L’appel de l’ailleurs

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« C’est en cherchant l’impossible que l’homme a toujours réalisé le possible. Ceux qui se sont largement limités à ce qui leur paraissait le possible n’ont jamais avancé d’un pas. »

 (Bakounine, 1870)

 

Isabelle Eberhardt naît à Genève le 17 février 1877 sans filiation paternelle établie et dans la douleur d’une mère russe de confession protestante, juive d’origine. Veuve à cette date, cette dernière porte le nom de Nathalie-Charlotte-Dorothée de Moerder. Elle-même est née fille « illégitime » d’une aristocrate allemande dont elle a adopté, du moins jusqu’à son mariage avec Paul Carlovitch de Moerder, le « nom de demoiselle d’Eberhardt de Liesen[i] », bien qu’elle portât en réalité le patronyme « de feu le baron Nicolas Korff », son beau-père. Or, en ce temps-là, si être enfant naturel était une honte, recevoir la judéité en héritage, de génération en génération, était un fléau, une calamité, car la Russie tsariste rejetait et méprisait ses juifs, y compris ceux qui croyaient ne plus l’être parce qu’ils ne pratiquaient plus leur religion. Sans compter que, selon la loi judaïque, qui naissait d’une mère juive, restait juif de façon définitive, et sans retour possible. La société russe le savait. Si bien que personne n’était à l’abri des persécutions au motif de sa judéité. Dans ce monde hostile, mieux valait-il dissimuler son lignage. Cela évitait bien des ennuis, des humiliations, des tourments. Même Paul de Moerder, son mari, un vieux général de la Garde impériale, issu de barons allemands-russes, eût à jamais ignoré qu’elle était juive d’origine, si le destin n’en avait décidé autrement. En 1871, alors qu’elle était de nouveau enceinte, le secret protégé de sa naissance et de sa généalogie fut en effet découvert (par la police politique secrète du tsar ?). A cette seule pensée, Nathalie de Moerder avait dû sentir ses jambes se dérober sous elle, être étreinte par une peur panique de ruiner la vie et la brillante carrière du général à qui avait été confié un siège de sénateur, lui apportant beaucoup d’honneurs. Les rumeurs n’allaient pas tarder à se répandre comme une traînée de poudre dans le cercle aristocratique de la haute société saint-pétersbourgeoise où tous se connaissaient. Saisie d’effroi, Nathalie de Moerder eût donné n’importe quoi pour partir, se trouver loin, très loin de Saint-Pétersbourg. Ah, disparaître, se dit-elle, avant que de devoir subir des affronts intolérables ! C’est ainsi qu’après avoir balayé les dernières hésitations et rassemblé tout son courage, elle fit discrètement les préparatifs de sa fuite. Alléguant l’excuse de l’état de santé de leur deuxième enfant, Nicolas, qui requérait d’urgence des climats plus favorables, elle avait quitté sa grande demeure le cœur serré avec ses trois derniers, entraînant dans son sillage leur précepteur, un pope apostat d’une rare et profonde érudition ; un homme épris de progrès, soucieux de liberté autant que de justice.

Au bout d’un long voyage échevelé à travers la Russie, la Turquie, l’Italie, cependant qu’elle pleurait à chaudes larmes pour avoir laissé derrière elle sa fille aînée et son mari, ils étaient arrivés dans la ville patricienne et calviniste de Genève. Il y eut cependant de brèves retrouvailles avec le général qui, désemparé par la fuite de son épouse vers l’étranger, s’était lancé immédiatement à sa poursuite. On ne sait quasiment rien de cette rencontre, hormis qu’au final, Nathalie avait opté pour l’exil plutôt que de retourner en Russie avec lui, ne voulant aucunement entraîner sa perte. Au surplus, la période de l’émancipation venait à peine de commencer pour les juifs de Suisse qui étaient fort décidés à s’assimiler et à se tailler une place dans la société. L’avenir était ouvert, plein de promesses. Et, pour l’heure, Nathalie de Moerder se trouvait, à l’abri du malheur.

Le 10 décembre 1871, elle mit au monde son cinquième enfant, Augustin. Et puis trois années s’écoulèrent dont les biographes ne parlent pas, jusqu’au jour où elle reçut une lettre annonçant la nouvelle de la mort du général. Finie, cette fois pour toujours l’histoire de la vie là-bas ! Tout était enterré.

Une fois héritière, il semblerait qu’elle se soit engagée dans une union libre avec Alexandre Nicolaiévitch Trophimovski, le précepteur de ses enfants, devenu leur « tuteur » au mépris des conséquences néfastes. Lorsque quatre ans plus tard Isabelle Eberhardt voit le jour, les rapports entre Trophimovski et les enfants de Moerder sont déjà empreints de frictions et de querelles incessantes, comme en atteste sa correspondance. Trophimovski, qui était versé tant dans les sciences que dans la métaphysique, tenait le savoir pour libérateur ; de sorte qu’il présida bientôt à l’éducation de la petite Isabelle, suivant la doctrine libertaire de l’anarchiste russe, Mikhail Aleksandrovitch Bakounine, dont il fut, dit-on, l’ami et le disciple, et qui concevait ainsi le rôle essentiel de tout éducateur : « Préparer chaque enfant des deux sexes aussi bien à la vie de la pensée qu’à celle du travail afin que tous puissent devenir des hommes complets[ii]. »

Ce message fondamental qui appelle à l’égalité, au droit à l’instruction la plus complète et au travail pour tous, sans discrimination de sexe[iii], Trophimovski s’emploie rapidement à le mettre en œuvre, favorisant l’intense soif de connaître qui sévit chez l’enfant. Un des traits majeurs de cet Ukrainien d’origine arménienne, rallié au mouvement socialiste « libertaire » (ou anarcho-communiste) qui se développe à cette époque, est assurément sa passion de l’indépendance, un refus de reconnaître toute autorité imposée du dehors. Il entend demeurer autonome (du gr. autonomos, « qui se régit par ses propres lois ») et vivre comme bon lui semble. Aussi impose-t-il à son entourage – et c’est tout le paradoxe de ce défenseur acharné de la liberté individuelle – ses principes antisociaux et les valeurs qu’il y perçoit, veillant « jalousement à ce qu’aucune souillure n’effleurât l’âme de l’enfant » et ne permettant point « que l’hypocrisie sociale imprimât son sceau déprimant sur son cœur[iv] ».

Isabelle va donc grandir en marge de la société bourgeoise genevoise, sans école ni religion, seule avec sa demi-sœur, Natalia, et ses trois demi-frères, Nicolas, Wladimir et Augustin, dans « le huis clos dément[v] » de la grande demeure entourée d’un parc que Trophimovski et Nathalie ont acquise et baptisée la « Villa Neuve ». Et cela « au milieu des plus épouvantables dissensions de famille[vi] ».

Il est avéré que Trophimovski n’était pas facile à vivre. Son bagage religieux avait fait de lui un être ascétique et austère, un adepte de l’inconfort et de l’autarcie, sans demi-mesure. D’après lui, c’était d’abord dans l’« éducation », au sens premier de ce mot qui signifie « conduire en dehors du chemin déjà tracé à l’avance », que se formait l’individu. Aussi investit-il toute son énergie, tout son enthousiasme, dans la tâche à accomplir, ou plutôt dans ce qu’il tenait pour telle : il éleva Isabelle selon toutes les règles de la science et lui transmit tout ce qu’il savait, y compris la culture biblique qu’il avait assimilée dans son passé d’homme d’église. Toujours en avant de lui-même, regardant devant lui, car derrière il avait laissé à jamais son passé, oublieux de sa propre épouse et de ses enfants, il enseigna à Isabelle la philosophie grecque, celle d’Aristote surtout, la botanique, la géographie, la chimie, ainsi que des rudiments de la médecine. Capable de manier plusieurs langues, il lui fit étudier tant les langues anciennes comme le grec, le latin et l’arabe que le turc, l’italien, l’allemand qu’il parlait avec aisance et, bien sûr, le russe, sa propre langue. De son côté, Nathalie, suivant l’usage de l’aristocratie russe, s’adressait avec naturel à Isabelle et aux enfants de Moerder dans la langue française.

 

Seulement voilà, celui qui était devenu bon gré mal gré le « Tuteur » des cinq enfants de Madame de Moerder, ne jugea pas nécessaire de reconnaître Isabelle, bien que tout portât à croire qu’il était son père naturel. A sa naissance, elle reçut le nom tudesque de sa mère, ou plus précisément celui de sa grand-mère, sans particule, révélant pour le coup la fidélité, certes contradictoire mais absolue, de Nathalie à la généalogie des femmes de la branche maternelle qui la rattachait au judaïsme ; une généalogie tragique et complexe, qui charriait avec elle, outre des sentiments d’injustice, de persécution et de peur, l’idée sombre d’un destin, d’une culpabilité, d’une malédiction qui planait au-dessus des descendants et à laquelle il était impossible d’échapper.

Si Isabelle Eberhardt vécut toute sa jeunesse sous la coupe de Trophimovski, il n’en reste pas moins vrai qu’elle reçut dans son enfance les soins d’une mère rêveuse, douce et sensible, dont elle devinait les souffrances tues, les chagrins indicibles. Trophimovski disait de sa compagne qu’elle avait une « nature poétique qui n’était point de ce monde[vii] ». Ce qui laisse à penser qu’une part de Nathalie de Moerder était mentalement absente, ailleurs, pour aimante et comblante qu’elle fût. Il va sans dire que sa vie était marquée par l’exil, avec ses tourments, ses remords et ses nostalgies. Elle ne pouvait rien changer. Alors elle s’était résignée à son sort malheureux… Néanmoins, elle était souvent malade, sans cesse remplie de nouvelles épreuves, de nouvelles angoisses. D’une part, parce qu’ils étaient tous les deux régulièrement en butte aux tracasseries des polices russe et suisse pour leurs choix personnels et leurs idées libertaires ; de l’autre, parce que la montée des mouvements nationalistes et, par conséquent, antisémites et xénophobes, qui avaient surgi un peu partout en Europe à partir des années 1880, à droite mais aussi parmi les rangs de la gauche[viii], empoisonnait leur existence. Pour ne rien dire des violents conflits qui éclataient régulièrement entre Trophimovski et les enfants de Moerder, détériorant inexorablement la vie commune. Assurément, ces derniers haïssaient Trophimovski, qui était « à leur jugement », pour reprendre les propres mots d’Isabelle Eberhardt, « l’intrus, l’usurpateur des droits paternels, le perturbateur, le démolisseur d’un foyer ». Outre le fait qu’ils menaient « sous sa férule une vie incohérente ; la maison [était] vaste […] mais […] il n’y a[vait] aucun confort, aucune organisation, c’[était] le camp volant, une sorte de tente de migrateurs entre de vastes murailles[ix] ».

Résultat : en 1883, Nicolas quitte la Suisse en catimini pour intégrer la Légion Étrangère. En 1887, sa sœur Natalia s’enfuit de la Villa Neuve pour vivre en concubinage avec son amant. En 1895 viendra également l’heure du puîné, Augustin, qui, par goût de l’aventure (mais peut-être aussi pour échapper à ses créanciers), s’engage à son tour dans la Légion à l’âge de vingt-quatre ans, à l’exemple de son frère aîné. Ne resteront que le doux Wladimir, celui qui occupe parmi les fils la place du milieu, et la petite dernière, Isabelle.

 

Les conséquences de cette ultime désertion sont importantes. Isabelle Eberhardt évoque dans ses Ecrits intimes l’immense détresse de sa mère face à cette nouvelle épreuve. Il semblerait que, rongée par l’inquiétude et le chagrin, celle-ci reportât sur sa fille, alors âgée de dix-huit ans, toute la passion qu’elle vouait au fils cadet. D’entrée de jeu, Isabelle met en scène ses problèmes identitaires, tirant le meilleur parti d’une stature longue et androgyne dans l’entre-deux des sexes. « De haute taille, elle n’a rien des grâces féminines », nous dit à son sujet René-Louis Doyon ; elle a « le front bombé, les pommettes saillantes, des épaules carrées, le pas un peu traînant d’un cavalier kalmouk[x] ». De toute manière, elle n’est à l’aise que vêtue en garçon. Vivant à l’écart de toute institution, elle n’a jamais dû se plier aux usages de la haute société genevoise de l’époque qui assignait les jeunes filles à résidence, consciente, eût-on dit, de l’exclusion, de la mise au ban qui l’attend dans sa vie d’adulte, en raison de son illégitimité et de son apatridie. Cependant, elle relève le défi. Elle essaie, en surmontant l’onde d’angoisse qui montent en elle et qui a failli la conduire au suicide, de se construire une identité mouvante, vagabonde, de se créer elle-même en s’inventant une autre personnalité. Pour ce faire, elle n’hésite pas à sortir de la maison, tout à fait méconnaissable sous les déguisements. Mutin, son visage d’enfant respire de révolte et elle se « ballade en marin, même en ville, à la barbe des agents[xi] ». Avec, sur son béret, planté crânement sur le front volontaire, une inscription exposée au regard de tous : Vengeur. Signe d’une colère profonde, sourde et déchirante, d’un vif ressentiment, de désirs « de vengeances et d’éclatantes revanches[xii] ».

En attendant, Trophimovski, qui a élevé Isabelle à son idée, mettant en application ses théories progressistes, s’exclame avec fierté : « Vous avez vu ma fille ! Elle s’habille en homme, c’est plus commode pour descendre en ville[xiii]. » Cette aptitude à se métamorphoser, à se transformer (ou à se conformer à l’idéal fait d’excès et d’irrégularité de Trophimovski ?), c’est ce que la jeune Isabelle jugeait sans doute devoir acquérir coûte que coûte si elle voulait déjouer le sort peu enviable qui était réservé aux femmes de son époque et devenir une individualité distincte et non un sexe. Isabelle rêvait d’immensité, d’inconnu, d’aventure. Elle aspirait à agir, elle eût voulu être totalement libre de toute attache familiale, comme Augustin avec qui elle avait grandi dans une étroite intimité, ou plutôt revêtir tous les traits qu’elle avait cru déceler en lui, le fils tant aimé, (supposé) préféré de la mère, cet autre elle-même, différent et semblable à elle, auquel elle portait un amour indéfectible, comme le montrent les pages délirantes de ses Ecrits intimes. Bien qu’elle souffrît de sa disparition, elle ne pouvait se défendre de le comprendre. Très tôt en opposition avec Trophimovski, en quête de liberté, une liberté sans borne, débridée, Augustin se défiait des règles, des dogmes de son tuteur ; il désirait vivre totalement à sa guise. Aussi avait-il appris à « se donner à l’instant fugitif, à chercher avant tout, partout et toujours, la jouissance ![xiv] » A l’aide de l’absinthe et de l’opium si besoin était…

Isabelle s’identifiait à ce frère rebelle et prodigue qui s’était lancé dans le flot tumultueux de la vie, poussé par son goût de l’aventure et sa « dromomanie » (le mot est d’époque et signifie « impulsion à la fugue », du grec dromas, coureur), se défaisant de la sorte des tourments obscurs de l’héritage maternel qu’elle-même avait endossé en vertu d’une cruelle et injuste « prédestination » au malheur, dont elle ne manquera pas de faire état en de multiples occasions. Enfin, pour comprendre l’instabilité du tempérament d’Isabelle Eberhardt – car elle passait rapidement de l’abattement aux plus folles espérances, pour retomber aussitôt dans des humeurs noires alarmantes, dont elle sortait anéantie – ainsi que son goût du subterfuge et des identités d’emprunt tout au long de son adolescence (Mériem[xv] bent Abdallah, Mania, Nadia, Nicolas Podolinsky…), il convient de rappeler les diverses appartenances de Nathalie de Moerder qui ne supposait pas de soi une identité figée, unique, mais une identité plurielle, jamais bien définie.

Nathalie de Moerder ne devait son salut qu’à la fuite et il n’est pas impossible qu’elle se soit dit qu’il n’y aurait pas pour elle de retour possible en Russie, que l’ailleurs lui servirait à jamais de patrie. Quand bien même elle se serait mal accommodée à la vie qu’elle menait à Saint-Pétersbourg, en raison de son humanisme, de sa position progressiste face au « perpétuel esclavage du pauvre, du soumis[xvi] » (mais peut-être aussi parce que le général était de quarante et un an son aîné et qu’elle employait toute son énergie à refouler ses désirs d’émancipation…), on peut admirer le dépassement de soi, le sens du sacrifice, l’audace et la grande force de volonté de cette femme de vingt-six ans qui avait toujours vécu dans l’aisance, côtoyé les grandes dames pétersbourgeoises, et trouvé néanmoins une parade au poids de ses infortunes en partageant de son mieux la lutte si véhémente de Trophimovski pour les valeurs morales, sociales, qu’il percevait dans l’individualisme anarchiste. Comme elle avait un cœur tendre et généreux, un esprit éclairé qu’on imagine volontiers tolstoïen, inspiré par la bonté, elle avait eu le sentiment croissant d’un lien avec les militants qu’elle accueillait avec Trophimovski à la Villa Neuve, elle s’était sentie en accord avec leur doctrine, perçue comme une menace par les organes du pouvoir, parce qu’elle mettait en avant l’intégrité de l’individu dans ses rapports sociaux, ses choix personnels et ses décisions politiques. Il est vrai que pour ces admirateurs de Bakounine il n’y avait pas d’émancipation possible pour les travailleurs sans autolibération de l’individu à l’égard des institutions, des normes, des croyances qui l’aliénaient. Et c’est au contact de « ce petit monde très à part des étudiants russes, épris du rêve socialiste ou de celui, plus vaste, de l’anarchie[xvii] », concordant avec le mouvement des Jeunes-Turcs[xviii], promoteurs d’un idéal de justice et partisans de l’abolition du bedel i-askéri (l’impôt spécial payé par les Turcs chrétiens et juifs qui n’effectuaient pas leur service militaire aux côtés de leurs concitoyens musulmans[xix]), que s’était développée en Isabelle une douloureuse et violente passion de l’ailleurs ; passion toujours plus forte, envoûtante, préparée par la figure romantique de la route. « Nomade j’étais quand toute petite je regardais la route », écrit-elle, « nomade je resterai, toute ma vie amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés[xx]. »

Cette réflexion dévoile d’entrée une des causes de l’étrange fascination qu’exercera sur Isabelle Eberhardt l’islam du désert, pratiqué par les tribus nomades arabo-berbères, que René-Louis Doyon définissait comme une « religion morale conforme au fatalisme russe[xxi] » ; une religion qui faisait du sujet un obligé, en soulignant l’aspect de l’« obligation à autrui » ou, plus précisément, du devoir, de la « Dette » (dîn en arabe) envers le Créateur, si tant est bien sûr qu’il y ait eu un Créateur, et dont l’acte supposait une autolimitation, un sacrifice de soi, l’épreuve du vide, du manque[xxii] et surtout de la douleur, ainsi que le consentement à la loi du Mektoub (c’est écrit) qui porte l’horizon du destin, « contre quoi il est si parfaitement inutile et si insensé de s’insurger[xxiii] ».

 

A l’évidence, Isabelle eut connaissance, dès sa prime jeunesse, d’une sorte de Vérité fatale : « Où vais-je ? … se demande-t-elle. Dans la voie de la Destinée (en arabe)[xxiv]. » A partir de cette réflexion, tout est déjà dit : l’expérience de l’être appelé à se mettre en mouvement, à vivre l’exil inévitable, aux fins de conquérir pas à pas sa liberté personnelle. Seul partout où il a vécu et seul partout où il va, « pour toujours[xxv] ». Incapable de se fixer ni de se conformer aux normes sociales ; voué à l’errance sans fin, étranger dans tout pays où il se trouve. Sans racines ni généalogie et étranger à lui-même. Aussi les expressions « erré comme une ombre[xxvi] », « l’étrangeté de ma nature[xxvii] » ou bien encore « je ne m’appartiens plus[xxviii] » indiquent-elles une quête des origines jamais reconnues, pas même symboliquement, et dont les ressorts, sous le coup de la fatalité, tombent entre les mains du Mektoub. De sorte qu’en se proclamant l’élue du destin et le jouet de la fatalité – qui sont deux figures mélancoliques – Isabelle répète en boucle, à son insu, l’histoire de sa mère (et sa préhistoire transgénérationnelle), contrainte à l’exil, en même temps qu’elle désigne la prééminence du dedans asocial en elle, son inaptitude à se conformer à une société contraignant les individus à jouer des rôles imposés. « Telle est ma vraie vie, affirme-t-elle, celle d’une âme aventureuse, affranchie de mille petites tyrannies qu’on appelle les ‘usages’, le ‘reçu’… et avide de vie au grand soleil, changeante et libre[xxix]. »

Il semblerait que l’exil et l’errance aient habité très tôt son imagination littéraire, dont nous constatons, d’étape en étape, qu’ils lui sont à la fois sujets d’angoisse, parce qu’ils la condamnent à une inéluctable solitude, et nécessités absolues, parce qu’ils apportent avec eux le mot précieux de « liberté ». Il est clair qu’au vu de son éducation libérale (au sens de libertaire), Isabelle n’eût su être esclave de l’habitude. Pour elle, être libre, c’était surtout avoir le courage d’être seule, de survivre au « moment noir[xxx] », autrement dit d’accepter le deuil dans la vie qu’implique l’absence. Deuil (du latin dolore, avoir une douleur, souffrir) qui la projettera dans une sorte de labyrinthe, figure de l’errance, quand, en moins de deux ans, elle subira la perte de trois êtres très chers : sa mère d’abord, Wladimir ensuite, Trophimovski enfin. Qu’allait-elle devenir? Où trouver apaisement et consolation ? Il restait toute une vie à parcourir en solitude, une longue route conduisant vers l’infini illimité de l’avenir, et cela lui faisait peur. Et pourtant, à un moment, malgré son immense douleur et les vagues de désespoir qui montent en elle jusqu’à l’envahir, elle décide de transiger pour la vie… Les quelques mois passés à Bône (Annaba) en Algérie avec sa mère (mai-novembre 1897) ne firent que renforcer son désir de vivre en pays musulman. Elle ne désirait qu’une chose : reprendre la vie nomade, libre, sans règle, qu’elle avait menée en Algérie. Et elle avait songé : « Pourquoi ne pas retourner là-bas, libre, pour toujours ?[xxxi] »

Alors, le 5 juin 1899, dans la mêlée du deuil et de la joie de partir, elle se rend à Marseille. Dans le port, il était toujours à quai des navires qui partaient « pour cette Afrique […] attirante dont la hantise l’avait pris[e] un jour pour ne plus [la] quitter[xxxii] ». Et puis une semaine plus tard, elle s’embarque pour Tunis, habillée en homme et en compagnie d’Augustin, avec une besace et une petite fortune. Pleine de l’espérance de la jeunesse et de « la même joie triste qu’[elle] avait déjà ressentie le jour où [elle] avait quitté Genève[xxxiii] ». Pendant trois semaines, elle avait ainsi « poursuivi [son] rêve de vieil Orient resplendissant et morne, dans les antiques quartiers blancs pleins d’ombre et de silence de Tunis[xxxiv] », avec l’impression de rentrer au foyer après un interminable voyage.

Pas de détails sur ses retrouvailles avec Ali Abdul Wahab, le jeune Tunisien avec qui elle entretenait une correspondance régulière. On apprend seulement qu’il lui avait présenté une petite troupe d’amis avec lesquels elle aimait à sillonner, la nuit, les rues de la ville assoupie. Trois ans auparavant, Ali avait été enthousiasmé par la nouvelle Vision du Moghreb qu’Isabelle avait écrite alors qu’elle n’avait encore jamais été en terre d’islam. Une amitié était née. De lettre en lettre, Ali était devenu le « frère chéri ».

A Tunis, Isabelle vivait seule dans « une très vaste et très ancienne maison turque, dans l’un des coins les plus retirés de Bab-Menara, presque au sommet de la colline[xxxv] ». Mais dès qu’Augustin fut retourné à Marseille, elle quitta la ville pour se rendre à Batna, par le train, où elle était « attendue depuis environ deux ans dans la famille d’un officier du Bureau arabe[xxxvi] » avec qui elle entretenait également une correspondance. A partir de là, elle avait longtemps erré devant elle comme dans un songe, sous la chaleur accablante, sans savoir vraiment où elle allait, sans concevoir de but, à dos de mulet ou bien montée sur un petit cheval solide, dissimulée qu’elle était sous la haute chéchia garnie d’un turban et le mince burnous dont la blancheur protégeait du mauvais œil. Grâce au conseil du maître qu’elle avait trouvé en la personne du cheikh Abou Naddara, elle disposait désormais d’une connaissance suffisante de la langue pour appréhender la culture arabe et être en mesure de progresser dans l’étude du Coran. Toujours en proie au rêve fou de se perdre elle-même, de se fondre, de se dissoudre dans une altérité à même de lui fournir une identité la sauvant de la malédiction, une identité « différente » qui fût vraiment la sienne. Maintenant, elle n’avait plus personne, ni famille ni contrainte. Tout devenait possible.

Définitivement brouillée pour une « affaire d’argent » avec son correspondant musulman, Ali Abdul Wahab, le seul homme qu’elle eût vraiment aimé d’amitié en une sorte de fraternité narcissique, elle restait sans ami. Quant à Augustin, manquant à la promesse qu’il lui avait faite de partager sa vie à Tunis, il préféra épouser la sœur de son camarade, Hélène Long, avec laquelle il prétendait avoir été « heureux au-delà de toute expression […], après deux années d’exil et de morne solitude[xxxvii] ». Elle était donc, par la force des choses, totalement libre de voyager à son gré, d’aller là où sa curiosité insatiable la portait, sans dépendre d’une autre volonté. Ce n’était pas facile. Mais à la longue, elle s’était exercée au silence, à la réserve de ses compagnons de hasard « pour qui toute interrogation sur [leur] vie privée, sur [leurs] allées et venues [était] une insulte[xxxviii] ». Vivant parmi les hommes du désert, elle s’assimila rapidement leurs usages, mangeant dans la même écuelle et dormant tantôt « sous l’écroulement vertigineux des étoiles, avec, pour tout toit, le ciel infini et pour tout lit, la terre tiède…[xxxix] » tantôt sous la voûte de la grande tente collective, sur une simple natte. Fort attentive, précise-t-elle, à mettre enfin « coûte que coûte en pratique [sa] théorie de la diminution des besoins […], à apprendre à se donner à l’heure présente, à ne pas vivre uniquement dans l’avenir, comme jusqu’à présent, ce qui est une cause naturelle de souffrance […], à sentir plus profondément à mieux voir, et surtout, encore et encore à penser[xl] ». Persuadée, au demeurant, que le seul semblant de bonheur qui pût advenir dans la vie était de se construire « indépendamment de tous, loin de tous, un nid solitaire » où elle pourrait revenir toujours et ensevelir les deuils successifs qui l’accablaient[xli] et l’attendaient encore.

Inutile de vouloir énumérer toutes les lettres où elle dit, interminablement, son besoin de retrait, lié à une « douleur sans nom[xlii] ». Il y avait beau temps qu’elle souffrait le martyr. Mais petit à petit un calme jamais éprouvé l’envahit. Le désert la rapprochait inéluctablement de la transcendance, de l’essence des choses, comblait la perte de la mère vénérée. Une et unique. Irremplaçable. Si bien que, après divers périples sur lesquels nous reviendrons, elle retrouva dans cette nouvelle terre une nouvelle mère ; une mère qui comblera le manque de la mère corporelle et dans laquelle elle puisera non seulement la force d’échapper à celle qu’elle se trouvait déterminée à être, mais qui devait lui donner généreusement accès à l’affiliation au cheikh[xliii] de la confrérie des Kadriyas, vécue à la fois comme un acte de naissance et un arrachement à soi.

Isabelle Eberhardt pensait trouver sa propre voie (et voix) en se détournant résolument du passé. Elle n’avait plus rien derrière elle sinon la désolation. Rien ne la retenait. Trophimovski, bien qu’il n’eût plus confessé aucune religion – grâce à la science, disait-il – l’avait toutefois laissée libre d’embrasser l’islam. (Aurait-il compris, pour l’avoir ressentie lui-même, la recherche d’Isabelle d’une morale concrète, son besoin de trouver une voie de salut dans la beauté et la fraternité ?) Les conversions avaient existé depuis toujours, partout dans le monde ; de sorte que beaucoup de ceux qui étaient aujourd’hui musulmans en Tunisie et en Algérie avaient pu à une certaine époque avoir des ancêtres juifs ou chrétiens. Si l’on en croit Boualem Sansal, « des tribus entières » d’Hébreux avaient suivi les Berbères dans leur propre exode d’Egypte, et au fil du temps, nombre d’entre eux étaient devenus des Berbères comme tout un chacun.[xliv] Par une curieuse ironie du sort, la plupart des Nomades (ou « Numides ») qu’Isabelle Eberhardt considérait comme des « Arabes » étaient en fait des Berbères islamisés qui se considéraient eux-mêmes comme des Arabes, parce qu’ils avaient oublié tout bêtement leurs origines au fil des siècles et adopté la religion de leurs vainqueurs. Quoiqu’il en fût, Isabelle n’avait jamais eu aucune peine à partager la vie de ces Bédouins, hospitaliers et généreux. Cela s’était fait tout naturellement, dans la liberté, l’humilité et la légèreté de l’amour.

 

Toutefois, Isabelle avait caressé plusieurs rêves au cours de sa brève existence. Essentiellement, celui de fuir « tout rapport avec les hommes, même avec [sa] mère[xlv] », parce qu’elle voulait se libérer de tout lien afin de générer à partir d’elle-même le chemin de sa propre destinée ; secondement, vu son illégitimité, celui d’être reconnue (et donc de se constituer comme individu) en se faisant « un nom et une position[xlvi] » par sa plume. En somme, des rêves d’autoengendrement qui mettaient un peu de baume sur les plaies de son âme. « Ce nid, précise-t-elle plus loin, je vais tâcher de me le créer là-bas au fond du Désert, loin des hommes[xlvii]. »

Or la composante narcissique de s’autosuffire, de ne pas avoir besoin des hommes et de s’en aller seule, toute seule, vers des contrées lointaines, en tournant le dos au passé, entravait le nécessaire travail de deuil et de séparation d’avec l’Autre (maternel) qui aurait dû se faire, considérant que « ce nid de hibou solitaire[xlviii] », qu’elle voulait se créer pour assurer son autonomie, signifiait pour l’inconscient : « je suis intègre », et que ce fantasme lui servait de mécanisme de défense contre le sentiment d’anéantissement qui la faisait si souvent sombrer dans « cette sorte d’apathie mauvaise », tuant en elle « toute énergie vitale, toute envie de vivre et toute pensée…[xlix] »

Tous les attributs de la mélancolie sont réunis dans ces mots. Et son œuvre témoigne en maints endroits de la tentation du suicide, envisagé à l’adolescence comme « le seul refuge qui s’offr[ait] à [elle] [l] » pour se soustraire aux tourments, à l’ennui si profondément ressenti dans la « solitude cloîtrée[li] » de la Villa Neuve, ou qui pis est, à cette vie qui n’était pas une vie mais une « agonie interminable[lii] » dont elle eût voulu précipiter la fin. La sensation dominante, quand on lit Lettres et Journaliers, est celle de l’existence d’une béance, d’un abîme insondable de néant, d’un « trou noir » dans la loi symbolique, se donnant, pour reprendre une formule d’Alain-Didier Weill, « comme l’irruption d’un non-sens et d’une déréliction dont il s’agit de s’arracher par la découverte et la conquête du sens[liii] ». Début novembre 1895, Isabelle, en proie à la désespérance, se lamente : « Il n’y a personne, personne. Pas de Christ non plus. Rien que la mort et les ténèbres du tombeau, et les ténèbres de mes souffrances infernales[liv]. »

Deux ans après avoir écrit ces lignes, alors même qu’elle vit à Bône (redevenu aujourd’hui Annaba) avec sa mère qui est au plus fort de la maladie et du découragement, Isabelle sera reprise par l’accablement et le dégoût de vivre : « Quelle désolation morne, mon frère, en présence de ma vie perdue irréparablement et finie, finie par une sinistre fin : l’apathie et la désespérance continuelle, cet ennui de vivre une vie vide de sens et de but ![lv] »

Tourments « atroces » suscités, explique-t-elle, par une vie sans objet, par un manque d’affection[lvi], qui toujours la renvoie, pour reprendre ses propres mots, à ce « vide affreux [lvii] » qu’a causé en elle la fugue de son « bienaimé frère » Augustin, son « double » de l’autre sexe en qui elle avait mis sa dernière espérance ; le benjamin gâté et choyé, « celui qu’Elle (la mère) a[vait] le plus aimé sur la terre[lviii] » (fermant les yeux sur la vie très agitée qu’il menait à Genève). Détresse sans remède que le décès de Nathalie de Moerder, en novembre 1897, à savoir six mois après leur arrivée « dans la ‘Maison de l’Islam’[lix] », ne fait qu’exacerber.

 

Le 1er décembre 1897, sur une carte de visite qui tient lieu de faire-part, Isabelle annonce la mort de sa mère à son correspondant tunisien, Sid Ali Abdul Wahab, ainsi que son intention de quitter la ville de Bône, qui désormais l’étouffe et la torture. Abandonnée à son destin d’esseulée, elle se retrouvait en grande détresse, sans aucun appui moral ni ressources. Il ne lui restait donc plus qu’à retourner vivre auprès de Trophimovski, son « bienfaiteur »[lx] (qu’elle appelle dans ses lettres tantôt « Vava » tantôt « le Vieux » avec un sentiment d’affection mêlé de crainte respectueuse), qui habitait seul la Villa Neuve avec pour seul compagnon le doux et rêveur Wladimir, lequel ne sortait pas plus loin que la serre pour soigner sa plantation de cactus, depuis qu’il avait été incarcéré et torturé « pour ses opinions libérales[lxi] » par le consul de Russie, le cruel comte polonais Prozov[lxii], sur délation de son frère, le malfaisant Nicolas.

« Ma mère étant morte[lxiii], je quitte ce pays, ajoute-t-elle en post-scriptum. Elle est enterrée près de la porte (en entrant) du cimetière musulman, selon les rites islamiques. Elle a prononcé la profession de foi[lxiv] (shahâda en arabe[lxv]). Mais ni mon tuteur, écrasé par la douleur, ni moi, malade, nous ne pûmes aller au cimetière où eurent lieu les ablutions[lxvi]. »

Ainsi apprend-on que Nathalie de Moerder, convertie à la religion musulmane sous le nom de Fatma Manoubia, « dort » depuis lors à Bône par un hasard dont « ils ont tous deux   (Nathalie et Trophimovski) emporté le secret dans la tombe, parmi des sépultures musulmanes, dans la terre d’islam…[lxvii] » Quand bien même la conversion de Nathalie demeure un mystère au-delà de sa mort, il n’est pas impossible que cette conversion à l’islam, impliquant un changement de nom, ait pu représenter à ses yeux le plus sûr refuge pour elle et pour sa fille, en raison de la croyance des musulmans à la création divine qui a, comme le précisent Ahmad Al-Juhayni et Muhammad Mustafa, « ancré dans leurs esprits l’idée selon laquelle nous provenons tous d’Adam, notre père unique » et qu’il n’y aurait, par conséquent, « aucune raison valable à s’enorgueillir de ses origines ou de ses ancêtres, tant qu’en définitive nous avons tous la même origine[lxviii] ».

Isabelle, fort éprouvée par la disparition prématurée de sa mère dont elle ne s’était jamais séparée, se trouvait taraudée plus que jamais par un manque de « légitimité d’être » à cause du doute qui s’était instillé en elle au sujet de sa filiation paternelle, au point de délivrer des renseignements fantaisistes sur un père naturel, présumé tantôt médecin, coupable du viol de Nathalie, tantôt Tartare, nom que les Russes étendaient aux peuples musulmans, turcs et mongols. Dépossédée de tout – de la reconnaissance du père comme de la protection maternelle, sans famille, sans patrie, sans existence légale, puisque sans papiers d’identité (c’est seulement au début de l’année 1899 qu’elle obtiendra un passeport russe) – Isabelle se sentait tout à fait dépossédée d’elle-même et prenait soudainement conscience de sa profonde ignorance du réel. « De moi-même et du monde extérieur, je ne sais rien, rien…, reconnaît-elle. Voilà peut-être la seule Vérité[lxix]. »

Cette conscience de l’ignorance (« La seule chose que je sais est que je ne sais rien », disait Socrate) fut l’essentiel de ce que lui avait enseigné ce premier voyage en Algérie. Aussi se trouvait-elle devant l’alternative suivante : la reconstitution de la complétude, de l’unité indivise hors du monde existant, de l’histoire et du temps, que symbolisait pour elle le retour vers le Sud, « l’acheminement lent vers la non-existence souhaitée… la résignation, le rêve très vague, l’insouciance profonde des choses de la vie et de la mort[lxx] ». Ou bien le « défusionnement », l’acceptation courageuse de la marque distinctive de l’Autre (maternel), à savoir de la nécessaire présence de l’absence de la mère, du vide, du manque, en vue de s’autonomiser, mais qui, dans son cas, était pire que la mort puisqu’elle ressentait dans les profondeurs de son esprit la mort de sa mère comme la mort du Soi. Désintégration insupportable qui se fût exprimée dans une dépression profonde et douloureuse si elle ne s’était justement constituée une défense particulière contre l’angoisse de mort, d’anéantissement. On arriverait ainsi à la signification plus fondamentale de sa profonde mélancolie : « Je est un autre », par manque de différenciation de soi d’avec l’Autre (la mère, la famille).

« L’ombre de l’objet est tombée sur le mélancolique », eût diagnostiqué Freud, révélant l’incidence des absents, des trépassés, sur l’endeuillée. Ainsi Isabelle ne trouva-t-elle de remède, de recours à sa profonde léthargie, à sa désespérance, que dans le monde de l’imaginaire littéraire et des songes qui l’invitaient à jouir de la béance, de l’abîme de néant dans lequel elle avait sombré. « Oh, cet ultra, cet ULTRA d’abîme me fait rêver! Ultra! », s’exclamait-elle déjà en 1895. « Oh la hantise de la route… Je suis seule, et elle me hante encore plus! […] Plus loin, plus loin, toujours plus loin![lxxi] »

Derechef, elle n’attendait plus qu’une chose : quitter définitivement la Villa Neuve, plus que jamais habitée du vide de la solitude et des silences ; s’en aller vers les lointains inconnus ; regagner coûte que coûte la longue route poudreuse du Sud ; disparaître à jamais, quelque part dans l’immensité du Sahel tunisien, camouflée « dans les plis lourds du ‘sefser’ qui, en Tunisie, remplace pour le peuple le burnous des Algériens[lxxii] ». Car, outre l’espoir de couper le cordon invisible qui la liait à l’esprit de sa mère et la tirait vers le fond de l’abîme, on sent bien qu’Isabelle cherchait également à se dessaisir de l’emprise insidieuse de son tuteur, qualifié de « Proprius » à ses heures de révolte, ou pour le moins, à se défaire des liens de reconnaissance impliqués par sa situation d’obligée envers celui qui jusqu’à présent lui avait tout donné et, maintenant qu’il était âgé et malade d’un cancer de la gorge, réclamait forcément son dû. « Oh, être seul, être libre, inconnu, sans attaches ni entraves sur la terre accueillante et douce des errants ! S’endormir en des abris de hasard, où on ne possède rien, où on ne tient à rien, et le lendemain, s’en aller plus loin, vers d’autres décors, parmi d’autres êtres… et ainsi pour toujours ![lxxiii] » Autant dire que, depuis des mois, elle ne vivait plus que dans cette attente, comme suspendue dans le vide de l’angoisse, jusqu’à la partance définitive.

Or, s’il y a attente, nous explique Jean Starobinski, « la mélancolie n’a donc pas tout à fait partie gagnée. Qu’un futur reste ouvert, même si rien ne doit s’y produire, devant la conscience – le vide alors change de signification[lxxiv]. » D’autant plus que l’abîme de vide, qui est une sorte d’état de mort dans la vie, revêt pour elle la signification d’un nouveau commencement, d’une ouverture totale, fracturant la pétrification de son être qui avait « sombré dans la brume mélancolique, dans la brume mortelle du présent[lxxv] » et donnant, pour le coup, forme au désir de l’Autre. En effet, le hasard voulut qu’elle rencontrât à Genève un jeune militant du mouvement des « Jeunes-Turcs », promis à une brillante carrière diplomatique et qui était prêt à l’épouser. Evidemment, elle avait longuement balancé et fini par opter pour la rupture quand celui-ci se retrouva à La Haye et non pas à Tunis comme elle l’eût souhaité, au grand soulagement de son maître spirituel, le cheikh[lxxvi] Abou Naddara[lxxvii], qui la suivait assidûment depuis février 1896. « Je te conseille, ma fille, d’effacer de ta mémoire le souvenir de ton fiancé, Rechid Bey, écrit-il, et remercie ton seigneur de ne pas être devenue son épouse. Le dieu des deux mondes[lxxviii] jettera sur toi son regard de miséricorde et te destinera un jeune homme mieux que lui…[lxxix] »

En d’autres termes : l’erreur à ne pas commettre était de chercher à forcer le destin. Seule comptait la patience qui consistait à endurer l’épreuve de la solitude. Elle devait s’en remettre à la volonté du ciel, à la Providence divine, demeurer dans l’attente de sa transmutation en lumière[lxxx] par l’amour, qui de toute manière était, selon l’islam, aussi déterminé d’avance que le jour de la mort. Bref, les vrais amants étaient prédestinés et leur rencontre, si elle devait être, se décidait de toute manière avant qu’ils fussent nés.

Depuis que s’en était allée Celle qui avait été à chaque instant un exemple de bonté et de douceur[lxxxi], « le seul soutien moral, la seule amie sincère et vraie[lxxxii] », la vie était « vide de sens et de but[lxxxiii] » ? Eh bien, c’était à elle-même de répondre à la question du manque et du sens de l’existence, et de donner un but à sa vie ! Malgré l’incrédulité (religieuse et morale) des modernes, il en était encore, parmi eux, qui croyaient à quelque chose et servaient « un idéal, Dieu, la Science ou l’Humanité…[lxxxiv] » Mais pour cela, Isabelle devait accomplir un effort immense sur la vie et sa propre personne ; il lui fallait apprendre à jouer le rôle de mère aimante pour elle-même,  s’aimer enfin et construire, tant bien que mal, l’Autre qu’elle portait au tréfonds de son être, afin qu’elle pût le rencontrer un jour à part entière, hors d’elle-même, comme différent, sans tomber dans le piège de l’identification à soi.

Cependant, à ce point des bonnes résolutions, elle a alors vingt et un ans, une nouvelle épreuve la frappe brutalement : le 13 avril 1898, son demi-frère Wladimir se suicide en s’asphyxiant au gaz. Aussitôt qu’il apprend la tragique nouvelle, le cheikh Abou Naddara s’empresse de lui écrire, la mettant en garde contre le pathos de la tristesse et de la mélancolie: « Votre frère, de mémoire chérie, dont l’histoire si éloquemment racontée par vous, m’arracha des larmes, souffrait tant dans cette triste vallée de pleurs, que la mort est hélas un soulagement pour lui. David le psalmiste a dit : Ne pleurez pas sur le mort qui n’est plus, pleurez plutôt sur les vivants qui sont sur la surface de la terre[lxxxv]. Oui, mon enfant, […] vous n’êtes pas orpheline puisque vous avez un père affectueux en la noble personne de votre tuteur que vous nous faites aimer et bénir par les éloges que vous me faites de ses hautes vertus et de ses qualités supérieures. Il vous reste deux frères dont mon fils Ali [Abdul Wahab] est l’aîné. Et moi ? Incapable hélas ! malgré le trésor d’amour paternel que je vous consacre, je ne puis vous rendre aucun service. […] Et puis il ne faut jamais désespérer de la bonté divine. Notre poète a dit : Repousse par la patience les coups de la fortune / et espère en la miséricorde du Dieu unique / Ne t’abandonne pas au désespoir, quand bien même la fortune perfide te presserait de toutes parts et qu’elle t’accablerait de ses traits inattendus / Songe que le Dieu très Haut a, pour te délivrer de tes peines, des ressources cachées à nos regards et à nos intelligences…[lxxxvi] »

Il n’empêche que, dans un tel contexte, il lui était difficile de ne pas désespérer, de dire « oui » à la vie ; il n’y avait rien là que le deuil, le chagrin, le remords. Il n’y avait plus de place pour les mots. Malgré tout, elle avait réussi à puiser une certaine force, une confiance, dans la correspondance qu’elle entretenait avec le vieux Abou Naddara, à ne pas se laisser aller au désespoir. L’aide qu’elle recevait de lui étant comparable à celle que sa mère lui avait toujours apportée avec tant d’amour, de bonté et de patience. Dans les pires malheurs, lui faisait-il comprendre, elle devait supprimer en elle tout ce qui pouvait nuire à la vie. Parce que la quatrième sourate du Coran condamnait le suicide de manière très claire. Chacun devait faire deux choses pour soi-même. La première était de se trouver un guide spirituel, car c’est seulement lorsqu’on avait incorporé la parole du maître qu’on commençait à penser par soi-même et à être autonome ; la seconde était de se choisir un ami et de s’ouvrir à lui, sans que les « pulsions du moi » aient à en pâtir, puisque l’amitié, comme Aristote en avait déjà pris acte, articulait l’« amour du moi » et le rapport à l’autre[lxxxvii].

Forte de ces conseils, Isabelle était entrée en correspondance avec Ali Abdul Wahab, instaurant un dialogue fondé sur la valeur suprême qui la ferait avancer : la vérité. Dialogue auquel, du temps du Prophète, les compagnons s’étaient aussi bien attelés[lxxxviii]. Elle y avait mis tout son cœur, déchirant voile après voile, sans jamais rien retrancher, accueillant favorablement les différends et cherchant à comprendre, à travers ce lien au-delà du Même, qui elle était et ce qu’elle visait.

 

Très vite, cependant, cet esprit de sagesse allait être mis à mal par le retour fracassant d’Augustin à la Villa Neuve. Trois années avaient passé depuis sa dernière fugue et, de toute évidence, son esprit avait « de cette transplantation subi une perturbation […] Il s’accommodait difficilement de la vie cloîtrée qui suffisait à la lassitude de vivre du vieillard[lxxxix]. » Il n’ouvrait plus un livre, passant des nuits entières à courir les tavernes, les maisons de jeu, couchant au hasard dans les bouges à prostitution où il s’endormait, étourdi par l’alcool, avec cette insouciance, cet égoïsme qu’il appelait anarchisme. Néanmoins,  malgré l’affrontement entre Augustin et Trophimovski, on sent l’indulgence affectueuse d’Isabelle pour ce frère dévoyé.

Rappelons que dans ses Ecrits intimes elle raconte comment les deux aînés, en complicité avec leur sœur Natalia, avaient commencé à faire boire à l’excès Augustin « quand il avait dix ans, lui, avec sa santé très délicate, surtout au point de vue des nerfs […] Bref, (comment) pendant dix années (entre 1887 et 1897) [s]on frère préféré a[vait] quitté – sous l’emprise de la boisson et en emportant avec lui des sommes d’argent très importantes – la maison six fois, et toujours clandestinement, [les] laissant des semaines et des mois sans nouvelles de lui, dans une désolation qu’aucunes paroles ne sauraient dépeindre[xc]. » Sa dromomanie était telle que, lorsqu’il s’était engagé au premier régiment étranger à Sidi Bel Abbès, berceau de la Légion, il avait totalement ignoré que sa mère était « dans des transes terribles à cause de [son] silence si long [xci] ». Pourtant, « comme il était malade, [s]es parents [avaient réussi] à le faire réformer et le 23 février 1996 il [était rentré] à la maison, avec une santé délabrée et presque méconnaissable […] il était devenu maussade et querelleur. Aucun jour ne se passait sans des scènes terribles. Il ne faisait rien et s’était mis à boire continuellement de l’absinthe pure qu’il se procurait en allant à la ville sous tous les prétextes possibles. Et l’absinthe le rend[ait] fou furieux ou le plonge[ait] dans le plus profond désespoir[xcii]. »

C’est dans un état d’âme semblable qu’il se trouvait à présent. On imagine aisément combien tout s’était gâté à la Villa Neuve depuis qu’il était de retour. Le climat familial était irrespirable. Incessamment en butte « aux persécutions sournoises » fomentées par Nicolas de Moerder, reparti en Russie après avoir déserté les rangs de la Légion, « d’une ‘sœur’ qui y nich[ait] aussi » (Olga[xciii]), sans parler de l’autre sœur, Natalia, domiciliée à Genève (tous trois déshérités par leur mère au motif que « ces gens-là », pour reprendre les propres mots d’Isabelle, avaient persécuté leur frère Wladimir), il était impossible que la vie s’écoulât en une quiétude heureuse. « Depuis Sa mort, ils ne [faisaient] que [les] poursuivre afin de [les] priver de ce qui [leur] rev[enait] après Elle[xciv]. » En somme, il régnait une atmosphère délirante. Sans compter que, en sus de la haine fraternelle, provoquée par les tourments inavouables de la jalousie, les divergences d’idées, la santé de Trophimovski, minée par le deuil et « la continuelle et terrible inconduite d’Augustin[xcv] », ne faisait que décliner de jour en jour. Ainsi, une dernière préoccupation était-elle en lui : « un peu de tranquillité pour ces quelques jours peut-être qui lui rest[ai]ent à vivre[xcvi] ».

Comme Augustin était faible, prodigue et incapable de réfréner ses appétits, tel Orschanow, le personnage principal de Trimardeur, ce roman qu’Isabelle s’était « mis à écrire […] début 1896 » et qui contenait « à peu près tout ce qu’[elle] a[vait] pu démêler dans sa propre vie et aussi dans le caractère national russe[xcvii] », il avait très vite recommencé à jouer aux cartes et à faire des dettes. Après quoi, comme à son habitude, il avait fugué avec le contenu de la caisse familiale, abandonnant sa jeune sœur au chevet du « Vieux » de plus en plus las de la vie, affaibli par l’âge, la maladie, ainsi qu’aux durs travaux domestiques : scier du bois, laver les planchers, pomper de l’eau !

Il y a beaucoup d’Isabelle Eberhardt dans ces actes : la ténacité, le sentiment du devoir filial et une extraordinaire générosité (de son temps et de son attention) qui s’enracinait dans une tradition tant russe que juive. Aux dires de Robert Randau, le romancier, futur fondateur du courant littéraire « l’algérianisme » dont elle fera la connaissance en 1902, et qui l’avait connue « sans pain, sans ressources, ruinée par des gens vils et lâches, et toujours gaie de sa jeunesse et de sa bonté », Isabelle Eberhardt était, assurait-il, malgré ses allures viriles, « la femme par excellence. Elle a[vait] pitié, elle aim[ait] et elle partage[ait][xcviii]. » Toujours préoccupée des moyens de venir en aide, de faire du bien, prenant à cœur ce qui touchait ses amis, leur concoctant de ses propres mains des couscous délicieux, tandis que, « étendus pieds nus à même le sable », ceux-ci la regardaient travailler « en flemmardant, mais non muets », lui contant en détail « des anecdotes de la vie du bled[xcix] ».

Son élan vers les autres, cette fervente application à porter inlassablement secours, sans le moindre dégoût, aux indigents couverts de crasse et de haillons qui venaient lui demander conseil quand ils tombaient malades, ayant eu vent de ses notions de médecine, cette pitié, que l’on pourrait presque qualifier d’« esprit de charité », comportait bien des points communs avec l’esprit de communauté et la vision égalitaire du vieil islam. La vie austère et frugale, la loyauté envers chacun et envers soi-même, l’humilité et l’intégrité qui étaient de règle dans les douar de nomades évoquaient, pour elle, les villages russes avec leur tradition de communisme primitif, comme le fait qu’il existait aussi en Russie des « fous-de-Dieu », errant dans la steppe, sans aucune attache sur terre et donc prêts à tout sacrifier, même la vie, pour se rapprocher de Lui. Ainsi, Orschanow, le héros des vestiges de son roman « retrouvait certaines coutumes touchantes de la terre slave chez les Arabes : le culte de l’hospitalité, la générosité et la charité envers les pauvres […] Et puis, ils étaient comme les Slaves du peuple, sociables et égalitaires, sans dédain pour les pauvres. Les riches, les lettrés s’asseyaient côte à côte avec les plus loqueteux, dans la grande fraternité islamique. Un mendiant entrait-il dans un café, on lui faisait une place, on échangeait avec lui le salut de la paix, le même pour tous les musulmans[c]. »

Du moins Isabelle se l’imaginait-elle… car, en ce temps-là, elle croyait encore profondément à l’utopie égalitaire de l’islam.

 

Après de longs mois de souffrances, Trophimovski s’en était allé. Que se passa-t-il alors dans la tête d’Isabelle qui, faut-il le souligner, pouvait enfin, avec l’argent qui lui échut en héritage, accomplir « son rêve de fière solitude[ci] » et reprendre « la route amie […], ivre de soleil, qui l’avait pris[e] et qu’[elle] avait adorée[cii] » ? De toute manière, elle sentait obscurément que cela ne pouvait durer ainsi, que son avenir était ailleurs. A la Villa Neuve, elle n’était qu’une âme malade d’angoisse, souffrant « de gastralgies et de névralgies faciales atroces[ciii] ». « Sans cesse en proie à un désir vague, indéterminé et d’autant plus angoissant qu’elle était incapable d’en définir la cause et l’objet[civ]. » Pour répondre à cette question, encore eût-il fallu qu’elle eût conscience, si pénible que ce fût, de ses remords, de ses sentiments de culpabilité. Une culpabilité liée à son désir ardent de s’affranchir de son tuteur et de se libérer du poids de la dette accumulée envers lui. La reconnaissance d’avoir pu s’être dit que seule la présence de Trophimovski l’empêchait de vivre sa propre vie eût été effrayante et odieuse, car elle le chérissait avec dévouement. Qu’importe! En fin de compte, ce désir indéfinissable et impensable, inhérent au fait de grandir (puisque « jadis, [elle] envisageai[t] – depuis très tôt – avec terreur l’échéance de la mort des chers vieux aimés – Maman et Vava…. Et cela [lui] semblait impossible qu’ils meurent![cv] »), l’avait conduite peu à peu à interroger le sens de ses actes et la nature de ses transports. « Il y a en moi des choses que je ne comprends pas encore ou que je ne fais que commencer à comprendre, note-t-elle dans ses Journaliers au début de l’année 1898. Et ces mystères-là sont fort nombreux. Cependant je m’étudie de toutes mes forces, je dépense mon énergie pour mettre en pratique l’aphorisme stoïcien : ‘Connais-toi toi-même.’ C’est une tâche difficile, attrayante et douloureuse[cvi]. » Et d’ajouter plus loin, posant déjà en termes voilés la question du Père, ce Père idéal, imaginaire, inaccessible, détenteur des Lois suprêmes que Lacan nomme le « nom du père »[cvii] : « Après cela, vous comprendrez pourquoi j’attribue ma venue dans le pays d’Islam à la volonté auguste de Dieu qui a sans doute voulu me sauver un jour des ténèbres de l’ignorance, et me faire pénétrer sur le sentier fleuri de la résignation ou de la paix[cviii]. »

A l’évidence, sa jeunesse avait été pleine de tourments, de trous noirs (« non-dits » ou « non-exprimés »), reliés aux membres de la famille. Alors que, maintenant, elle sentait et croyait qu’en observant les prescriptions morales de l’islam (« la résignation […], la tolérance la plus large, la charité […], la pitié et la douceur envers les faibles, la probité, la véracité, tout cela sans aucun esprit d’ascétisme[cix] »), elle atteindrait enfin à l’apaisement et à la délivrance. Ce à quoi elle aspirait de toute son âme égarée et agitée, c’était de retourner dans le Sud, pour toujours, de relever le défi du fatum, des forces toutes-puissantes qui l’écrasaient après avoir fait d’elle une orpheline esseulée, abandonnée sur terre à l’irrémédiable inconnu : tenter « fortune là-bas sur la terre d’Afrique[cx] – à [ses] risques et périls, cette fois[cxi] ».

Le 8 novembre 1898, elle écrit à Ali : « Si nous étions réunis maintenant, mon chéri, vous ne reconnaîtriez jamais la Meriem plus ou moins détraquée que vous avez laissée à Annaba en octobre dernier. Celui qui vit maintenant, c’est Podolinsky[cxii], c’est-à-dire l’incarnation de ce qu’il y a de meilleur en moi. Je vis d’espérance plus que personne au monde – et en ce moment plus que jamais. La littérature est mon étoile polaire dans les ténèbres de la vie. J’espère en un avenir meilleur, à présent que nous sommes deux[cxiii]. »

Il est avéré que « son attirance de l’ailleurs ensoleillé[cxiv] », ainsi que son désir de l’Orient islamique[cxv], provenaient essentiellement de la littérature. Qu’elle avait construit son imaginaire sur le modèle des romans d’André Gide, de Pierre Loti surtout, qui la « hant[ai]ent[cxvi] », comme en atteste sa correspondance. Et pourtant, c’est sur les traces du peintre et écrivain orientaliste Eugène Fromentin, peut-être parce qu’il appartenait à la « grande école de la mélancolie[cxvii] », qu’elle arpentera l’Algérie, allant partout où il était allé[cxviii] à trois reprises entre 1846 et 1853, celui qui écrivait avec quelques grains d’amertume : « Je ne suis pas un voyageur… tout au plus suis-je un homme errant[cxix]. »

[i] I. Eberhardt, id., p. 114.

[ii] Eglal Errera, Présentation et commentaires des Lettres et journaliers, Arles, Terres d’aventure-Actes Sud, 1987, p. 25.

[iii] Egalité des sexes qui, en Russie, sera reconnue par la loi en 1876.

[iv] I. Eberhardt, Œuvres complètes II. Ecrits sur le sable (nouvelles et romans), Paris, Grasset & Fasquelle, 1990, p. 129.

[v] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 52.

[vi] Id., p. 67.

[vii] Id., p. 164.

[viii] En 1882, Rothschild et la « banque juive » avaient été accusés d’être à l’origine de l’écroulement des marchés boursiers.

[ix] I. Eberhardt, Au pays des sables, précédé de Infortunes et ivresses d’une errante par René-Louis Doyon, Paris, Sorlot, 1944, p. 15.

[x] Id., p. 16.

[xi] I. Eberhardt, Ecrits intimes, Paris, Payot, 1991, p. 47.

[xii] I. Eberhardt, Rakhil, roman inédit, Paris, La Boîte à Documents, 1996, p. 32.

[xiii] Jean-Michel Belorgay, Transfuges. Voyages, ruptures et métamorphose des Occidentaux en quête d’autres mondes, Paris, Autrement, 2000, p. 342.

[xiv] I. Eberhardt, Trimardeur dans Œuvres complètes II, op. cit., p. 442.

[xv] Nom yiddish. Mais aussi traduction en hébreu et en arabe de Marie, son troisième prénom, et une des figures favorites des musulmans et plus particulièrement des mystiques.

[xvi] I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit., p. 430.

[xvii] I. Eberhardt, Doctorat dans Au pays des sables, Paris, Sorlot, 1944, p. 82.

[xviii] Mouvement progressiste d’opposition au pouvoir ottoman.

[xix] Esther Benbassa/Jean-Christophe Attias (sous la direction de), Juifs et musulmans. Une histoire partagée, un dialogue à construire, Paris, La Découverte, 2006, p. 41.

[xx] I. Eberhardt, Lettres et journaliers, op. cit., p. 27.

[xxi] R. L. Doyon, op. cit., p. 18.

[xxii] Fethi Benslama, La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Paris, Aubier, 2002, p. 63.

[xxiii] I. Eberhardt, Lettres et journaliers, op. cit., p. 58.

[xxiv] Id., p. 147.

[xxv] Id., p. 205.

[xxvi] Id., p. 147.

[xxvii] Id., p. 214.

[xxviii] Id., p. 243.

[xxix] Id., p. 308.

[xxx] Trimardeur, op. cit., p. 422.

[xxxi] Œuvres complètes II, op. cit., p. 129.

[xxxii] Trimardeur, id., p. 476.

[xxxiii] Id., p. 475.

[xxxiv] Œuvres complètes I, op. cit., p. 29.

[xxxv] Id.

[xxxvi] Ecrits intimes, op. cit., p. 230.

[xxxvii] Id., p. 199.

[xxxviii] Œuvres complètes I, op. cit., p. 31.

[xxxix] I. Eberhardt, Journaliers. Les éditions du centenaire 1904-2004. Composées par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu. Paris, Joëlle Losfeld, 2002, p. 11.

[xl] Lettres et journaliers, op. cit., p. 151.

[xli] Son demi-frère Wladimir se suicide en avril 1898.

[xlii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 34.

[xliii] Maître spirituel soufi ; à ne pas confondre avec le chef de tribu ou de village dit également cheikh.

[xliv] Boualem Sansal, Petit éloge de la mémoire, Paris, Folio, 2007, p. 81.

[xlv] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 98.

[xlvi] Id., p. 73.

[xlvii] Id., p. 150.

[xlviii] Deuxième Journalier dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 329.

[xlix] Ecrits intimes, op. cit., p. 66.

[l] Id., p. 98.

[li] Id., p. 51.

[lii] Id., p. 191.

[liii] Alain Didier Weill, Pourquoi me persécutes-tu? La Bible et l’Autre, Paris, In Press, 2002, p. 303.

[liv] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 21.

[lv] Id., p. 97.

[lvi] Id., p. 98.

[lvii] Id., p. 139.

[lviii] Id., p. 120.

[lix] Id., p. 59.

[lx] Id., p. 115.

[lxi] Trimardeur, op. cit., p. 396.

[lxii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 60.

[lxiii] Nathalie de Moerder est morte d’une pleurésie.

[lxiv] Ecrits intimes, op. cit., p. 106.

[lxv] Shahâda : formule qui, au cours de la cérémonie de conversion à la religion musulmane, consacre le premier des cinq fondements de l’islam et scande toute la vie du musulman comme un constant appel : « Lâ ilâha-lhâh, Mohammadun rasûlu’l-Lhâh ». (Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu et Mahomet est son prophète.)

[lxvi] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 107.

[lxvii] Quatrième Journalier dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 461.

[lxviii] Ahmad Al-Juhayni/Muhammad Mustafa, L’Islam & l’Autre. Les non-musulmans au regard de l’islam, Beyrouth-Liban, Gebo/Albouraq, 2008, p. 30.

[lxix] I. Eberhardt, Lettres et journaliers, op. cit., p. 216.

[lxx] I. Eberhardt, Notes de route, Paris, Actes Sud, 1998, p. 79.

[lxxi] Ecrits intimes, op. cit., p. 25.

[lxxii] Notes de route, op. cit., p. 194.

[lxxiii] Trimardeur, op. cit., p. 450.

[lxxiv] Jean Starobinski, Vide et Création. Le Magazine Littéraire, Septembre 1990, p. 41.

[lxxv] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 35.

[lxxvi] Cheikh : vieillard, ancien, « le Vieux » (comme il existe dans les nations slaves le nom de starosta, du mot stary qui veut dire « vieux »), d’où « chef », « maître », « professeur ». Le mot désigne aussi l’homme qui connaît la loi, amîr, de la racine verbale amara, « ordonner », « commander », d’où l’émir, « chef » ou « prince qui commande ».

[lxxvii] Abou-Naddara était un intellectuel nationaliste égyptien, journaliste et partisan d’un panislamisme socio-économico-politique dans tout Dar El Islam. Expulsé de l’Egypte par les Anglais en 1878, il s’était installé à Paris et avait contribué à mettre l’orientalisme à la mode, à l’instar de nombreux réfugiés égyptiens ou turcs.

[lxxviii] Dieu a réuni dans l’homme les deux mondes, le monde angélique et celui des ténèbres.

[lxxix] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 189.

[lxxx] L’attribut de la lumière est imputé au Coran, à l’Evangile, à la Torah, au prophète Muhammad et aux prophètes antérieurs (…) La faculté de percevoir par l’esprit (Basîra) est lumière et l’aveuglement du cœur, obscurité. (A. Al-Juhayni/M. Mustafa)

[lxxxi] Traduit en russe une idée générale d’acceptation, opposée à celle de la révolte.

[lxxxii] Ecrits intimes, op. cit., p. 118.

[lxxxiii] I. Eberhardt, Ecrits intimes, op. cit., p. 97.

[lxxxiv] Œuvres complètes II, op. cit., p. 532.

[lxxxv] Ecrit en hébreu dans une belle calligraphie.

[lxxxvi] Lettres et journaliers, op. cit., p. 61.

[lxxxvii] Voir Paul-Laurent Assoun, Frères et sœurs, Leçons de psychanalyse, Paris, 2e édition, Economica, 2003, p. 103-105.

[lxxxviii] Ahmad Al-Juhayni/Muhammad Mustafa, L’islam & l’Autre, op. cit., p. 241.

[lxxxix] Voir I. Eberhardt, L’anarchiste dans Œuvres complètes II, op. cit., p. 126.

[xc] Ecrits intimes, op. cit., p. 68.

[xci] Ecrits intimes, op. cit., p. 31.

[xcii] Id., p. 68.

[xciii] Olga est la fille aînée que Nathalie avait laissée à Saint-Pétersbourg.

[xciv] Id., p. 208.

[xcv] Id., p. 173.

[xcvi] Id., p. 201.

[xcvii] Id., p. 63.

[xcviii] Robert Randau, Isabelle Eberhardt. Notes et souvenirs, Paris, La Boîte à Documents, 1977, p. 261.

[xcix] Id., p. 101.

[c] I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit., p. 503.

[ci] Le Vagabond dans Œuvres complètes II, id., p. 375.

[cii] Id., p. 376.

[ciii] Ecrits intimes, op. cit., p. 193.

[civ] Rakhil, op. cit., p. 79.

[cv] Œuvres complètes I, op. cit., p. 461.

[cvi] Lettres et journaliers, op. cit., p. 58.

[cvii] Définition de Lacan du « nom du père » : C’est la loi paternelle qui est représentée par le père, mais qui lui est encore supérieure. C’est la loi symbolique supérieure à tous.

[cviii] Lettres et journaliers, op. cit., p. 59.

[cix] Ecrits intimes, op. cit., p. 150.

[cx] Terme couramment utilisé au XIXème siècle pour désigner l’Algérie.

[cxi] Ecrits intimes, id., p. 136.

[cxii] Nicolas Podolinsky : identité patronymique d’emprunt.

[cxiii] Ecrits intimes, op. cit., p. 196.

[cxiv] Lettres et journaliers, op. cit., p. 260.

[cxv] Au cours des trois derniers siècles, l’Orient était l’Islam au sens large.

[cxvi] Lettres et journaliers, id., p. 246.

[cxvii] Jean Clair (sous la direction de), Mélancolie et génie en occident, Paris, Réunion des musées nationaux, Gallimard, 2005, p. 328.

[cxviii] D’abord Biskra, en passant par Batna où elle s’était rendue en train, revêtue d’un complet-veston, puis à cheval jusqu’à El Oued.

[cxix] Eugène Fromentin, Une année dans le Sahel, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 154.

 

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