biro, 2001, p. 45.

[xcix] I, Eberhardt, Lettres et journaliers, op. cit., p. 132.

[c] Sourate Les Groupes, partie du verset 7.

[ci] A. Al-Juhayni/M. Mustafa, op. cit., p. 30.

[cii] I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., p. 307.

[ciii] Id., p. 12.

[civ] Ecrits intimes, op. cit., p. 78.

[cv] Baldock John, L’essence du soufisme, Paris, Pocket, 2008, p. 15.

[cvi] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 153.

[cvii] F. Benslama, op. cit., p. 42.

[cviii] I. Eberhardt, Œuvres complètes II, p. 530.

[cix] Id., p. 531.

[cx] Ecrits intimes, op. cit., p. 83.

[cxi] Œuvres complètes II, op. cit., p. 59.

[cxii] Ecrits intimes, op. cit., p. 241.

[cxiii] Notes de route, op. cit., p. 12.

[cxiv] Jean-Michel Belorgey, Transfuges. Voyages, ruptures et métamorphoses des Occidentaux en quête d’autres mondes, Paris, Autrement, 2000, p. 288.

[cxv] Vision du Moghreb dans Œuvres complètes II, op. cit., p. 31.

[cxvi] Coran VI, 164. Cit. par F. Benslama, op. cit., p. 299-300.

[cxvii] I. Eberhardt, Vision du Moghreb, op. cit., p. 31.

[cxviii] Gil Amidjar, Postface : Réflexions sur la question. Juifs et musulmans, op. cit., p. 115.

[cxix] Cit. par Cheik Bentounès, op. cit., p. 157.

[cxx] Malek Chabel, Dictionnaire amoureux et l’islam, Paris, Plon, 2004, p. 15.

[cxxi] Al lâh signifie en arable la Divinité ; il s’agit d’une divinité unique, ce qui implique qu’une transcription française correcte ne peut rendre le sens exact du mot qu’à l’aide du vocable « Dieu ».

[cxxii] Coran III, 67-68.

[cxxiii] I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., p. 209.

[cxxiv] Id.

[cxxv] Ecrits intimes, op. cit., p. 199.

[cxxvi] Id., p. 67.

[cxxvii] J. C. Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Hachette Littératures, Armand Colin, 2004, p. 193.

[cxxviii] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 102.

[cxxix] Id., p. 81.

[cxxx] Si Mohammed El Khoudja ben Abdallah Hamidi fut son premier amant.

[cxxxi] Id., p. 63.

[cxxxii] Id.

[cxxxiii] Id., p. 127.

[cxxxiv] oukil : gérant, administrateur chargé des affaires financières.

[cxxxv] Id., p. 127.

[cxxxvi] Id., p. 71.

[cxxxvii] Id., p. 127.

[cxxxviii] Id., p. 238.

[cxxxix] Id., p. 236.

[cxl] Id., p. 186.

[cxli] Id., p. 174.

[cxlii] Id., p. 57.

[cxliii] Id., p. 140.

[cxliv] Id., p. 101.

[cxlv] Id., p. 77.

[cxlvi] La lumière est l’un des noms de Dieu. Le terme lumière apparaît quarante-neuf fois dans le Coran.

[cxlvii] Id., p. 313.

[cxlviii] Id., p. 279.

[cxlix] Eugène Fromentin, op. cit., p.122.

[cl] I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit., p. 513.

[cli] Œuvres complètes I, op. cit., p. 297.

[clii] S. II, 27 cit. par F. Benslama, op. cit., p. 50.

[cliii] Id., p. 185.

[cliv] Mentionnée dans le Coran dans la sourate L’étoile. 53. 19-20.

[clv] F. Benslama, op. cit., p. 276.

[clvi] Mektoub : le destin, la volonté de Dieu.

[clvii] Ya Mabrouk : prunelle de mes yeux, ma lumière.

[clviii] I. Eberhardt, Yasmina dans Œuvres complètes II, op. cit., p. 103.

[clix] A. Schimmel, op. cit., p. 185.

[clx] Né en 1120 à Murcia, en Espagne, mort en 1165 à Damas après une vie itinérante.

[clxi] Cit. par A. Schimmel, op. cit., p. 123.

[clxii] Cheikh Bentounès, op. cit., p. 53.

[clxiii] A. Al-Juhayni/M. Mustafa, op. cit., p. 20.

[clxiv] Cit. par A. Al-Juhayni/M. Mustafa, op. cit., p. 42.

[clxv] F. Benslama, op. cit., p. 140.

[clxvi] Id., p. 42.

[clxvii] Jacques Berque traduit, fidèle à la racine du mot‚ alaq, « d’un accrochement ». (« Lis, au nom de ton Seigneur, celui qui forma, qui forma l’homme de quelque chose qui s’accroche. » (Deux premiers versets de la sourate 96.)

[clxviii] Titus Burckhardt a noté qu’en arabe rahîm, la matrice, a la même racine que le Nom divin ar-rahmân, le Clément.

[clxix] F. Benslama, op. cit., p. 159.

[clxx] Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982. Voir MATRICE/619.

[clxxi] Jésus y est appelé « l’âme de Dieu » car il incarne au plus haut niveau l’Esprit divin. C’est pourquoi il n’a pas édicté de lois ni écrit de livres, et n’a transmis son message que par des paraboles.

[clxxii] Par sa généalogie maternelle, Jésus est placé par le Coran dans la lignée Noé, Abraham, le père de Marie (eimrân dans le Coran) : « Dieu a choisi Adam, Noé, la famille d’Abraham et la famille de eimrân au-dessus de tout le monde, en tant que descendants les uns des autres… » (Sourate 3, versets 33 et 34).

[clxxiii] Sourate La Table, Versets 46-47, cit. par A. al-Juhayni/M. Mustafa, op. cit., p. 168-169.

[clxxiv] Id., Verset 44.

[clxxv] Id., p. 139.

[clxxvi] Id., p. 103, Sourate La Vache, Verset 286.

[clxxvii] I. Eberhardt, Rakhil, op. cit., p. 64.

[clxxviii] Notes de route, op. cit., p. 309.

[clxxix] A. Al-Juhayni/M. Mustafa, op. cit., p. 194.

[clxxx] I. Eberhardt, Lettres et journaliers, op. cit., p. 248.

[clxxxi] Les Qadriyas ou Kadriyas sont les fils de Sidi Abdelkader el Djilani, maître de Bagdad.

[clxxxii] Lettres et journaliers, id., p. 253.

 

<<< Home