Voyage en Sardaigne

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« Comment aurais-je un lieu alors que je suis,
Comme tu le vois,
Vivant sans cœur, marchant sans destination.
Tu me crois vivant alors que je suis mort.
Une partie de moi, d’abandon, pleure sur l’autre partie. »
 (Shibli)

 

Lettres et journaliers nous apprennent que c’est par amitié pour un « homme rencontré par hasard » qu’elle avait fait un voyage en Italie, « au moment précis d’une crise – s’il plaît à Dieu (inscha’Allah en arabe), la dernière, – où [elle n’avait] point succombé, mais qui menaçait d’aller plus loin…[i] ». De Livourne elle avait pris le bateau pour Cagliari. S’agit-il de Ahmed Rechid Bey, dit Archivir, ce « Jeune-Turc » qu’elle était sur le point d’épouser au début de l’été 1898 et dont la route eût encore une fois croisé la sienne ? Elle ne le dit pas. On est le 31 décembre 1899, elle a presque vingt-trois ans. Dans ses Journaliers, on sent l’angoisse d’exister qui dit la solitude absolue, la frayeur devant l’inconnu, le futur invisible… Ce jour-là, il fait grand vent. La mer, menaçante, parce que fortement houleuse, reflète, semble-t-il, aussi bien la mesure de son état d’âme, de sa mélancolie si pleine de vacarme assourdissant, de fureur ravalée, que la figure de l’irrévocable chargé d’effroi, liée à la réalité de sa propre liberté. Des raisonnements désespérément lucides, destinés à conjurer les rugissements des flots qui, toujours plus hauts, la jettent dans un abîme d’épouvante, un frisson lui est resté, car, soutient-elle, « c’est la voix de la Mort, c’est elle qui rage contre la petite chose secouée et torturée, ballotée comme une plume à l’immensité mauvaise[ii] ».

Cependant que les vents du large se déchaînent, charriant de gros nuages plombés qui présagent la tempête, Isabelle, le cœur au bord des lèvres, se souvient brusquement de ce propos d’un marin : « La mer, il n’y a dessus que les fous et les pauvres. Certes, ceux qu’il appelait les pauvres sont les vrais marins, soumis aux perpétuels dangers et à la plus dure des vies. Quant aux ‘fous’, ce sont tous les rêveurs et les inquiets, tous les amoureux de la chimère, tous ceux qui comme nous ‘s’embarquent pour partir’, les émigrants et les espérants. Au-delà de toutes les mers, il est un continent, au bout de chaque voyage, il est un port ou un naufrage[iii]. »

C’est que la navigation, à l’époque, n’était pas un voyage d’agrément ; elle était même fort périlleuse par gros temps, portant les passagers à penser le grand Autre, immense et terrifiant, identifié tantôt à une imago archaïque, maternelle, tantôt à la figure de l’hostilité de Dieu envers les pécheurs, c’est selon… Quant à Isabelle, elle avait cru entendre monter du fond des profondeurs abyssales une voix sonore et plaintive, une voix d’Outre-Mer qui la réclamait, éclairant l’intensité de l’investissement de la dyade mère-fille… C’est sans doute la raison pour laquelle elle s’était accrochée au mât de l’amitié rassurante que lui donnait cet homme et qui, fondée sur la tranquillité et le bienfait, eut le pouvoir de pacifier les intenses angoisses de mort, d’engloutissement, qui la terrassaient, et de garantir une certaine distance entre eux. Pour l’heure, elle avait « l’illusion, en ce provisoire foyer de Cagliari, où [elle] se retrouv[ait] avec une douce sensation, de voir un être qu’[elle] aim[ait] bien réellement, et dont la présence [lui était] insensiblement devenue une des conditions de bien-être…[iv] »

Lettres et journaliers tracent, au demeurant, le tableau d’une île sereine, située à mi-chemin entre l’Europe et l’Afrique, un lieu de l’entre-deux, sorte de refugium étroitement replié sur lui-même, sans guère de contacts avec l’extérieur, où le temps n’existe pas, un abri idoine.

 

D’emblée, Cagliari lui avait semblé familière et cette halte « dans ce coin perdu du monde[v] » auquel elle n’avait jamais pensé auparavant, une sorte de répit (du latin respectum, regarder en arrière). Le sentiment d’esseulement face à « l’immensité grise de la mer murmurante[vi] » et la mélancolie qui persistait, lancinante, depuis la disparition de sa « blanche colombe qui fut toute la douceur et la lumière de [sa] vie[vii] », appelaient les souvenirs d’enfance, « les bons comme les mauvais ». A vrai dire, depuis qu’elle avait quitté la Villa Neuve, « cette maison où tout s’[était] éteint, où tout était mort avant de tomber définitivement en ruines[viii] », Isabelle n’avait fait que refuser de s’adapter au réel. Après avoir fait enterrer Trophimovski auprès de Wladimir au petit cimetière de Vernier, elle s’était empressée de fuir Genève, s’acharnant à jouer ce qu’elle avait rêvé d’être. Cet être impliquait un autre que soi, par ignorance des normes sociales, mais aussi et surtout parce que, à force de vivre comme un garçon, libre de ses mouvements, elle craignait d’être ce qu’elle était réellement parmi le flux anonyme des hommes. Ainsi donc n’avait-elle cessé de revêtir en cours de route les multi-identités masculines, derrière lesquelles elle se dissimulait depuis près de dix ans, se condamnant de la sorte à n’être « personne » (du latin persona, masque de théâtre, rôle, personnage), puisque sa vie, nous dit-elle clairement, « n’[était] plus qu’un rêve, rapide, fulgurant, à travers des pays disparates, sous différents noms, sous différents aspects[ix] ».

Soudain consciente de l’évanescence de son moi, il semblerait qu’elle vît dans ce grand « détour » (de l’ancien français destor, lieu écarté) l’occasion d’être femme, car ce fut revêtue d’une toilette féminine qu’elle s’installa sous le pseudonyme de Madame Azi Bey[x], au numéro 14 de la via Barcelona, domicile à cette date de la veuve Cossu, donna Vicenza Sanna.

Dans le « calme assoupissant[xi] » du jardin public, elle se promène seule, médite sur la mort, la cruauté du destin, écrit ses impressions. Toujours, cependant, à la première personne du masculin, fidèle à son autre, au « vrai Soi » qu’elle porte en elle comme un secret, comme un mystère. De toute manière, comme l’explique Edmonde Charles-Roux, déambuler en costume d’homme « aurait été jugé inadmissible à Cagliari », qui était une ville fermée, écrasée par le poids des convenances, « catholique jusqu’au fanatisme » ; au point que « les gens […] vivaient à l’église plus souvent que chez eux[xii] ». Dans un tel contexte, il est clair, nous dit Isabelle avec un fond de déception, qu’elle était par cela même quelqu’un du dehors (forestiera en italien), car les femmes « sort[ai]ent peu, rarement seules, et [étaient] surveillées farouchement[xiii] ».

A la vérité, elle ne pouvait souffrir le comportement des Cagliaritains, plus occupés de leurs lamentations continuelles que de se défendre contre les autorités administratives qui les écrasaient d’impôts. Dans les rues, un grand nombre portait sur eux l’indice de la misère et du plus grand dénuement ; beaucoup étaient mal chaussés et déguenillés. A la vue du « mendiant […] humble, avili, craintif, s’abaissant devant le riche et l’étranger, obséquieux jusqu’à perdre toute dignité humaine », elle se hérissait malgré elle. Elle frémissait d’horreur devant ces « antres innommables, noirs et puants, des caves profondes où se terr[ai]ent une pouillerie, une truanderie affreuses, des familles entières, entassées, malingres, tremblantes d’anémie et de fièvre, comme des plantes poussées dans les souterrains. Jamais un rayon de lumière n’y gliss[ait], dans cette obscurité délétère où tant d’êtres vég[étai]ent dans la pourriture et l’infection. »

De ces taudis sans fenêtre sort[ai]ent « des femmes en haillons, hâves, maigres, sans âge, des hommes à l’air de bandits et une tourbe d’enfants à peine vêtus, chétifs et mal venus, qui s’attach[ai]ent obstinément au pas des passants pour mendier[xiv] », tandis qu’au-dessus de cette sordidité s’élevait le beau monde. Mais Isabelle supportait encore moins « la vie familiale chez les nobles et les bourgeois (du Castello) aussi austère et presque aussi fermée que dans les classes élevées de la société musulmane[xv] ». Un enclos de pudibonderie et de convenances. Il n’empêche qu’elle avait cédé peu à peu à la trouble fascination de la petite cité « toute dorée sur son rocher blanc[xvi] » où, « à chaque pas », tout lui rappelait l’Afrique qui envahissait son cœur : les grandes bâtisses avec leurs « murs badigeonnés en rose ardent ou en rouge sang, ou en bleu de ciel comme des maisons arabes[xvii] » ; la beauté des femmes qui avaient « conservé le type des conquérants maures : l’ovale régulier du visage et les grands yeux lourds[xviii] » ; le costume du paysan de la plaine du Campidano, resté « presque maure » et dont elle fait la description suivante : « un bonnet rouge, retombant en serre-tête pointu sur l’épaule, une veste courte à manches fendues par-dessus le gilet, ornée de passementerie et de deux rangées de petits boutons en soie. La culotte est cependant étroite relativement, jusqu’aux guêtres, mais les Sardes mettent la chemise blanche, ronde, par-dessus les chausses blanches aussi[xix]. » Sans compter, en sus, les étranges chants de la Sardaigne : « chansons infiniment tristes ou refrains devenant une sorte d’obsession angoissante, cantilènes » qui évoquaient « à s’y méprendre ceux de là-bas[xx] ».

On ressent à lire ces lignes une tristesse, une mélancolie inextinguible, comme si la vraie vie était toujours ailleurs, plus loin, inaccessible, et que les mots ne pouvaient jamais cerner que son absence. Son séjour à Cagliari prend ainsi une gravité qui n’exclut pas l’étonnement, le ravissement mais révèle dans sa dimension symbolique les affres de la condition humaine.

« Je suis seul en face de l’immensité de la mer murmurante… », écrit-elle, inconsolée. « Je suis seul… seul comme je l’ai toujours été partout, comme je le serai toujours à travers le grand Univers charmeur et décevant, seul, avec, derrière moi, tout un monde d’espérances déçues, d’illusions mortes et de souvenirs de jour en jour plus lointains, devenus presque irréels. Je suis seul et je rêve. »[xxi]

Pour comprendre son dépit, il faut se souvenir de ce qu’elle espérait en fuyant « les décombres d’un long passé de trois années[xxii] » : « Je m’embarquais pour d’autres ports, pour d’autres pays, écrit-elle, j’allais chercher le silence et l’oubli dans les cités dormantes de la terre barbaresque, ou le rêve riant d’un visage dans les villes parfaites d’Italie, et du temps mort dans cette étrange Sardaigne[xxiii]. »

Certes, à Cagliari, elle se sentait rassurée, à l’abri de la Civilisation, « cette grande frauduleuse de l’heure présente[xxiv] », mais aux bienfaits de la solitude partagée avec « le jeune proscrit ‘taillé en janissaire’[xxv] », que le hasard avait voulu qu’elle rencontrât sur sa route, succédèrent bientôt les angoisses de l’esseulement d’entre deux mondes, la conscience d’être orpheline, chassée de dessous l’aile protectrice de son tuteur, et cette découverte ne pouvait se faire que dans la douleur. Aussi écrit-elle :

« Insensiblement, doucement, l’espérance mène au tombeau[xxvi]. »

Tout au long de la lecture des Lettres et Journaliers, on perçoit une difficulté à se libérer de la domination du passé, à sortir de cette fatalité qui avait fait qu’elle restait obstinément « le dépravé et le casseur d’assiettes qui soûlait […] sa tête folle et perdue, dans l’immensité enivrante du désert et […] à travers les oliveraies du Sahel tunisien[xxvii] ». Une inquiétude aussi, une inquiétude qui demeure métaphysique et suscite l’éternelle, la mystérieuse, l’angoissante question de sa place dans le monde et de sa destinée : « où serai-je, sur quelle terre et sous quel ciel, à pareille heure, dans un an ? … Bien loin sans doute de cette petite cité sarde… Où ? Et serai-je encore parmi les vivants ce jour-là ? [xxviii] »

L’idée de la mort s’immisçait plus que jamais dans ses pensées. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait sur terre ni où elle allait. Dans le ciel « vide et muet[xxix] », il n’y avait pas de réponse à la question de l’existence de Dieu qui la taraudait. La perte brutale de sa mère avait laissé un vide effrayant et Trophimovski n’était plus. Elle se sentait très seule, intérieurement seule, incapable de faire face au manque. Etait-ce là la liberté dont elle avait tant rêvé ? Rien n’était changé. Vraiment, quand elle y songeait, elle n’aimait rien tant que s’attarder à contempler l’infinie étendue de la mer depuis les rivages, en proie à l’indécision et à la peur de penser un quelconque devenir. Pourtant, malgré ce que cet état de suspens, sans vie et sans espérance, pouvait avoir d’angoissant, ce court interlude n’en fut pas moins splendidement essentiel, car Isabelle y trouva ce qui en elle et en dehors d’elle mettait à nu une partie de sa vérité. Elle se reconnaissait dans Cagliari, dans cette façon que la ville haute avait de se retrancher derrière ses murs pour se protéger de la menace d’un monde brutal, imprévisible et terrifiant. Et voilà que, à cette seule image, le désir de l’Autre, enseveli sous la crainte d’être blessée, accablée, d’aller à sa rencontre, refaisait surface. Rien n’échappait à son regard aiguisé. Elle notait tout ce qu’elle voyait, entendait, tentant de restituer les multiples facettes de l’identité sarde, hétérogène et multiple:

« Entre Cagliaritains et Sassarais (on dit Cagliaritani et Sassaresi) la haine est irréconciliable, éternelle.

« Che volete ? Quest’huom’u è un’ facchinu frustu, una bruta bestia di Sassarese[xxx] », dit le Cagliaritain. Et le Sassarais de répondre : « E un’ lazzarone che viva della carità cristiana[xxxi]»

Le Méridional reproche à l’homme du Nord son manque d’usage, sa rudesse républicaine… Le marchand et le laboureur reprochent à l’homme d’indolence et de rêve sa fainéantise… Il n’est qu’une seule chose sur laquelle tous les Sardes s’entendent : c’est leur haine et leur mépris de l’Italien, du continentale envahisseur. Ils regrettent leur indépendance. Continentale est presque une injure dans la bouche du Sarde. Interrogé sur sa nationalité, il répond fièrement : Son’ Sardo ![xxxii] »

 

Comme on le voit, elle s’était exercée à la connaissance de la langue et de la culture sardes, manifestant en cela le réel intérêt qu’elle portait à la Sardaigne, une île à la beauté sauvage et mystérieuse, « oubliée entre ses voisines, la Corse et la Sicile […] Et […] que personne n’a[vait] songé à ‘mettre à la mode’[xxxiii] », vu ses marais redoutables, ravagés par la malaria. Elle s’efforçait de la comprendre sans la juger, en étant à l’écoute de ses habitants, ceux qui s’étaient installés au bord de la mer malgré les fièvres, mais ceux aussi qui vivaient dans l’arrière-pays imprenable, célèbre aujourd’hui encore pour abriter en ses cavernes les latitanti (bandits fugitifs), recherchés par la police italienne. Ainsi, Isabelle avait appris un peu de leur histoire malchanceuse, de leur innocence perdue ; parce que ceux qui ne s’étaient pas réfugiés dans les forteresses naturelles des massifs montagneux avaient été impitoyablement écrasés, violentés par les conquérants successifs. Elle avait décrit minutieusement leurs costumes, leurs manières d’être, allant jusqu’à traduire en actes, par le choix têtu d’une vie rude, aventureuse et souvent famélique, son empathie pour les humbles pêcheurs aux visages marqués par le soleil, pétris par la vie en mer, ou pour les bergers aux « figures barbues et bronzées, yeux enfoncés sous les sourcils épais, physionomies méfiantes et farouches, tenant du Grec montagnard et du Kabyle, par un étrange mélange des traits[xxxiv] », qu’elle aimait à accompagner quand ils erraient dans les montagnes avec leurs troupeaux de moutons, oubliés du monde et indifférents à cet oubli.

Cependant, à mesure qu’elle explore la grande île, tantôt à pied, tantôt par le chemin de fer, on sent un désenchantement, une grande nostalgie aussi des « nuits silencieuses, des chevauchées paresseuses à travers les plaines salées de l’Oued Righ’ et les sables blancs de l’Oued Souf… », des « chevauchées échevelées à travers les monts et les vaux du Sahel, dans le vent d’automne, chevauchées enivrantes [lui] faisant perdre toute notion de réalité en une superbe ivresse ![xxxv] », ainsi qu’une profonde répulsion pour le catholicisme, pour ses codes trop rigides et ses morales tristes qui brident les désirs et étouffent les passions de la chair. Pour tout dire, écrit-elle, « à la brume, l’on peut voir presque sous tous les balcons peu nombreux, sous toutes les fenêtres, des jeunes hommes d’allures mystérieuses, rasant les murs et passant des heures, les yeux levés vers le donne dissimulées derrière les rideaux à peine écartés et derrière les grillages épais, et échangeant avec elles des déclarations brûlantes – par gestes. C’est ce qu’on appelle là-bas far’ l’amore[xxxvi] » Car chez les catholiques bien nés, les femmes, « indolentes et presque aussi cloîtrées qu’en Orient[xxxvii] » étaient retenues dans une étroite prison de bienséances, de certitudes morales et religieuses qui leur fermait les domaines de la connaissance. A l’inverse d’Isabelle qui, élevée dans une famille hyperlibertaire, avait répondu à l’appel de l’ailleurs, ne cessant d’étendre ses regards sur « toute la vaste terre dont les limites [étaient] l’horizon irréel[xxxviii] » et rechignant très tôt à l’ennui de la claustration dans la Villa Neuve. Que faisait-elle en ce logis qui n’était pas le sien et cependant si familier? Avait-elle peur du risque de courir d’une rive à l’autre, sans savoir sur laquelle replanter sa tente ? De toute évidence, la vie en Sardaigne n’était pas à la hauteur de ses espérances. L’étroitesse de l’île lui pesait et l’étouffait. Il lui fallait l’expérience des espaces sans frontières, infinis, la pratique de la liberté et de l’amour, en dehors des contraintes du genre, de la classe sociale et du conformisme moral. Certes, elle avait l’impression d’avoir trouvé en son ami un vrai compagnon d’exil, car il partageait ses aspirations ; sauf qu’un beau jour, elle avait « constaté un changement absolu de sentiments pour… [lui] », ce qui lui avait causé « une tristesse sans bornes[xxxix] ».

Son désir de partir la reprenait, sans qu’elle eût la force de le quitter. Bien sûr, il se pouvait que ce changement eût pris racine dans la peur d’être abandonnée qu’elle gardait en elle depuis la mort de sa mère, dans cette grande difficulté qu’elle avait, depuis lors, d’accorder sa confiance à un autre quant à la plénitude de la joie que celui-ci eût pu donner en défiant le temps avec elle, avant que ne « sonne l’heure du grand sommeil éternel du tombeau[xl] ». Sans Nathalie, elle était comme amputée d’une partie d’elle-même. Et la douleur de la perte, de la dépossession qui avait ébranlé tout son être, était attisée par le fait qu’elle ne pouvait plus agir pour réparer ni compenser les défaillances du passé. Du coup, par remords, elle était en proie à la « certitude que, nulle part en ce monde, aucun cœur ne bat[tait] pour le [sien], qu’en aucun point de la terre, aucun être humain ne [la] pleur[ai]t ni ne [l]’attendait. » Persuadée d’être « campé[e] dans la vie, ce grand désert où [elle] ne sera[it] jamais qu’un étranger et qu’un intrus[xli] ». Comme si « savoir tout cela » eût servi, en sus, à pallier une autre insécurité de base liée à la désertion, à l’abandon « du seul être qui se [fût] vraiment rapproché assez près de [sa] vraie âme pour en saisir ne fût-ce qu’un pâle reflet – Augustin[xlii] ». Cet être faible, indécis, qui l’avait trahie et déçue maintes fois, mais qu’elle continuait à aimer de toute son âme, malgré sa triste réputation de voleur, d’ivrogne, de bon à rien et son pitoyable mariage avec « Jenny l’ouvrière » pour qui elle n’avait aucune estime.

Elle ignorait encore ce qu’elle ferait, mais du moins savait-elle qu’elle ne tomberait pas dans le piège « du repos et du foyer domestique », « comme [lui] et comme tout le monde[xliii] ». Elle ne pouvait supporter d’avoir perdu son frère aimé et cette privation ressentie et objective déclenchait en elle des réactions intimes de révolte et de colère ; une colère sourde qu’elle reportait contre sa belle-sœur, la rendant ouvertement responsable de ce qu’il ne fût plus le « Même » que jadis. Quoique soulagée qu’il eût enfin scellé la fin de ses frasques de jeunesse, elle déplorait que ce fût au prix du renoncement « à son rêve de fière solitude » (ou plutôt à leur beau rêve d’exil commun en Tunisie…), à « la joie des logis de hasard et la route amie[xliv] ». Pour sa part, l’idée de se retrouver ligotée par les liens du mariage était tout bonnement insoutenable. Car si elle voulait se faire un nom, il n’y avait qu’une solution : « redevenir seule et abandonner la somnolente quiétude de la vie à deux[xlv] ». Sans la solitude, pas de littérature. Et puis elle ne pouvait manquer à son devoir, à la dette contractée envers ses chers disparus. D’ailleurs, Trophimovski lui recommandait toujours de ne pas oublier la tâche que Nathalie lui avait léguée, à lui, à Augustin, et à elle de « devenir quelqu’un… et, par là même [d’]atteindre tôt ou tard le but sacré de [sa] vie : la vengeance ![xlvi] » Alors maintenant que son tuteur « était mort. Augustin n’[était] pas né pour cela et il s’[était] engagé à jamais dans les sentiers battus de la vie… Il ne restait plus qu’[elle][xlvii]. » Autant dire que mettre en acte sa promesse de « réparation » en se conformant au désir de sa mère, à savoir en la vengeant et en faisant justice à son « martyre », n’était pas chose facile pour Isabelle qui était surtout portée à la rêverie et à la paresse. Elle était d’autant plus divisée que, si c’était à Nathalie que s’adressait son sacrifice (le sacrifice de sa vie de femme), c’était quand même avec Trophimovski que s’était joué le pacte d’une loyauté, par-delà la mort, d’une identification à son regard à lui, l’empêchant de vivre pleinement ses désirs propres !

 

Isabelle Eberhardt a une bonne plume, la vocation de la littérature. Elle décide donc de monter à Paris. Sitôt arrivée dans la capitale, elle s’installe dans une pension de famille au n°11 de la rue Cadet[xlviii], à deux pas de la rue Richer où habite son cheikh et conseiller Abou Naddara qui l’a prise sous sa protection. Là, dans le 9ème arrondissement, se regroupent apatrides et orientalistes de tous poils. Abou Naddara lui recommande donc de fréquenter le salon de la veuve Ratazzi, comme on nommait la petite nièce de Napoléon, Boulevard Poissonnière, près de la rue Montmartre[xlix]. Pendant ce bref séjour, le vieux lettré égyptien la conforte plus que jamais dans son islamisme, cependant qu’elle se lie, semble-t-il, avec la marquise de Morès. Fut-elle alors investie d’une mission secrète dans le sud algérien comme le soupçonnent ses biographes ? Il n’est pas impossible, en effet, que la marquise ait fait appel à elle pour éclaircir l’énigme de l’assassinat de son mari[l], un explorateur et homme politique de droite, très controversé en France pour ses idées antisémites et qui avait été chargé de l’organisation d’une expédition saharienne en vue d’ouvrir une voie de pénétration commerciale française vers l’Afrique noire. Comme Isabelle a besoin d’argent et qu’elle n’éprouve aucun attrait pour la vie parisienne, ses fêtes, ses réceptions, elle profite de l’aubaine et accepte tout naïvement de s’occuper de l’enquête. Une décision qui lui portera préjudice comme on le verra ultérieurement.

 

Plus tard dans l’année, on la retrouve à El Oued, sous le burnous et le turban blanc à voile de la race d’Ismaël, bottée et montée « sur un fougueux petit alezan doré[li] » et portant au cou le long chapelet noir des khouans, membres de l’ordre de Sidi Abd-el-Kader de Bagdad, l’une des plus puissantes confréries religieuses du Maghreb[lii]. Là, elle a pris le nom prestigieux du poète voyageur Mahmoud Saadi, Saadi signifiant « le chanceux »… et rencontré le beau maréchal des logis, Slimène Ehnni !

Lorsque le jeune cavalier était apparu, superbe dans son immense burnous flamboyant de spahi, cela avait été comme si sans se connaître ils se connussent déjà… L’homme était grand et fin. Il paraissait d’une nature douce, sensuelle et bienveillante. Détaché au Bureau arabe d’El Oued, il était pourtant admis auprès des cheikhs, ce qui aux yeux d’Isabelle lui conférait une aura de mystère. Dès le premier regard qu’il avait porté sur elle, elle avait su que c’était lui le grand amour de sa vie qu’elle ne croyait jamais devoir venir. Cette rencontre explosive l’assurait non seulement d’un bonheur inespéré, mais aussi de la réussite de son adhésion à l’islam soufi. Elle avait tout de suite compris que c’était la Providence qui avait envoyé Slimène pour lui rendre la vie plus douce. Ils étaient les deux moitiés d’une même âme, et c’est pour cette raison qu’elle l’aimait, s’abreuvant et se nourrissant goulûment de sa présence comme quelque chose d’éternel qui la rapprochait de Dieu. Etendus sur l’ample burnous qui « leur faisait un lit royal de pourpre[liii] », ils avaient découvert ensemble la joie indescriptible, « douloureuse et triomphante[liv] » de la chair, éprouvant une sensation d’ivresse et de surréalité. Sans qu’elle en eût clairement conscience, elle rentrait lentement dans le mouvement de la vie qui continuait ; elle jouissait au jour le jour du nouvel état des choses, trouvant le moyen, auprès de Slimène, d’oublier le but « sacré » qu’elle s’était fixé : venger sa mère de toutes les blessures que lui avait infligées le destin et, en se faisant un nom par l’écriture, répondre à son désir de revanche sur l’injustice subie qui l’avait si cruellement meurtrie. Elle « ne regrettait plus rien. [Elle] ne désirait que l’infinie durée de ce qui était[lv] ». Et c’était un grand bonheur de passer outre, complètement outre, de renoncer à la « réparation » par la vengeance, de donner à sa vie un autre sens, de vivre selon ses propres et vrais désirs. La malchance dût-elle la poursuivre, elle allait la défier et ne pas la laisser gouverner sa vie personnelle. La tension absolue de l’amour accroissait sa détermination. Entre les bras de Slimène, elle oubliait tout, ses souffrances, ses angoisses passées, y compris son serment. Pour la première fois, elle avait envie de se laisser bercer, pendant des heures et des jours, « au rythme du bonheur qui lui sembla[it] éternel[lvi] », quoique la disposition de Slimène aux crises de jalousie empoisonnassent peu à peu leur quotidien, les déchirant l’un l’autre ; car, à en croire Robert Randau, « elle mettait parfois à rude épreuve la longanimité de Si Ehnni[lvii] », le poussant à bout pour mesurer l’amour qu’il lui vouait et qu’elle voulait « inconditionnel », un amour que seul le Créateur peut prodiguer, à l’instar de la mère maternante ; un amour qui attendait tous les retours, jusqu’à ce qu’ils fussent tous deux, « comme en extase, décidés au surplus à en finir avec le moment et l’erreur quand la bouteille serait vide[lviii] ».

« Quand tu m’auras tuée », s’enquérait-elle de sa voix nasillarde, chargée d’émotion, « crois-tu que tu seras plus heureux de vivre que maintenant ? »

Et lui de répliquer : « Non, parce que je ne serai pas délivré de toi, parce que je me tuerai après l’avoir abattu [l’amant supposé] et t’avoir abattue, afin de ne point t’abandonner. Et le feu d’enfer qui brûlera l’un brûlera l’autre. »

Naturellement, elle avait avancé aussitôt, dévoilant les envies de mort inavouées qui la tenaillaient, corollaires de ses dépressions et à la mesure de la peur de le perdre, d’être abandonnée, que tout un chacun garde en lui depuis l’expulsion initiale du ventre maternel, sécurisant et douillet, au moment de la naissance, et auquel Isabelle, surtout en périodes d’alarme, désirait ardemment retourner : « Tu as tout à fait raison, le mieux sera que nous nous suicidions.[lix] »

Très vite, elle avait compris que cette soif si intense de fusion totale ne saurait être étanchée par l’amour naturel. C’était parfaitement illusoire. Cette place d’amour parfait, absolu, ne pouvait être tenue que par l’Autre divin. Elle découvrait en outre que son sentiment d’incomplétude était dû à son oisiveté, à son inutilité sur le plan social. Elle ne lisait plus, se contentant de vivre… Au Souf, Slimène n’était pas caserné et sa solde suffisait à les faire vivre tous deux[lx]. Alors, pourquoi eût-elle cherché ailleurs le bonheur, « puisqu’elle le trouvait là, inexprimable, au fond des prunelles changeantes de l’aimé, où [elle] plongeait ses regards, longtemps, longtemps, jusqu’à ce que l’angoisse indicible de la volupté broyât leurs deux êtres ?[lxi] » De fait, elle n’interrogeait pas sa mission ; elle n’écoutait plus son désir d’écrire, de se mettre au service de ceux dont la voix avait été sauvagement étouffée, ses frères, les musulmans d’Algérie, impitoyablement assujettis, détroussés par le colon et le fonctionnaire, arrêtés par-ci par-là dans les tribus, traînés devant les tribunaux répressifs[lxii] pour avoir refusé de céder leurs terres ; mais aussi les nombreux laissés-pour-compte de la société coloniale : les trimardeurs italiens, qui « offraient leurs bras noueux du meurt-de-faim, à vil prix »,« les épaves de toutes les races, latines et autres, jetées à la côte par le reflux fécond de la Méditerranée[lxiii] », en fin de parcours, « sans domicile fixe », dirait-on aujourd’hui, qui n’avaient plus en quoi espérer. Comme Slimène était bon et qu’il reconnaissait dans le désir, sublimé, de sa compagne, le sens social et éthique de « mission », si cher à son cœur, il lui avait généreusement offert son soutien.

Certes, il y aurait l’arrachement qui accompagnait les départs d’Isabelle si nécessaires à son travail littéraire. Mais, hormis le fait que l’angoisse la prenait à la gorge, que son cœur se serrait, inéluctablement, les séparations avaient « un grand charme mélancolique[lxiv] ». La vie portait encore des promesses ; elle se montrait encore porteuse d’attraits et de satisfactions. Sans compter que la sécurité affective, que Slimène lui apportait, la rendait soudain capable d’être seule, d’éprouver de la joie à être seule le long des routes poudreuses du désert, de mener sa propre vie librement pour une durée limitée ; une vie suprêmement vagabonde et follement errante de nomade, présentée tant pour les anciens Hébreux que pour les Arabes Bédouins[lxv] dont elle se réclamait, comme une étape formatrice nécessaire vers l’existence d’homme accompli.

[i] I. Eberhardt, Lettres et journaliers, op. cit., p. 128.

[ii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 103.

[iii] Id., p. 74.

[iv] Lettres et journaliers, op. cit., p. 132.

[v] Id., p. 131.

[vi] Id., p. 125.

[vii] Id., p. 127.

[viii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 73.

[ix] Id.

[x] Edmonde Charles-Roux, Nomade j’étais. Les années africaines d’Isabelle Eberhardt. 1899-1904, Paris, Grasset & Fasquelle, 1995, p. 192.

[xi] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 307.

[xii] Edmonde Charles-Roux, op. cit., p. 192-193.

[xiii] I. Eberhardt, Pays oublié dans Au pays des sables, Paris, Sorlot, 1944, p. 165.

[xiv] Id., p. 164.

[xv] Id., p. 166.

[xvi] Id., p. 162.

[xvii] Id., p. 173.

[xviii] Id., p. 165.

[xix] Id.

[xx] Id., p. 174.

[xxi] Lettres et journaliers, op. cit., p. 125.

[xxii] Id., p. 127.

[xxiii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 73.

[xxiv] Œuvres complètes II, op. cit., p. 531.

[xxv] E. Charles-Roux, op. cit., p. 192.

[xxvi] I. Eberhardt, Œuvres complètes I, op. cit., p. 114.

[xxvii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 126.

[xxviii] Id., p. 128.

[xxix] Id., p. 32.

[xxx] Traduction : Qu’est-ce que vous voulez ? Cet homme est un factotum fruste, une sale bête de Sassarais !

[xxxi] Traduction : C’est un fainéant qui vit de la charité chrétienne !

[xxxii] Pays oublié, op. cit., p. 170.

[xxxiii] Id., p. 161.

[xxxiv] Id., p. 174.

[xxxv] Lettres et journaliers, op. cit., p. 126.

[xxxvi] Pays oublié, op. cit., p. 166.

[xxxvii] Id., p. 165.

[xxxviii] Vagabondages dans Œuvres complètes I, p. 28.

[xxxix] Lettres et journaliers, op. cit., p. 128.

[xl] Id., p. 128.

[xli] Id., p. 127.

[xlii] Id.

[xliii] Id., p. 133.

[xliv] Œuvres complètes II, op. cit., p. 376-377.

[xlv] Œuvres complètes I, op. cit., p. 132.

[xlvi] Id., p. 131.

[xlvii] Id.

[xlviii] E. Charles-Roux, Nomade j’étais, op. cit., p. 182.

[xlix] R. L. Doyon, op. cit., p. 25.

[l] Le marquis de Morès, premier gentilhomme à la cour du roi de Sardaigne, avait dû s’exiler en France à la suite d’une méchante affaire. (Voir E. Charles-Roux, Nomade j’étais, op. cit., p. 134-145.)

[li] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 248.

[lii] Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, dans Ecrits intimes, op. cit., p. 244.

[liii] I. Eberhardt, Œuvres complètes II, p. 181.

[liv] Id., p. 180.

[lv] Id., p. 376.

[lvi] Id.

[lvii] Robert Randau, op. cit., p. 116.

[lviii] Id.

[lix] Id.

[lx] Id., p. 181.

[lxi] Id., p. 375.

[lxii] Les tribunaux répressifs étaient des tribunaux d’exception devant lesquels passaient les indigènes. Lorsqu’ils avaient prononcé une sentence, il n’y avait pas d’appel possible.

[lxiii] I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit., p. 463-464.

[lxiv] Id., p. 469.

[lxv] Le mot « bédouin » signifie agreste, des champs (non cultivés) ; il est en opposition avec le mot de fellah, agriculteur. Les bédouins dédaignent l’agriculture et méprisent ceux qui s’en occupent […] Ils fuient les villes. » (Définition du Comte Waclav Seweryn Rzewuski)

 

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